jeudi 27 novembre 2014

La ville impie

Uri Avnery              

C’est une his­toire longue et chao­tique, Jéru­salem a été occupée par des dizaines de conquérants. 
Les Baby­lo­niens et les Perses, les Grecs et les Romains, les Mame­louks et les Turcs, les Bri­tan­niques et les Jor­da­niens – pour n’en citer que quelques uns.

Le dernier occupant est Israël, qui a conquis et annexé Jérusalem en 1967.
(J’aurais pu écrire “Jéru­salem Est” – mais toute la Jéru­salem his­to­rique est dans la Jéru­salem Est d’aujourd’hui. Toutes les autres parties de la ville ont été construites au cours des 200 der­nières années par des colons sio­nistes, ou sont consti­tuées de vil­lages arabes envi­ron­nants qui ont été arbi­trai­rement annexés à la vaste zone que l’on appelle désormais Jéru­salem depuis son occupation.)
Cette semaine, Jéru­salem s’est embrasée – une fois de plus. Deux jeunes de Jabel Mukaber, l’un des vil­lages annexés à Jéru­salem, sont entrés dans une syna­gogue de la partie ouest de la ville pendant les prières du matin et ont tué quatre juifs pieux, avant qu’ils ne soient à leur tour tués par la police.
Jéru­salem est appelée “la Ville de la Paix”. C’est une erreur de langage. Il est vrai que dans l’antiquité on l’appelait Salem, qui évoque la paix, mais Salem était en réalité le nom de la divinité locale.
C’est aussi une erreur his­to­rique. Aucune ville au monde n’a connu autant de guerres, de mas­sacres ni autant d’effusions de sang que cette ville.
Tout cela au nom d’un dieu ou d’un autre.
Jérusalem a été annexée (ou “libérée”, ou “unifiée”) immé­dia­tement après la Guerre des Six Jours de 1967.
Cette guerre fut le plus grand triomphe mili­taire d’Israël. Ce fut aussi le plus grand désastre d’Israël. Les béné­dic­tions divines de cette vic­toire incroyable se sont trans­formées en puni­tions divines. Jéru­salem a été l’une de ces punitions.
L’annexion nous fut pré­sentée (j’étais membre de la Knesset à l’époque) comme la réuni­fi­cation de la ville, qui avait été cruel­lement divisée lors de la guerre israélo-​​palestinienne de 1948. Chacun citait la phrase de la Bible : “Jéru­salem est bâtie comme une ville bien ras­semblée”. Cette tra­duction du psaume 122 est plutôt étrange. Le texte hébreu ori­ginel dit sim­plement “une ville unie”.
En fait, ce qui s’est produit en 1967 était tout sauf une unification
Si l’intention avait réel­lement été l’unification, cela se serait pré­senté de façon très différente.
La citoyenneté israé­lienne pleine et entière aurait été auto­ma­ti­quement conférée à tous les habi­tants. Toutes les pro­priétés arabes perdues à Jéru­salem Ouest, qui avaient été expro­priées en 1948, auraient été res­ti­tuées à leurs pro­prié­taires légi­times qui avaient fui à Jéru­salem Est.
La muni­ci­palité de Jéru­salem aurait été étendue pour inclure les Arabes de l’Est, même en l’absence de demande for­melle de leur part. Et ainsi de suite.
C’est le contraire qui s’est produit. Aucune pro­priété n’a été rendue, ni aucune indem­ni­sation versée. La muni­ci­palité est restée exclu­si­vement juive.
Les habi­tants arabes ne béné­fi­cièrent pas de la citoyenneté israé­lienne, mais d’un simple statut de “résident per­manent”. C’est un statut qui peut être révoqué à tout moment – et qui fut vraiment révoqué dans de nom­breux cas, obli­geant les vic­times à quitter la ville. Pour sauver les appa­rences, les Arabes furent auto­risés à demander la citoyenneté israé­lienne. Les auto­rités savaient, bien sûr, que seule une poignée d’entre eux en ferait la demande, dans la mesure où une telle demande signi­fierait l’acceptation de l’occupation. Pour les Pales­ti­niens cela aurait été la tra­hison suprême. (Et le petit nombre de ceux qui en firent la demande essuyèrent géné­ra­lement un refus.)
La muni­ci­palité ne fut pas élargie. En théorie, les Arabes ont le droit de voter pour les élec­tions muni­ci­pales, mais seule une poignée le fait, pour les mêmes raisons. Dans la pra­tique, Jéru­salem Est reste un ter­ri­toire occupé.
Le maire, Teddy Kollek, avait été élu deux ans avant l’annexion. L’une de ses pre­mières actions fut de démolir entiè­rement le quartier magh­rébin proche du Mur Occi­dental, déga­geant une vaste place vide res­sem­blant à un parking. Les habi­tants, tous de pauvres gens, furent expulsés en l’espace de quelques heures.
Mais Kollek était un génie des rela­tions publiques. Il établit osten­si­blement des rela­tions ami­cales avec des notables arabes, les pré­senta à des visi­teurs étrangers et donna une impression générale de paix et de satis­faction. Kollek a construit plus de nou­veaux quar­tiers israé­liens sur des terres arabes que qui­conque dans le pays. Pourtant ce maître-​​colonisateur a recueilli presque tous les prix mon­diaux de la paix, à l’exception du Prix Nobel. Jéru­salem Est resta calme.
Seul un petit nombre de gens étaient au courant de la directive secrète de Kollek, demandant aux auto­rités muni­ci­pales de veiller à ce que la popu­lation arabe – alors de 27% du total – ne dépasse pas ce niveau.
Kollek avait le soutien efficace de Moshe Dayan, alors ministre de la Défense. Dayan pensait tenir les Pales­ti­niens tran­quilles en leur accordant tous les avan­tages pos­sibles, sauf la liberté.
Quelques jours après l’occupation de Jéru­salem Est, il fit enlever le drapeau israélien que des soldats avaient planté devant le Dôme du Rocher sur le Mont du Temple. Dayan transmit aussi l’autorité de fait sur le Mont aux auto­rités reli­gieuses musulmanes.
Les juifs furent auto­risés à se rendre sur l’esplanade du Temple en petit nombre et seulement en visi­teurs dis­crets. Il leur était interdit d’y prier, et ils se fai­saient expulser éner­gi­quement s’ils remuaient les lèvres. Ils avaient, après tout, la pos­si­bilité de prier autant qu’il le vou­laient au Mur occi­dental voisin (qui est une partie de l’ancien mur exté­rieur de l’esplanade).
Le gou­ver­nement avait pu imposer ce décret en raison d’une fait reli­gieux bizarre : les juifs ortho­doxes ont l’interdiction des rabbins d’entrer sur le Mont du Temple. Selon une règle biblique, les juifs ordi­naires n’ont pas accès au Saint des Saints, seul le Grand Prêtre en avait le droit. Du fait que per­sonne ne sait aujourd’hui où il se situait exac­tement, les juifs pieux ne peuvent pas avoir accès à l’ensemble de l’esplanade.
Le résultat, c’est que les pre­mières années de l’occupation furent un temps de bonheur pour Jéru­salem Est. Juifs et Arabes se mêlaient librement. Il était de bon ton pour les Juifs de faire leurs courses au marché arabe coloré et de dîner dans les res­tau­rants “orientaux”. J’ai moi-​​même souvent fré­quenté des hôtels arabes et me suis fait un bon nombre d’amis arabes.
Cette ambiance a changé gra­duel­lement. Le gou­ver­nement et la muni­ci­palité ont dépensé beaucoup d’argent pour embour­geoiser Jéru­salem Ouest, mais les quar­tiers arabes de Jéru­salem Est ont été négligés, et sont devenus misé­rables. Les infra­struc­tures et les ser­vices locaux se sont dégradés. Les Arabes n’obtenaient presque pas de permis de construire, afin d’obliger les jeunes géné­ra­tions à aller habiter hors des limites de la ville. C’est alors que le mur de “sépa­ration” a été construit, empê­chant les gens de l’extérieur d’entrer dans la ville, les coupant de leurs écoles et de leurs emplois. Pourtant, en dépit de tout cela, la popu­lation arabe a aug­menté pour atteindre 40% du total.
L’oppression poli­tique a aug­menté. Dans le cadre des accords d’Oslo, les Arabes de Jéru­salem avaient le droit de voter pour l’Autorité Pales­ti­nienne. Mais ensuite ils en furent empêchés, leurs repré­sen­tants furent arrêtés et expulsés de la ville. Toutes les ins­ti­tu­tions pales­ti­niennes furent fermées par la force, y compris la célèbre Maison de l’Orient, où le très admiré et aimé leader des Arabes de Jéru­salem, feu Faisal al-​​Husseini, avait son bureau.
Kollek fut rem­placé par Ehoud Olmert et un maire orthodoxe qui n’avait rien à faire de Jéru­salem Est, mis à part le Mont du Temple.
Et c’est alors qu’un désastre sup­plé­men­taire s’est produit. Les Israé­liens laïques quittent Jéru­salem qui devient rapi­dement un bastion orthodoxe. En désespoir de cause, ils ont décidé de virer le maire orthodoxe et d’élire un homme d’affaires laïque. Mal­heu­reu­sement c’est un ultra-​​nationaliste enragé.
Nir Barkat se com­porte en maire de Jéru­salem-Ouest et en gou­verneur mili­taire de Jéru­salem-Est. Il traite ses sujets pales­ti­niens en ennemis, que l’on peut tolérer s’ils obéissent pai­si­blement, que l’on réprime bru­ta­lement dans le cas contraire. L’abandon dans lequel ont été laissés les quar­tiers arabes pendant des décennies, le rythme accéléré de construction de nou­veaux quar­tiers juifs, la bru­talité excessive de la police (encou­ragée ouver­tement par le maire), tout cela crée une situation explosive.
La sépa­ration com­plète de Jéru­salem de la Cis­jor­danie, son arrière-​​pays naturel, aggrave encore davantage la situation.
À cela on peut ajouter l’interruption du soi-​​disant pro­cessus de paix, puisque tous les Pales­ti­niens sont convaincus que Jéru­salem Est doit être la capitale du futur État de Palestine.
À cette situation il ne manque qu’une étin­celle pour mettre le feu à la ville. Elle a été fournie comme il se doit par les déma­gogues de droite de la Knesset. Riva­lisant pour attirer l’attention et soigner leur popu­larité, ils ont entrepris de visiter le Mont du Temple, l’un après l’autre, déclen­chant à chaque fois une tempête. Ajouté au désir évident de cer­tains reli­gieux et de fana­tiques de droite de construire le Troi­sième Temple à l’emplacement de la mosquée sainte al-​​Aqsa et du Dôme doré du Rocher, cela a suffi pour faire naître le sen­timent que les sanc­tuaires sacrés étaient vraiment en danger.
C’est alors qu’est survenu l’horrible meurtre de ven­geance d’un garçon arabe enlevé par des Juifs et brûlé vif avec de l’essence versé dans sa bouche.
Les habi­tants musulmans de la ville se sont mis à réagir indi­vi­duel­lement. Sans se pré­oc­cuper des orga­ni­sa­tions, presque sans armes, ils se sont livrés à une série d’attaques que l’on qua­lifie main­tenant de “l’intifada des indi­vidus”. Agissant seul, ou avec un frère ou un cousin en qui il a confiance, un Arabe prend un couteau, ou un pis­tolet (s’il peut s’en pro­curer un), ou sa voiture, ou un tracteur et tue les Israé­liens les plus proches. Il sait qu’il va mourir.
Les deux cousins qui ont tué quatre Juifs dans une syna­gogue cette semaine – et aussi un policier arabe druze – le savaient. Ils savaient aussi que leurs familles allaient souffrir, que leurs maisons allaient être démolies, que les gens de leur famille allaient être arrêtés. Cela ne les a pas dis­suadés. Les mos­quées étaient plus importantes.
De sur­croît, la veille, un conducteur de bus arabe avait été trouvé mort dans son bus. D’après la police, l’autopsie a prouvé qu’il s’était suicidé. Un patho­lo­giste arabe a conclu à un meurtre. Aucun Arabe ne croit la police – les Arabes ont la conviction que la police ment toujours.
Immé­dia­tement après le meurtre de la syna­gogue, le chœur israélien des hommes poli­tiques et des com­men­ta­teurs est entré en action. Ils l’ont fait avec une sur­pre­nante una­nimité – ministres, membres de la Knesset, ex-​​généraux, jour­na­listes, répétant tous le même message avec de légères variantes. La raison en est simple : chaque jour le bureau du Premier ministre émet une “page de mes­sages”, indi­quant à tous les membres de la machine de pro­pa­gande ce qu’ils doivent dire.
Cette fois le message était qu’il fallait tout reprocher à Mahmoud Abbas, “un ter­ro­riste en costume”, le diri­geant qui avait poussé à la nou­velle intifada. Peu importe que le chef du Shin Bet ait témoigné ce même jour qu’Abbas n’avait aucun lien ni déclaré ni caché avec la violence.
Ben­jamin Néta­nyahou est venu devant les caméras répéter une nou­velle fois avec un visage solennel et une voix lugubre – c’est vraiment un bon acteur – ce qu’il avait déjà dit à maintes reprises, pré­tendant à chaque fois qu’il s’agissait d’une nou­velle recette : davantage de police, des sanc­tions plus sévères, des démo­li­tions de maisons, des arres­ta­tions et de lourdes amendes pour les parents d’enfants de 13 ans pris à lancer des pierres, et ainsi de suite.
Tous les experts savent que le résultat de telles mesures sera contraire au but recherché. Davantage d’Arabes seront révoltés et atta­queront des Israé­liens, hommes et femmes. Les Israé­liens, natu­rel­lement, “se ven­geront” et “feront justice eux-​​mêmes”.

Pour les habi­tants comme pour les tou­ristes, arpenter les rues de Jéru­salem, la ville “unie”, est devenu une aventure à risques. Beaucoup de gens restent chez eux.
La ville impie est plus divisée que jamais.

Source :  Article écrit en hébreu et en anglais, publié sur le site de Gush Shalom le 22 novembre 2014 – Traduit de l’anglais “The Unholy City” pour l’AFPS : FL/​SW

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