vendredi 24 avril 2015

Poutine et le choc exogène ukrainien

Françoise Compoint                   

Côté Ukraine, le noeud se resserre. Nous assistons à l'alliance tragi-comique des Folamours néo-conservateurs et d'une poignée d'oligarques ukrainiens vendus qui n'arrivent pas à se partager le butin sur le corps sanguinolent d'un pays au bord de la faillite.

Iatseniouk, n'a-t-il pas proposé de récupérer les clandestins de Lampedusa pour les nicher dans des camps de travail donabassiens ? Ces pauvres bougres devront extraire le schiste de la région en échange d'une maigre pitance. L'oligarchie kiévienne se verrait octroyer en retour un soutien plus important encore de la part de l'UE.
Tous les moyens sont bons pour séduire la vache à lait occidentale qui, elle, a sa petite idée en tête : coloniser l'Ukraine et faire du Donbass une zone grise avec bases militaires et camps de détention otaniens. Le scénario est tellement vieux et rebattu qu'il semble inutile de revenir sur ses détails. Personnellement, l'accueil qu'a réservé Poroshenko aux 300 militaires américains de la 173e Brigade aéroportée m'a rappelée la main tendue de Pétain au maréchal Keitel en 1940. Même air de soumission, même détermination à trouver de nouveaux maîtres à son pays. À une nuance près ! Il semble que Pétain croyait à l'idéologie qu'il soutenait. Poroshenko croit à celui qui remplira ses poches avec plus de générosité et alimente, sournoisement, la désinformation ambiante des médias atlantistes en prétendant combattre des armées russes supposées et non pas les armées républicaines du Donbass qui sont une émanation du peuple.

M. Géronimo est un géopoliticien de premier plan. Universitaire, auteur du livre « La pensée stratégique russe : Guerre tiède sur l'échiquier eurasien », il nous a livré une analyse de fond pluridimensionnelle du dossier ukrainien dans sa dynamique.

Radio Sputnik. Le chef du renseignement français, Mr Christophe Gomart, avait déclaré il y a peu qu'il n'y avait pas de troupes russes dans le Donbass et que le renseignement français avait été constamment leurré par la CIA. Comment se fait-il, selon vous, que l'Assemblée Nationale se soit décidée à reprendre cette déclaration ? La France serait-elle en passe de réviser sa position par rapport au rôle supposé de la Russie en Ukraine ?
Jean Géronimo. Oui, depuis quelques temps on observe une inflexion du discours de la diplomatie française en faveur de la Russie. Ce revirement peut s'expliquer par trois raisons.
D'abord, c'est une vérité incontournable qui a été relayée par les membres de l'OSCE et de l'ONU, voire par certains responsables américains. On sait à l'heure actuelle, qu'officiellement, il n'y a pas d'intervention russe en Ukraine. On ne pouvait pas faire autrement que de revenir vers la vérité.
Deuxièmement, il y a une volonté française de s'écarter de la ligne américaine, d'affirmer sa voix sur la scène internationale, l'éveil d'un réflexe gaullien qui pousse à défendre ses intérêts nationaux. Il s'agit aussi d'atténuer la politique de sanctions contre la Russie qui est inefficace sur le plan économique. On a finalement vu que les plus embêtés, sur un plan géopolitique, c'était les Européens, les sanctions favorisant le renforcement de l'axe sino-russe au détriment de l'Europe. Par exemple, sur un plan économique, on peut remarquer qu'en 2014, alors que les échanges entre Européens et Russes ont baissé de 15%, les échanges entre Américains et Russes ont augmenté de 7%.
Troisièmement, l'objectif consiste à accélérer l'issue d'une solution politique au conflit ukrainien parce qu'on reconnait aujourd'hui le rôle incontournable de la Russie dans les accords de Minsk. D'autre part, il y a une méfiance accrue des Européens et de la France par rapport à Porochenko. Cet aveu de Monsieur Gomart pourrait renforcer la légitimité russe et sa contribution positive à la sortie de la crise ukrainienne.
Radio Sputnik. On constate que le Donbass est de nouveau secoué par des tirs d'artillerie, qui d'ailleurs, vont crescendo, la situation s'envenime. Est-ce qu'on devrait y voir un échec déjà avéré de Minsk-2 qui n'a en fait que gelé le conflit ? Si la Russie continue à ne pas intervenir, même après l'envoi de 300 instructeurs américains de l'OTAN à Kiev et Lvov, pourrait-on s'attendre à la longue à un apaisement des tensions suivi d'une solution diplomatique ?
Jean Géronimo. Tout d'abord, Minsk-2 n'est pas un échec mais plutôt un succès relatif. Je vais revenir sur trois éléments. Cet accord a permis une évolution positive. Il y a, d'une part, un retour aux négociations, à une forme de dialogue, et d'autre part, ça a permis de stabiliser la situation, d'avoir un cessez-le-feu qui est plus ou moins respecté.
Deuxième élément : Il y a certes une montée des tensions mais qui est canalisée grâce à l'accord. Il y a certes des accrochages depuis le début et l'intensité de ces accrochages tend à augmenter depuis peu, mais ça reste à un niveau tolérable.
D'autre part, on observe une ingérence américaine qui est en quelque sorte officialisée mais qui est aujourd'hui cadrée par cet accord de Minsk. On sait que des instructeurs américains ont débarqué mais bien avant il y avait déjà des conseillers américains ! Ce processus est aujourd'hui officialisé et l'accord permet de réguler cette ingérence américaine, de la contenir à un niveau plus supportable.
Troisième élément : le danger, c'est le renforcement des capacités militaires de Kiev qui pourrait profiter de la trêve, qui en profite d'ailleurs aujourd'hui, pour construire les bases d'une nouvelle offensive, entre autres réarmemer. Il y a aussi un reformatage de la Garde Nationale qui est catalysé par l'aide américaine. Or, la Garde Nationale a une énorme composante ultra-nationaliste à tendance quasiment néo-nazie. C'est un jeu dangereux qu'ont lancé les Américains, mais ce n'est pas la première fois qu'ils jouent ce jeu pour déstabiliser la Russie. Ils l'ont fait bien avant, en 79, en Afghanistan, depuis il y a une ligne structurelle de déstabilisation de la Russie. Je dirais que tous les coups sont bons sur le Grand Echiquier.
Conclusion : l'apaisement des tensions dépend des deux parties à respecter Minsk-II sous la supervision russe qui ne doit absolument pas intervenir. D'ailleurs, si la Russie n'intervient pas, c'est parce que elle joue pour l'instant un rôle de superviseur et qu'elle défend ainsi mieux ses intérêts nationaux. Or, trois problèmes viennent se greffer là-dessus.
D'une part, il y a un mouvement de dissidence de la part des groupes ultra-nationalistes et des groupes paramilitaires, le plus célèbre étant bien sûr le Pravy Sektor qui refuse de désarmer et qui considère les accords de Minsk comme illégitimes.
Deuxième problème : il y a un recul de Porochenko sur le statut des régions séparatistes.
Troisième problème : il y a une montée en puissance des oligarques qui verrouillent le conflit. Nous sommes également en présence d'une guerre entre les oligarques de l'Est contre les oligarques de l'Ouest.
Radio Sputnik. Dans l'interview que vous avez assez récemment accordée à RFI, il était question de volonté de puissance de la Russie qui serait désireuse de construire une grande Europe. Est-ce que vous croyez que la stratégie de Poutine, y compris à travers l'Ukraine, y contribue ?
Jean Géronimo. La stratégie de Poutine, contrairement à ce que croient certains experts occidentaux, est centrée sur le long terme. Il y a une stratégie russe sur le long terme qui est de reconstruire la puissance russe dans le cadre d'une grande Europe. C'est un peu la ligne gaullienne qui avait été reprise par le projet de Gorbatchev, la Maison Commune. Cette stratégie s'appuie sur un ancrage régional, eurasien et sur le renforcement d'une structure sécuritaire eurasienne qui comprendrait l'Europe, l'ex-URSS et la Chine. On constate donc qu'il y a là, implicitement, une reprise du concept d'interdépendance sécuritaire de Gorbatchev et de la pérestroïka qui inspire modérément Vladimir Poutine. On est tous dans une Maison Commune, tant dans un sens économique que sécuritaire, et cela suppose de régler d'abord le problème ukrainien qui mine le projet sécuritaire de Poutine. Le problème ukrainien, je le considère comme un choc exogène de court terme qui ne remet pas en cause la stratégie de long terme de Poutine.
Conclusion : on peut dire que Poutine préserve l'avenir européen de la Russie en excluant toute intervention militaire. Trois éléments en témoignent.
D'abord, la reprise de la Crimée s'inscrit dans le fait que c'était un territoire historiquement russe, elle vise surtout à bloquer l'avancée de l'axe USA-OTAN.
Deuxième élément : il y a une stratégie défensive de Poutine qui cherche à défendre les intérêts nationaux de la Russie. Cette stratégie est également réactive, c'est-à-dire qu'elle réagit aux provocations de l'OTAN en Ukraine, provocations aussi des oligarques de l'Ouest ukrainien. Troisième élément : Poutine maintient son projet d'une Europe de l'Atlantique à l'Oural qui est repris de la Maison Commune de Gorbatchev.
Radio Sputnik. « Faut-il avoir peur de Poutine ? » vous a-t-on demandé lors de l'émission. Cette peur, est-elle partagée par l'Européen moyen ou s'agit-il d'une question rhétorique ?
Jean Géronimo. C'est un discours alarmiste, même convenu, qui est plus ou moins hérité d'une autre époque, celle de la Guerre Froide. Un discours qui vise à faire de Poutine et donc de la Russie la menace numéro un. C'est attesté aussi par l'inflexion de la doctrine militaire américaine, ukrainienne et otanienne. Les objectifs sous-jacents de ce discours concourrent à réactiver l'idéologie antirusse et donc de légaliser le putsch qui a permis le contrôle du pivot géopolitique ukrainien pour reprendre la terminologie de Brezinski.
Cette stratégie se traduit notamment par la réémergence de ce que j'appelle l'ennemi systémique. L'ennemi systémique c'est celui de la Guerre Froide mais qui est nécessaire à réguler l'équilibre entre la Russie et les Etats-Unis. On a tous besoin d'un ennemi systémique qui va réguler nos rapports de force ce qui va justifier, d'une part, l'extension et le réarmement de l'OTAN, un marché très juteux pour le complexe militaro-industriel américain, d'autre part, légitimer le leadership américain sur l'OTAN tout en marginalisant la Russie et en justifiant l'installation du futur bouclier anti-missile américain.
C'est un discours qui s'inscrit dans une stratégie globalement antirusse et qui vise à accélérer le reflux de la puissance russe, à bloquer le projet d'union eurasiatique qui est perçu par les Américains comme un projet à visée géopolitique. Il y a enfin une volonté de déstabilisation du régime de Vladimir Poutine, un peu dans la logique des révolutions de couleur qui sont sans cesse conduites sur l'espace post-soviétique.

La vraie question à se poser n'est pas de savoir s'il faut avoir peur de Poutine mais plutôt s'il faut avoir peur des dirigeants américains et des dégâts collatéraux de leur gouvernance post-guerre froide des crises internationales. On l'a vu en ex-Yougoslavie en 1999, au Kosovo et en Afghanistan en 2001, en Irak en 2003, et désormais au Moyen-Orient ainsi qu'en Ukraine. Poutine n'a pas fait de tels dégâts. Ce sont plutôt les Américains qui sont responsables de cette déstabilisation ».

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