Dernièrement, un patron de PME française – qui rentre tout juste de
Téhéran – est convoqué à l’ambassade des Etats-Unis à Paris. Il s’y voit
signifier qu’il ne doit pas dépasser un certain niveau d’investissement
en Iran sous peine de se voir interdire le marché américain… A peine
sorti du 2, avenue Gabriel, ce dernier alerte aussitôt le Quai d’Orsay
qui… ne lui a jamais accordé de rendez-vous…
Il y a quelques années : Total, Siemens, PPR, Alcatel, Bolloré parmi
tant d’autres ; en 2015 : BNP Paribas, Alstom et le Crédit Agricole ; en
2016 : Sanofi et Airbus ; demain, Mercedes, Renault, DCNS, Vinci,
Safran, Veolia sommés de répondre aux convocations de la justice
américaine !
Une banque européenne vient de décider de clore toutes ses opérations
dans 18 pays et a mis sous surveillance ses activités dans 12 autres.
Deux banques françaises considèrent qu’il est judicieux de réduire au
minimum leurs relations avec une quarantaine de pays, dont plusieurs
pays d’Afrique francophone, d’Asie ou d’Amérique latine ; leur
contrôleur américain pourrait y trouver à redire. Les entreprises
françaises qui veulent travailler avec ces pays sont priées de passer
par les banques américaines. Plusieurs centaines de sous-traitants d’une
entreprise industrielle européenne majeure ont fait l’objet d’enquêtes
de la justice américaine et se sont vus contraintes de remettre tous les
documents commerciaux et techniques relatifs à leurs relations avec
leurs clients.
Sur le site du Department of Justice (DOJ), qui la tient
scrupuleusement à jour, la liste des procédures engagées contre des
entreprises non américaines s’allonge. Et le bras armé du procureur
américain frappe désormais à peu près partout dans le monde, dès lors
que le dollar, un serveur américain, une puce électronique ou un
satellite de télécommunication, lui donne matière à poursuivre – fonde
sa compétence universelle.
Hervé Juvin : « l’application extra-territoriale du droit américain a
détruit des entreprises françaises (Alcatel et Alstom notamment), elle a
permis d’extorquer des milliards d’euros à des entreprises européennes.
Elle s’apprête à attaquer Sanofi, Airbus, Safran et bien d’autres. Elle
a pour prétexte la lutte anti-corruption, le respect des embargos
américains, le combat anti-terroriste, pour objectif affiché
l’efficacité économique, la moralisation des affaires, l’établissement
des conditions d’une concurrence libre, ouverte et équitable partout
dans le monde. Tout cela à l’appui d’un impérialisme juridique
grandissant, tout cela au bénéfice de l’intérêt national américain.
L’extra-territorialité du droit américain se propage à la faveur de
l’abandon du droit international, de la faiblesse du régalien et de la
négation de la puissance de mise en Europe. Elle constitue un élément
majeur de la stratégie de « Global Constraint » – « contrainte globale »
– qui renouvelle la stratégie de l’empire américain ».
La brutalité du procureur américain, la dureté des inculpations et
des sanctions, les campagnes d’intimidation résultent moins des textes
que de l’extrême résolution avec laquelle ils sont mobilisés au service,
moins d’intérêts particuliers, que d’une vision du monde. Le droit
américain reflète une conception de l’ordre social fondé sur la
concurrence darwinienne pour la survie qui élimine les plus faibles, sur
un modèle scientiste et néo-rationaliste en vertu duquel la technique
et la croissance résoudront tous les problèmes posés par la technique et
la croissance. Ce modèle est totalement opposé au modèle républicain de
solidarité et de mutualité qui emprunte le meilleur de ses principes
aux systèmes de régulation complexes des organismes vivants2.
Ce dispositif à prétention universel s’accompagne d’un affichage
moral, toujours précédé de campagnes de presse appuyées par des
Fondations et des ONGs mobilisées dans un but de légitimation. Le
premier effet des poursuites et des sanctions américaines contre les
banques suisses, accusées de favoriser l’évasion fiscale, est que les
banques suisses conseillent désormais à leurs clients de déposer leurs
fonds aux Etats-Unis, d’ouvrir des sociétés au Delaware ou au Nevada,
aujourd’hui parmi les premiers des paradis fiscaux du monde. Quant aux
récalcitrants, ils se verront attaqués par la presse et les ONGs.
Dernièrement, le quotidien parisien Le Monde nous a servi un
étrange scoop accusant le cimentier Lafarge d’entretenir des complicités
avec des groupes jihadistes… Il n’a pas fallu attendre 48 heures pour
voir surgir les chevaliers blancs de plusieurs ONGs lançant pétitions et
autres actions à l’encontre du cimentier !
Ces opérations sont le fait de diverses officines, disposant pour
certaines de moyens étendus, pour la plupart d’une influence fondée sur
le présupposé naïf que tout est mieux chez les autres, pour quelques-unes du projet explicite de soumission de la France aux intérêts
étrangers. Au nom de l’éthique des affaires ou de la bonne gouvernance,
des associations, des médias, des groupes exercent une pression plus ou
moins directe sur les entreprises françaises pour qu’elles se conforment
aux pratiques et aux intérêts américains ou à ceux de leurs alliés –
combien de séminaires, de sessions de formation dans ce but ! – et,
d’abord, pour qu’elles financent elles-mêmes des actions qui leurs sont
contraires ! Ces officines donnent une nouvelle ampleur au trafic de
réputation et d’influence. À coup d’indicateur biaisés, de classements
tendancieux, d’enquêtes bricolées, elles accréditent des procédures et
des méthodes de gestion étrangères à la culture européenne des affaires,
comme « la bonne gouvernance », « la mise en conformité », « les
administrateurs indépendants », etc... l’ensemble revêt une certaine
puissance en raison des relais que constituent cabinets d’avocats
américains, auditeurs et comptables anglo-américains, banques d’affaires
et fonds d’investissements, qui ont intérêt à agir, a produire de la
norme, à relayer et manipuler certaines méthodes comptables.
Ainsi par conformisme, sinon par colonialisme intellectuel, combien
de sociétés françaises ont-elles sciemment introduite le loup dans leur
propre bergerie ? Combien d’entreprises françaises et européennes
ont-elles confié des audits et autres analyses opérationnelles et
stratégiques à des sociétés d’audit anglo-saxonnes ? Lorsqu’on sait, par
exemple, que le plan « Vision-2030 » – censé diversifier et moderniser
l’économie saoudienne – a été concocté par la société McKinsey… nous voilà rassuré et grandement assuré que les princes wahhabites ne financeront plus l’islam radical dans le monde !
Alors que faire ? Travailler à se désexposer à la justice américaine,
à se déccrocher du dollar. Les outils disponibles sont déjà là : ne
plus travailler qu’avec les marchés de cotation des matières premières
hors dollar, tels que la Chine en a ouvert en novembre 2015 (le premier
portant sur l’or) ; refuser d’avoir affaire avec tout prestataire de
services hébergé aux Etats-Unis, filiale d’une entreprise américaine ,
ou relevant d’une manière ou d’une autre de la justice américaine ;
exiger que la totalité des données de l’entreprise soit traitée,
hébergée et préservée dans des centres informatiques localisés en
France ; imposer une autre monnaie que le dollar pour toute transaction
internationale (comme l’impose l’Iran pour son pétrole et son gaz) ;
éliminer de ses appels d’offre toute banque, toute institution
financière américaine, ou filiale d’un établissement américain ; ne
communiquer aucune information, ne diffuser aucune opinion, d’une
organisation, ONG, association, Fondation ou institution internationale,
sous la dépendance de financements américains3.
Hervé Juin de conclure : « pourquoi ne pas utiliser WeChat,
entièrement chinois, plutôt que les sites de relations américains ?
Pourquoi ne pas prévenir tous les utilisateurs de Cloud Computing et
autres Big Data, comme de progiciels américains, que le nouveau pouvoir
US utilise les prestataires de services pour acquérir toutes données
utiles de la part des utilisateurs naïfs ? Pourquoi ne pas tenir en
alerte toutes les entreprises contre le recours à des logiciels
américains qui comportent tous les algorithmes pour suivre, déceler,
dénoncer les opérations non-conformes à l’intérêt national US ? Après,
c’est trop tard. Quand l’entreprise emploie, laisse pénétrer ses
fonctions vitales, laisse les prestataires américains la conseiller,
auditer ses comptes, assister ses politiques commerciales, gérer ses
flux de factures ou de capitaux, c’en est fini de son indépendance
stratégique. Quand elle accepte de subordonner ses relations
internationales au regard des Etats-Unis ou de leurs alliés, c’est fini.
Il faut organiser la grande séparation d’avec l’occupation américaine,
il faut faire tomber le nouveau mur qui nous aliène. Qu’il passe dans
nos têtes plus que dans la rue, qu’il se compose de droit, de finance,
d’audit et de conformité, ne le rend que plus présent. Il s’insinue
partout, il nous coupe de nos traditions, de notre histoire, il nous
rend insensible à notre intérêt propre, et voilà que la France ne peut
même plus préférer les Français, l’Europe préférer les Européens ! Nous
avons le monde devant nous. Il vaut tellement plus que l’illusion de
l’alliance américaine ! »
Désormais, nous devons regarder la réalité en face. Au nom de la
lutte contre la corruption, au nom du combat légitime contre les
pratiques abusives, c’est la lutte contre la diversité humaine et contre
la liberté des peuples à décider de leurs lois et de leurs principes
qui franchit s’impose et se généralise. C’est une colonisation
américaine d’un nouveau type – soft et smart colonisation – qui
s’affirme au fur et à mesure que la croissance signifie moins apporter
une utilité augmentée que l’obsession de tuer ses concurrents par tous
les moyens.
De toute urgence : contre l’extra-territorialité du droit américain, il faut lire, diffuser et citer l’étude d’Hervé Juvin.
Source : Proche et Moyen-Orient, Richard Labévière, 08-08-2016
Les Crises


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