Il y a plusieurs siècles, le cygne noir était, en Angleterre, un
symbole populaire qui figurait l’impossible, puisque personne n’avait
jamais vu un animal de ce genre. Puis, surprise : on découvrit, en
Australie, des cygnes noirs. Depuis lors, cet oiseau s’est mis à
symboliser ce qui semble impossible, mais peut, en fait, se produire. Le
cygne noir nous le rappelle, si nous croyons que quelque chose ne peut
se produire, c’est souvent simplement par manque d’imagination.
Des pans entiers de la société, de nos jours, pensent à propos de la
guerre nucléaire ce que jadis la société anglaise pensait du cygne noir :
on n’a jamais vu de guerre nucléaire, donc son éventualité semble
improbable. Même s’il y a quelque 16 000 têtes d’ogive nucléaires en circulation,
on a l’impression que la dissuasion fonctionne. Et ainsi, surtout en ce
moment où la guerre froide s’efface des mémoires, nous détournons notre
attention de l’armement nucléaire. Toutefois, il est aussi erroné de
penser maintenant que la guerre nucléaire ne peut pas se produire que
d’avoir cru autrefois que les cygnes noirs n’existaient pas.
C’est vrai, la guerre nucléaire est improbable, mais le risque
qu’elle se produise n’est pas égal à zéro. Martin Hellman, professeur
émérite à Stanford, nous explique cela de façon très convaincante.
Il compare ce risque à une pièce dont on ne sait rien, qu’on lance une
fois par an depuis le premier essai nucléaire soviétique en 1949.
Pendant 65 ans, elle est toujours retombée sur face. Si elle était
toujours retombée tout de suite sur face, on pourrait penser que la
probabilité de pile est égale à zéro. Cependant, il y a eu quelques
années où elle a vacillé avant de se stabiliser sur face. Si nous
prenons en compte ces données, est-il logique de penser que la
probabilité qu’elle tombe sur pile avoisine zéro?
Nous avons, après tout, été témoins de beaucoup de ces vacillements
au bord de l’abîme. Le 27 octobre 1962, pendant la crise des missiles
cubains, les États-Unis ont visé le sous-marin soviétique B-59 avec des
grenades anti sous-marins. Deux des trois officiers soviétiques
voulaient riposter en utilisant les armes nucléaires du sous-marin mais,
selon la procédure, il aurait fallu qu’ils soient tous trois d’accord
pour que le lancement ait lieu. Le 25 janvier 1995, c’est-à-dire après
la Guerre froide, des radars russes ont détecté le lancement d’une fusée
météorologique au-dessus de la côte nord de la Norvège, et les
opérateurs radar ont soupçonné que ce pouvait être un missile nucléaire.
Eltsine et ses conseillers ont décidé de ne pas lancer d’arme nucléaire
en représailles, ayant l’intuition, juste, que la fusée ne les
attaquait pas. Et de mai à juillet 1999, l’Inde et le Pakistan sont
entrés en guerre à propos de la région de Kargil au Cachemire. Les deux
pays avaient l’arme nucléaire, qu’ils auraient pu utiliser en cas
d’escalade.
Le calcul des risques
Comment s’y prend-on pour estimer la
probabilité annuelle d’une guerre nucléaire, c’est-à-dire la probabilité
qu’elle se produira pendant n’importe quelle période d’une année ? Il
est important de penser en termes de probabilité par unité de temps. La
probabilité de la survenue d’une guerre nucléaire l’an prochain est
moins élevée que celle de sa survenue dans les prochains dix ans. Plus
nous attendons, plus il est probable qu’elle survienne. Si la
probabilité d’une guerre nucléaire survenant en une année, est de,
disons, une sur mille, il y en aura probablement une dans les mille
prochaines années.
Pour certaines sortes d’événements, il serait possible de déterminer
les probabilités annuelles en jetant un coup d’œil en arrière dans
l’histoire pour voir quel pourcentage des années précédentes a été
touché par les événements en question. Pour la question qui nous occupe,
en revanche, adopter une telle approche équivaudrait à ce qu’auraient
pu faire les Anglais, il y a des siècles, pour chercher le pourcentage
de cygnes noirs.
Pour commencer à calculer les risques, mes collègues et moi avons
étudié un type spécifique de scénario, celui d’une guerre par méprise
entre la Russie et les États-Unis, lors de laquelle l’une des parties
croit, par erreur, être attaquée et lance ce qu’elle croit être une
contre-attaque mais qui est, en fait, une attaque. Nous avons découvert
que le risque d’une telle guerre
survenant pour toute année donnée s’élevait à environ un sur cent
mille. La probabilité totale annuelle pour tous les types de guerre
nucléaire est plus élevée que cela, beaucoup plus élevée, peut-être.
Mes collègues et moi avons estimé la probabilité d’une guerre
nucléaire survenant, par méprise, entre la Russie et les États-Unis en
modélisant les étapes entre une fausse alerte et la riposte. Quand on
reçoit une alerte, celle-ci remonte toute la chaîne de commandement, et
elle est l’objet d’une attention de plus en plus minutieuse à chaque
étape, les responsables décidant si l’événement à l’origine de l’alerte
constitue ou non une véritable menace. C’est seulement si la nouvelle
parvient au sommet, jusqu’au président pour les États-Unis, qu’on
ripostera.
Il y a des données historiques – à la disposition de tous – au sujet
de la fréquence des fausses alertes et du point où elles se sont
arrêtées dans la chaîne de commandement, les autres données, elles,
restant classifiées. Nous avons utilisé toutes les données historiques
que nous avons pu trouver, mais il reste encore beaucoup d’incertitudes.
Nous avons réfléchi à beaucoup d’hypothèses à propos de la résolution
éventuelle des incertitudes, ce qui nous a fourni une large gamme
d’estimations éventuelles de probabilité annuelle. Par exemple, nous ne
savons pas exactement combien il y a, par an, de fausses alertes qui
pourraient passer pour des attaques nucléaires, alors nous avons
déterminé, en nous fondant sur des données de 1977 à 1983, que le nombre
de ces alarmes allait de 43 à 255 par an. Même s’il n’y a aucune
garantie – ces données sont classifiées – que le nombre de fausses
alertes se situe dans cette échelle, au moins donne-t-elle un point de
départ qui tient debout.
Catastrophes évitées de justesse
Aucune guerre nucléaire
n’est jamais survenue, cela ne signifie pas pour autant que la
dissuasion fonctionne, mais bien plutôt que nous avons eu de la chance.
Que ce serait-il passé si le 3ème officier du B-59 avait eu une opinion
différente à propos du lancement des armes nucléaires ? Que ce serait-il
passé si l’incident de la fusée norvégienne était survenu pendant une
crise ÉU-Russie ? Que ce serait-il passé si l’Inde et le Pakistan
n’avaient pas pu résoudre si rapidement le conflit du Kargil ? Les
accidents arrivent. En 2013, pendant la courte période où les États-Unis
menaçaient d’intervenir militairement en Syrie, Israël lançait des missiles
depuis la méditerranée vers sa côte pour tester ses systèmes de défense
anti-missiles, ce qu’un radar russe a détecté. Israël a dissipé la
confusion avant que rien d’irréversible ne survienne et aucune arme
nucléaire n’est censée avoir joué un rôle dans l’incident, qui met
toutefois en lumière les périls inattendus en compagnie desquels nous
devons toujours vivre.
De la même façon, si l’on observe la situation géopolitique actuelle,
il doit être clair que la guerre nucléaire n’est pas moins improbable
qu’elle l’a été depuis la bombe atomique. Prenons certains des États
dont nous savons qu’ils ont l’arme nucléaire. Les relations entre la
Russie et les États-Unis sont sans doute pires qu’elles ne l’étaient en
1995, à cause des désaccords à propos de l’Ukraine. L’Inde et le
Pakistan n’ont certainement pas résolu tous leurs problèmes. La Chine a
des différends à la fois avec l’Inde, la Russie et les États-Unis. Quant
à Israël et la Corée du Nord, ils ne sont pas exactement en paix avec
leurs voisins.
Même si la guerre nucléaire a des points communs avec le cygne noir,
il y a une différence profonde entre les deux. Les cygnes noirs ne font
pas un nombre énorme de victimes. Nous pouvons voir des cygnes noirs et
en parler ensuite, mais nous ne pouvons pas forcément dire la même chose
des guerres nucléaires.
Si nous sommes encore vivants, c’est parce
qu’elles ne sont pas encore survenues. La guerre nucléaire est ce cygne
noir que nous ne pouvons pas voir sauf en ce bref instant où elle nous
tue. C’est à nos risques et périls que nous retardons le moment
d’éliminer cette menace. C’est maintenant qu’il faut s’y attaquer,
pendant que nous sommes encore en vie.
Source : Bulletin of the Atomic Scientists, le 21/11/2014
Les Crises


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