Les diplomates ont beau avoir une réputation de grisaille, de
dissimulation et même d’hypocrisie, peu d’entre eux se sont retrouvés en
situation d’être comparés à un tueur en série, sans parler de
l’accusation de cannibalisme.
Cet honneur est échu il y a peu à Laars Faaborg-Andersen, l’ambassadeur de l’Union Européenne après d’Israël, lorsque des colons ont lancé une campagne sur les médias sociaux le représentant sous les traits d’Hannibal Lecter, le terrifiant personnage du film “Le Silence des Agneaux”. Une image du diplomate danois portant le masque que Lecter porte dans sa prison était supposée suggérer que l’Europe a besoin de porter elle aussi une muselière.
La hargne des colons est en rapport avec l’aide de l’Union
Européenne, laquelle a fourni des abris provisoires pour des familles
palestiniennes de Bédouins, après que l’armée israélienne ait démoli
leurs logements, dans les territoires occupés non loin de Jérusalem. Les
abris d’urgence les a aidés à se maintenir sur des terres convoitées
par Israël et les colons.
Les dirigeants européens, mis en rage par la comparaison avec Lecter,
ont rappelé à Tel Aviv qu’en vertu du droit international, c’est à
Israël, et non à l’U.E. d’assumer la responsabilité d’assurer l’aide
sociale à laquelle ces familles ont droit.
Si l’Europe peut se considérer comme faisant partie de l’Occident
éclairé, utilisant l’aide humanitaire afin de défendre les droits des
Palestiniens, la réalité est moins rassurante. Il se peut fort bien que
cette aide rende en réalité les choses sensiblement pires.
Shir Hever, un économiste israélien, qui a passé des
années à rassembler les pièces éparses formant l’image d’une économie
trouble, a récemment publié un rapport dont la lecture provoque un choc.
Comme d’autres, il est d’avis que l’aide internationale a permis à
Israël d’éviter de payer la facture pour son occupation de la Palestine
depuis des décennies. Mais il va plus loin.
Sa conclusion stupéfiante – qui pourrait surprendre même les colons israéliens – est qu’au moins 78% de l’aide humanitaire destinée aux Palestiniens finit dans des coffres israéliens.
Les sommes d’argent qui sont en jeu sont énormes. Les Palestiniens
vivant sous l’occupation sont parmi les populations les plus dépendantes
de l’aide internationale au monde. La “Communauté internationale” leur
alloue plus de 2 milliards de dollars par an. Et selon Hever, les donateurs pourraient ainsi subventionner directement jusqu’à un tiers des coûts liés à l’occupation.
De précédentes études avaient identifié d’autres mécanismes par
lesquels Israël tire profit de l’aide destinée à la population
palestinienne.
En 2013, la Banque Mondiale avait estimé avec
beaucoup de prudence à 3,4 milliards de dollars par an la valeur des
ressources pillées par Israël au détriment des Palestiniens.
Qui plus est, le refus d’Israël de conclure la paix avec les
Palestiniens, et les conséquences sur le reste de la région, sont la
justification habituellement avancée par Washington pour son aide
militaire de 3 milliards de dollars par an. Israël utilise aussi les
territoires occupés comme laboratoire “grandeur nature” pour tester des
armes et des systèmes de surveillance sur la population palestinienne –
et ensuite exporte l’expertise ainsi acquise. Les industries
israéliennes de l’armement et de la surveillance électronique sont
extrêmement rentables, et génèrent des milliards de dollars de bénéfices
chaque année.
Une étude publiée la semaine dernière classe Israël au huitième rang parmi les pays les plus puissants du monde.
Mais, pour autant que ces flux de revenus soient identifiables,
l’aide occidentale aux Palestiniens devrait constituer une aubaine pour
les victimes, et non pour les vainqueurs.
Dès lors, comment Israël procède-t-il pour en capter une aussi grande partie ?
Le problème, explique Hever, réside dans le fait
qu’Israël s’impose dans un rôle de médiateur. Pour atteindre les
Palestiniens, les donateurs n’ont aucun autre choix que de passer par
l’intermédiaire d’Israël. Cela fournit à l’occupant d’énormes
possibilités pour ce que Hever appelle “des détournements” des aides et “des réaffections”
des aides. Le premier résultat est de transformer les Palestiniens en
marché captif. Ils n’ont accès qu’à très peu de marchandises et de
services qui ne soient pas d’origine israélienne.
L’organisation israélienne Who Profits, qui trace les bénéfices économiques de l’occupation pour Israël, a ainsi établi que la société Tnuva,
a réussi à s’assurer un monopole des produits laitiers en Cisjordanie,
ce qui représente une valeur de 60 millions de dollars US par an.
L’aide est aussi détournée vers des poches israéliennes du fait
qu’Israël contrôle tous les déplacements de personnes et de
marchandises. Les restrictions imposées par Israël lui permettent de
facturer des frais de transport de d’entreposage, et de prélever des
redevances “de sécurité”.
D’autre études ont identifié des bénéfices supplémentaires provenant
de “destructions d’aides”. Quand Israël réduit en ruines des projets
financés par l’aide étrangère, les Palestiniens sont perdants, mais
Israël en tire souvent profit.
On estime par exemple à 85% la part de marché du producteur de ciment Nesher
pour tout le secteur de la construction israélien et palestinien, en ce
compris les fournitures destinées à la reconstruction de Gaza après les
assauts répétés d’Israël.
Des parties non négligeables de la société israélienne, même en
faisant abstraction du secteur des “industries de la sécurité”, se
remplissent les poches grâce à l’occupation. Paradoxalement, l’étiquette
de «peuple le plus dépendant dans le monde» – fréquemment accolée aux Palestiniens – décrirait bien mieux la réalité israélienne.
Que peut-on y faire ? L’expert en droit international Richard Falk
note qu’Israël exploite l’absence de contrôle sur l’aide
internationale. Les donateurs ne posent aucune condition pour s’assurer
que leur argent atteint bien les bénéficiaires auxquels il est destiné.
Ce qu’a fait la “communauté internationale” au cours des 20 années du “processus d’Oslo”
– par inadvertance ou pas – est d’offrir à Israël des incitants
financiers pour stabiliser et enraciner sa domination sur les
Palestiniens, de manière à ce que cela puisse se faire pratiquement
gratuitement.
Tandis que l’Europe et Washington menaçaient Israël avec un tout
petit bâton diplomatique afin de l’amener à relâcher son étreinte sur
les territoires occupés, dans le même temps ils lui agitaient sous le
nez de juteuses carottes financières pour au contraire l’inciter à
renforcer son emprise.
Il y a un petit rayon d’espoir. La politique d’aide occidentale ne doit pas nécessairement procéder de l’auto-sabotage. Hever
note qu’au fil du temps Israël est de devenu aussi dépendant de l’aide
offerte aux Palestiniens que les Palestiniens le sont eux-mêmes.
L’Union Européenne a fait remarquer [à l’occasion de la campagne
haineuse contre son ambassadeur] que c’est à Israël et non à Bruxelles
qu’il incombe de veiller à assurer le bien-être des Bédouins dont son
armée fait des sans-abri. L’Europe pourrait prendre son propre
avertissement au sérieux et se mettre à reporter les véritables coûts de
l’occupation sur l’occupant.
Et cela pourrait arriver assez rapidement, quoique décide l’Occident,
dans l’éventualité – dont même Israël pense qu’elle pourrait se
réaliser sous peu – d’un effondrement de l’Autorité Palestinienne de Mahmoud Abbas.
Jonathan Cook vit à Nazareth et est lauréat du prix spécial Martha Gellhorn de journalisme.
Ses ouvrages récents sont « Israel and the Clash of Civilisations: Iraq, Iran and the Plan to Remake the Middle East » (Israël et le choc des civilisations : l’Irak, l’Iran et le plan de remodelage du Moyen-Orient) (Pluto Press) et Disappearing Palestine: Israel’s Experiments in Human Despair (La disparition de la Palestine : expérimentations israéliennes autour du désespoir humain) (Zed Books).
Son site web personnel est : www.jonathan-cook.net.
Ses ouvrages récents sont « Israel and the Clash of Civilisations: Iraq, Iran and the Plan to Remake the Middle East » (Israël et le choc des civilisations : l’Irak, l’Iran et le plan de remodelage du Moyen-Orient) (Pluto Press) et Disappearing Palestine: Israel’s Experiments in Human Despair (La disparition de la Palestine : expérimentations israéliennes autour du désespoir humain) (Zed Books).
Son site web personnel est : www.jonathan-cook.net.
pourlapalestine.be
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