samedi 12 mars 2016

Au moins 78% de l’aide humanitaire destinée aux Palestiniens échoue dans des coffres israéliens

Jonathan Cook

Les diplomates ont beau avoir une réputation de grisaille, de dissimulation et même d’hypocrisie, peu d’entre eux se sont retrouvés en situation d’être comparés à un tueur en série, sans parler de l’accusation de cannibalisme.

Cet honneur est échu il y a peu à Laars Faaborg-Andersen, l’ambassadeur de l’Union Européenne après d’Israël, lorsque des colons ont lancé une campagne sur les médias sociaux le représentant sous les traits d’Hannibal Lecter, le terrifiant personnage du film “Le Silence des Agneaux”. Une image du diplomate danois portant le masque que Lecter porte dans sa prison était supposée suggérer que l’Europe a besoin de porter elle aussi une muselière.
La hargne des colons est en rapport avec l’aide de l’Union Européenne, laquelle a fourni des abris provisoires pour des familles palestiniennes de Bédouins, après que l’armée israélienne ait démoli leurs logements, dans les territoires occupés non loin de Jérusalem. Les abris d’urgence les a aidés à se maintenir sur des terres convoitées par Israël et les colons.
Les dirigeants européens, mis en rage par la comparaison avec Lecter, ont rappelé à Tel Aviv qu’en vertu du droit international, c’est à Israël, et non à l’U.E. d’assumer la responsabilité d’assurer l’aide sociale à laquelle ces familles ont droit.
Si l’Europe peut se considérer comme faisant partie de l’Occident éclairé, utilisant l’aide humanitaire afin de défendre les droits des Palestiniens, la réalité est moins rassurante. Il se peut fort bien que cette aide rende en réalité les choses sensiblement pires.
Shir Hever, un économiste israélien, qui a passé des années à rassembler les pièces éparses formant l’image d’une économie trouble, a récemment publié un rapport dont la lecture provoque un choc. Comme d’autres, il est d’avis que l’aide internationale a permis à Israël d’éviter de payer la facture pour son occupation de la Palestine depuis des décennies. Mais il va plus loin.
Sa conclusion stupéfiante – qui pourrait surprendre même les colons israéliens – est qu’au moins 78% de l’aide humanitaire destinée aux Palestiniens finit dans des coffres israéliens.
Les sommes d’argent qui sont en jeu sont énormes. Les Palestiniens vivant sous l’occupation sont parmi les populations les plus dépendantes de l’aide internationale au monde. La “Communauté internationale” leur alloue plus de 2 milliards de dollars par an. Et selon Hever, les donateurs pourraient ainsi subventionner directement jusqu’à un tiers des coûts liés à l’occupation.
De précédentes études avaient identifié d’autres mécanismes par lesquels Israël tire profit de l’aide destinée à la population palestinienne.
En 2013, la Banque Mondiale avait estimé avec beaucoup de prudence à 3,4 milliards de dollars par an la valeur des ressources pillées par Israël au détriment des Palestiniens.
Qui plus est, le refus d’Israël de conclure la paix avec les Palestiniens, et les conséquences sur le reste de la région, sont la justification habituellement avancée par Washington pour son aide militaire de 3 milliards de dollars par an. Israël utilise aussi les territoires occupés comme laboratoire “grandeur nature” pour tester des armes et des systèmes de surveillance sur la population palestinienne – et ensuite exporte l’expertise ainsi acquise. Les industries israéliennes de l’armement et de la surveillance électronique sont extrêmement rentables, et génèrent des milliards de dollars de bénéfices chaque année.
Une étude publiée la semaine dernière classe Israël au huitième rang parmi les pays les plus puissants du monde.
Mais, pour autant que ces flux de revenus soient identifiables, l’aide occidentale aux Palestiniens devrait constituer une aubaine pour les victimes, et non pour les vainqueurs.
Dès lors, comment Israël procède-t-il pour en capter une aussi grande partie ?
Le ciment importé dans la Bande de Gaza pour les besoins de la reconstruction provient à 85% de la société israélienne Nesher.
Le problème, explique Hever, réside dans le fait qu’Israël s’impose dans un rôle de médiateur. Pour atteindre les Palestiniens, les donateurs n’ont aucun autre choix que de passer par l’intermédiaire d’Israël. Cela fournit à l’occupant d’énormes possibilités pour ce que Hever appelle “des détournements” des aides et “des réaffections” des aides. Le premier résultat est de transformer les Palestiniens en marché captif. Ils n’ont accès qu’à très peu de marchandises et de services qui ne soient pas d’origine israélienne.
L’organisation israélienne Who Profits, qui trace les bénéfices économiques de l’occupation pour Israël, a ainsi établi que la société Tnuva, a réussi à s’assurer un monopole des produits laitiers en Cisjordanie, ce qui représente une valeur de 60 millions de dollars US par an.
L’aide est aussi détournée vers des poches israéliennes du fait qu’Israël contrôle tous les déplacements de personnes et de marchandises. Les restrictions imposées par Israël lui permettent de facturer des frais de transport de d’entreposage, et de prélever des redevances “de sécurité”.
D’autre études ont identifié des bénéfices supplémentaires provenant de “destructions d’aides”. Quand Israël réduit en ruines des projets financés par l’aide étrangère, les Palestiniens sont perdants, mais Israël en tire souvent profit.
On estime par exemple à 85% la part de marché du producteur de ciment Nesher pour tout le secteur de la construction israélien et palestinien, en ce compris les fournitures destinées à la reconstruction de Gaza après les assauts répétés d’Israël.
Des parties non négligeables de la société israélienne, même en faisant abstraction du secteur des “industries de la sécurité”, se remplissent les poches grâce à l’occupation. Paradoxalement, l’étiquette de «peuple le plus dépendant dans le monde» – fréquemment accolée aux Palestiniens – décrirait bien mieux la réalité israélienne.
Que peut-on y faire ? L’expert en droit international Richard Falk note qu’Israël exploite l’absence de contrôle sur l’aide internationale. Les donateurs ne posent aucune condition pour s’assurer que leur argent atteint bien les bénéficiaires auxquels il est destiné.
Ce qu’a fait la “communauté internationale” au cours des 20 années du “processus d’Oslo” – par inadvertance ou pas – est d’offrir à Israël des incitants financiers pour stabiliser et enraciner sa domination sur les Palestiniens, de manière à ce que cela puisse se faire pratiquement gratuitement.
Tandis que l’Europe et Washington menaçaient Israël avec un tout petit bâton diplomatique afin de l’amener à relâcher son étreinte sur les territoires occupés, dans le même temps ils lui agitaient sous le nez de juteuses carottes financières pour au contraire l’inciter à renforcer son emprise.
Il y a un petit rayon d’espoir. La politique d’aide occidentale ne doit pas nécessairement procéder de l’auto-sabotage. Hever note qu’au fil du temps Israël est de devenu aussi dépendant de l’aide offerte aux Palestiniens que les Palestiniens le sont eux-mêmes.
L’Union Européenne a fait remarquer [à l’occasion de la campagne haineuse contre son ambassadeur] que c’est à Israël et non à Bruxelles qu’il incombe de veiller à assurer le bien-être des Bédouins dont son armée fait des sans-abri. L’Europe pourrait prendre son propre avertissement au sérieux et se mettre à reporter les véritables coûts de l’occupation sur l’occupant.

Et cela pourrait arriver assez rapidement, quoique décide l’Occident, dans l’éventualité – dont même Israël pense qu’elle pourrait se réaliser sous peu – d’un effondrement de l’Autorité Palestinienne de Mahmoud Abbas.

jonathan cookCet article est paru le 8 mars 2016 sur le site Mondoweiss.
Traduction : Luc Delval

Jonathan Cook vit à Nazareth et est lauréat du prix spécial Martha Gellhorn de journalisme.
Ses ouvrages récents sont « Israel and the Clash of Civilisations: Iraq, Iran and the Plan to Remake the Middle East » (Israël et le choc des civilisations : l’Irak, l’Iran et le plan de remodelage du Moyen-Orient) (Pluto Press) et Disappearing Palestine: Israel’s Experiments in Human Despair (La disparition de la Palestine : expérimentations israéliennes autour du désespoir humain) (Zed Books).
Son site web personnel est : www.jonathan-cook.net.

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