mercredi 8 juin 2016

« La police israélienne aide des jeunes Palestiniennes à se suicider »

Gidéon Levy

Une jeune Palestinienne de 18 ans, qui aurait pu vouloir mettre fin à ses jours, s’est approchée d’un check-point, en possession d’un couteau.(*) La police des frontières a rapidement exaucé son désir, bien qu’il fût évident qu’on aurait pu trouver d’autres manières de l’empêcher d’agir. Sa famille est atterrée.

Les deux parents horrifiés se trouvaient de part et d’autre du check-point, un corps gisant entre eux deux sur la route, et ils étaient dans l’impossibilité de voir ou d’être sûrs que le corps fût en fait celui de leur fille.
Sawsan Mansour est morte, vidée de tout son sang. Par une coïncidence navrante, son père Ali était arrivé par le côté israélien du check-point alors qu’il retournait chez lui, après son travail de jardinier dans un faubourg de Jérusalem, quelques minutes à peine après que Sawsan avait été abattue. La mère de Sawsan, Najah, s’était hâtée vers le côté palestinien du check-point après avoir appris qu’il y avait eu un incident mortel et que la victime pouvait être Sawsan. Aucun auteur dramatique ne pourrait concevoir une scène plus macabre, plus dramatique : les parents de part et d’autre d’une barrière, le corps de leur enfant étendu entre eux deux.
Les parents n’ont pas été autorisés d’approcher. Le corps a été placé dans une housse mortuaire noire et éloigné de la scène du drame. Seule une traînée de sang est restée sur la route quand le père a finalement été autorisé sur les lieux. Un membre des forces israéliennes de sécurité lui a montré sur son téléphone cellulaire une photographie du visage de la fille morte. Désormais, tout doute était levé : C’était bien Sawsan. Ali a perdu conscience, se rappelle-t-il un peu plus tard. C’est alors que Najah a eu la permission de se rendre sur les lieux, elle aussi.
L’incident s’est déroulé peu après 14 h 30, le 23 mai, au check-point de Beit Iksa, qui contrôle l’accès à une enclave de 12 villages enfermés derrière la barrière de séparation, à proximité de Ramallah. L’utilisation de ce check-point n’est permise qu’aux résidents de Beit Iksa et aux Palestiniens de plus de 50 ans, de sorte que le trafic ici est très clairsemé. Sur place, les hommes de la police des frontières passent le plus clair de leur temps derrière une vitre blindée ou une clôture barbelée, comme nous l’avons vu cette semaine lors d’une visite à l’endroit. La barrière du check-point est levée et baissée pour chaque véhicule, après qu’il a été contrôlé.
Au moment de l’incident impliquant Sawsan, les hommes des forces israéliennes se trouvaient à une dizaine de mètres d’elle, peut-on déduire de la traînée de sang que son père a vue. Les seuls témoins ont été les agents de la police des frontières.
Il est possible que Sawsan ait voulu se suicider. Au beau milieu de ses examens de fin d’études de l’enseignement secondaire, elle était dans un état de grande tension. Peut-être y avait-il également eu une dispute à la maison, ou peut-être un autre problème. Selon son oncle, Mohammed Badwan, revenu des États-Unis avec sa mère – la grand-mère de Sawsan – pour les funérailles, Sawsan avait prévu d’aller s’installer à Syracuse, dans l’État de New York, où l’homme vit avec sa mère depuis des années, afin de poursuivre ses études. Les formalités étaient presque terminées. Sawsan voulait étudier le droit.
La vérité est que personne ne sait avec certitude pourquoi une étudiante souriante de 18 ans, très douée, fille d’une famille respectueuse des lois et n’ayant rien à voir avec la politique ou le terrorisme, avec un père professeur retraité, qui travaille à Mevasseret Zion depuis 15 ans et a beaucoup d’amis israéliens – pourquoi cette jeune femme s’est approchée d’un check-point avec un couteau. Peut-être a-t-elle été poussée à mettre un terme à sa vie, comme bien d’autres adolescentes, suite à une saute d’humeur insaisissable. Peut-être avait-elle l’intention de perpétrer un attentat terroriste, bien que ce fût très improbable, étant donné son contexte.
Ses parents disent qu’ils n’ont aucune idée de la raison qui l’a poussée à agir de la sorte. Quoi qu’il en soit, ils considèrent sa mort comme un homicide de sang-froid, puisqu’il était possible de l’arrêter sans pour autant l’abattre et la tuer.
« Quand quelqu’un grimpe au sommet d’un toit et menace de se suicider, partout, les gens de la sécurité font tout ce qu’ils peuvent pour le sauver », explique Iyad Hadad, l’enquêteur de terrain local de l’organisation israélienne des droits de l’homme, B’Tselem. « Mais, ici, les hommes de la police des frontières font tout le contraire : Ils aident ces filles à se suicider au lieu de les sauver. »
En effet, le meurtre de Sawsan Mansour présente tous les signes extérieurs d’une exécution. Il est extrêmement improbable qu’elle ait représenté un danger de mort pour les policiers, qui lui ont tiré dessus en déchargeant trois balles sur elle au moment où elle a agité un couteau dans leur direction. Il est quasiment illogique qu’il n’y ait pas eu d’autre possibilité de l’arrêter. Mais la chose ne fait aucun doute : personne n’ira en jugement, pour cet acte. Il fait entièrement partie de la routine, sachez-le.
Un voile de deuil profond plane sur sa maison dans le village de Biddu, au nord-est de Jérusalem. Son père parle un hébreu hésitant, ponctuant ses mots de larmes qu’il essuie furtivement avec un mouchoir en papier. De temps à autre, il se marmonne également quelque chose à lui-même avant de répondre à une question. Najah, la mère, semble plus forte. Le couple a quatre fils et deux filles. Sawsan était la plus jeune, elle était en dernière année du secondaire.
Elle dormait toujours, le 23 mai, quand Ali était parti pour son travail, à Mevasseret Zion. Il avait franchi le check-point de Beit Iksa, comme d’habitude. Quand il était revenu, dans l’après-midi, un passant lui avait dit que le check-point était fermé. Ali avait attendu dans un taxi partagé avec son frère, Razi, qui travaille lui aussi en Israël. Le même jour, Israël avait restitué les corps d’une soeur et d’un frère du village de Katana, et Ali était sûr que des troubles avaient éclaté en tête de leurs funérailles. Le taxi avait attendu à quelque 300 mètres du check-point. Les gens avaient commencé à affluer de partout, mais personne ne savait ce qui se passait.
« Brusquement, j’ai eu comme une impression », dit maintenant Ali, en fermant les yeux et en se parlant encore à lui-même.
Le chauffeur de taxi lui avait alors montré une photo d’Internet d’une fille qui venait de se faire abattre au check-point. Son visage était couvert, mais Ali avait reconnu la robe. Il se rappelait que Sawsan l’avait portée la veille au soir, quand elle était allée rendre visite à sa sœur. La peur s’était emparée de lui. Il avait appelé sa femme : « Sawsan est-elle à la maison ? »
Najah lui avait dit que, peu de temps avant, elle avait aperçu l’adolescente sur le balcon, occupée à étudier, avant de descendre et de préparer des sandwiches pour ses neveux, qui étaient en visite. Peut-être était-elle allée à la maison de son grand-père, avait suggéré Najah, pour y étudier en paix.
Mais, à ce moment, la mère de Sawsan s’était inquiétée, elle aussi, et elle était sortie avec deux de ses fils. Quand leurs recherches s’étaient avérées vaines, ils s’étaient rendus au check-point, à quelque trois kilomètres de la maison.
Au check-point, les cris déchirants de Najah, une fois confrontée à l’amère vérité, avaient été entendus par Ali de l’autre côté. L’homme de la sécurité qui avait montré à Ali la photo de sa fille morte sur son téléphone avait alors essayé de le réconforter.
On avait ensuite dit à Ali de se rendre à la base militaire d’Ofer afin d’identifier le corps et il avait été choqué par le fouille corporelle complète qu’il avait dû subir avant d’avoir la permission de voir Sawsan. On lui avait avait alors posé des questions sur les motivations possibles de sa fille. Il avait dit à l’homme qui l’interrogeait qu’il n’en avait pas la moindre idée.
« Une fille de 18 ans qui pèse 45 kilos [99 livres] n’est pas un danger pour la vie des militaires », avait-il dit à l’homme, ajoutant : « Ils auraient pu l’arrêter, au lieu de la tuer. » Ali connaît les procédures au check-point, qu’il franchit chaque jour, et il est certain qu’en aucune façon sa fille n’aurait pu constituer une menace pour les militaires sur place.
Les parents de Sawsan n’ont vu qu’une photographie du couteau – ils disent qu’il ne provient pas de leur maison. Ils n’ont aucune idée non plus de la façon dont elle s’est rendue au check-point, apparemment en voiture.
Le corps a été restitué à la famille quatre jours plus tard, et l’enterrement a eu lieu le même jour.
La route entre le check-point et le village porte désormais des traces de brûlures à cause des pneus qui y ont été incendiés après les funérailles. Les parents de Sawsan se sont opposés à ce qu’une autopsie soit pratiquée, de sorte que les médecins de l’hôpital de Ramallah, où le corps avait été transféré, l’ont simplement passée aux rayons X. Najah tente de dire quelque chose à propos de la mort de Sawsan qui, prétend-elle, résulte de l’oppression, et Ali lui impose le silence. « Elle est morte et il n’y a rien de plus à ajouter. »
En réponse à une demande de Haaretz, un porte-parole de la police des frontières a déclaré : « En opposition totale aux allégations qui ont été faites, durant l’incident en question, une terroriste qui marchait en direction d’un poste de police des frontières a éveillé les soupçons des agents. Ils lui ont crié de s’arrêter et, quand elle ne l’a pas fait, ils ont appliqué la procédure d’arrestation de suspect. La terroriste a ignoré les appels, qui comprenaient des avertissements en arabe et en hébreu, et elle a continué à se rapprocher des agents, qui se sont complètement abstenus d’ouvrir le feu tant qu’il n’y avait pas de danger manifeste et réel pour leur vie.
« Quand la terroriste a été assez près, elle a sorti un couteau et l’a brandi dans l’intention de poignarder l’un des hommes. Les hommes, qui ont deviné un danger de mort concret et immédiat, ont tiré avec précision et ont neutralisé la terroriste. Il faudrait insister sur le fait qu’une enquête autour de cet incident montre bien que les hommes ont agi conformément à la procédure requise et que leur vigilance a apparemment sauvé des vies. »
Et Ali déclare, dans son hébreu rudimentaire : « Ce ne sont pas des êtres humains. Ce qu’ils lui ont fait, là, comme cela – non, ce ne sont pas des êtres humains. » Il a informé ses employeurs à Mevasseret Zion qu’il avait des problèmes chez lui et qu’il ne serait pas en mesure d’aller travailler la semaine suivante.

Publié le 3 juin 2016 sur Haaretz
Traduction : Jean-Marie Flémal
Photo : Alex Levac

(*) Selon la version des policiers. Dernièrement nous avons eu la preuve qu’un couteau a été déposé après l’exécution d’un jeune.

Gideon LevyGideon Levy est un chroniqueur et membre du comité de rédaction du journal Haaretz. Il a rejoint Haaretz en 1982 et a passé quatre ans comme vice-rédacteur en chef du journal. Il a obtenu le prix Euro-Med Journalist en 2008, le prix Leipzig Freedom en 2001, le prix Israeli Journalists’ Union en 1997, et le prix de l’Association of Human Rights in Israel en 1996. Il est l’auteur du livre The Punishment of Gaza, qui a été traduit en français : Gaza, articles pour Haaretz, 2006-2009, La Fabrique, 2009

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