En contemplant les vastes pâturages de la vallée du Jourdain, nul ne
saurait imaginer la violence de la bataille qui se joue ici. Pour en
comprendre l’ampleur, il faut se rendre dans des communautés bédouines
comme celle de Hadidiyeh, dans le nord de la vallée, où vit Abou Saqer.
Avant
même que celui-ci n’explique en détail ce que sa famille endure, l’état
du campement nous fait comprendre les difficultés auxquelles font face
ces communauté, ne serait-ce que pour accéder à leur lieu de résidence.
Lorsque l’on vient de l’intérieur de la Cisjordanie via Tubas, au nord
de Naplouse, le dernier kilomètre se fait à travers champs, ce qui rend
tout déplacement compliqué, que ce soit pour acheminer du matériel et
des vivres ou pour envoyer les enfants, dont certains en bas âge, à
l’école.
Vivre la peur au ventre
Si la
vingtaine de tentes couleur sable se fondent harmonieusement dans le
paysage, les débris de celles détruites ces derniers mois témoignent du
bras de fer permanent entre l’armée israélienne et les Palestiniens qui,
dans toute cette zone, sont seuls face aux soldats et colons
israéliens. 95 % de cette région, qui représente un tiers de la
Cisjordanie, fait en effet partie de la « zone C » qui désigne, selon la
terminologie des Accords intérimaires de paix d’Oslo, les 60 % de la
Cisjordanie restés sous occupation israélienne directe depuis 1967.
À
Hadidiyeh, les destructions du mois de janvier dernier sont encore dans
tous les esprits. « Ils sont arrivés avec les bulldozers et ont
commencé à raser plusieurs tentes », raconte Abou Saqer, calé dans une
chaise en plastique au milieu d’une des tentes réservées aux invités.
« Ils
ne se sont pas contentés de les mettre à terre. Ils ont ensuite
rassemblé les débris pour en faire un tas qu’ils ont écrasé comme pour
en faire une sorte de pâte. Je les regardais faire en souriant, ce qui a
largement énervé leur chef, que je connaissais bien, car il était déjà
là pour de précédentes opérations de destruction. Il m’a demandé
pourquoi je riais. Je lui ai répondu que je ne comprenais pas pourquoi
ils s’acharnaient autant, et que de toute manière, j’allais
reconstruire, et à neuf.
« Pour se venger, il a ordonné aux
soldats de nous interdire de reconstruire quoi que ce soit, pas même de
quoi protéger mes enfants de la pluie. C’était en hiver, il faisait
froid, on est restés quinze jours comme ça. »
À quelque pas de là,
dans une autre tente où sa famille termine son déjeuner, les regards
sont tous posés sur le benjamin de la bande, 3 ans, présenté comme un
héros. L’histoire familiale raconte qu’alors qu’il ne tenait pas encore
debout, il avait pris un petit caillou et l’avait lancé en direction des
soldats qui opéraient une descente dans le camp.
Si le souvenir
de la scène provoque des sourires, les visages des adolescents présents
se ferment dès qu’on leur demande de parler de leur vie quotidienne. «
Les soldats viennent tout le temps, et souvent ils nous frappent, dit
l’un d’entre eux en hachant ses mots. Et on ne peut rien faire, juste se
taire et attendre qu’ils repartent. Si je réagis, ils risquent de s’en
prendre encore plus à mon père et à ma famille. »
Les débris des tentes détruites par l’armée israélienne dans le
campement de Hadidiyeh sont encore visibles (MEE/Valérie Féron)
La guerre de l’eau
À
l’autre bout du camp, Rokaya, l’épouse d’Abou Saqer, est affairée près
d’un des enclos abritant des moutons et engage aussitôt la conversation
sur le « nœud » de cette guerre de l’ombre : l’eau. La vallée du
Jourdain en est riche, mais la précieuse ressource est détournée par la
puissance occupante au profit de ses colonies. Résultat : une précarité extrême pour les humains comme pour les animaux.
« Ils
nous ont totalement coupés des puits et des sources, et vous voyez
combien c’est difficile d’accéder ici. Les voitures et même les
tracteurs ont du mal à nous amener des réservoirs, surtout en hiver,
quand il a plu. »
« Il y a des fois où l’on va dormir en ayant
soif, avoue Rokaya. Comment voulez-vous que mes enfants, surtout les
petits, supportent ça ? Ils sont tout le temps malades ! ». De graves
problèmes que ne connaissent pas les colons des implantations
israéliennes proches de Ro’i et de Beka’ot, illégales aux yeux de la loi
internationale mais qui sont directement alimentées en eau courante par
la compagnie israélienne Mékorot.
Toute tentative de pallier l’absence de services de base
dans ces communautés en construisant quatre murs pour servir d’école ou
de centre médical est vouée à l’échec, Israël détruisant
systématiquement les structures rénovées ou bâties à neuf sous prétexte
qu’elles sont « illégales », puisque construites sans permis. Permis
qu’il faut demander à la puissance occupante et qui, en conséquence,
sont quasiment impossibles à obtenir dans cette région fragmentée en « zones militaire », « zones de tirs » et « réserves naturelles » censées être interdites d’accès aux populations palestiniennes.
Le
terme de « réserves naturelles » fait sourire Abou Saqer :
« Normalement, ces zones sont supposées servir à préserver la nature et à
être bénéfiques à l’être humain. Mais ici, elles servent les objectifs
de l’armée et des colons. Tous les ans, ils mettent le feu à certaines
terres, et si un berger ou fermier palestinien pénètre dans ces
secteurs, il doit payer de lourdes amendes ». Cette politique est
inévitablement destructrice pour l’environnement, dans la mesure où elle
contribue à la création de zones arides dans cette région fertile.
Les animaux comme les humains
Outre
la terre et l’eau, l’armée israélienne s’en prend aussi à l’autre
richesse de toute communauté bédouine : le cheptel. Moutons et chèvres
sont régulièrement confisqués à leurs propriétaires et emmenés dans ce
qui est appelé « la quarantaine », un autre terme qui déclenche ironie
et amertume chez Abou Saqer.Mettre un animal en quarantaine
dans le monde entier veut dire l’isoler du reste d’un troupeau s’il est
malade, rappelle-t-il en allumant une énième cigarette. Mais pour les
Israéliens, ce mot a un tout autre sens. Ils prennent nos bêtes qui sont
en pleine forme et les parquent avec d’autres qui, elles, sont parfois
malades, ce qui contamine tout le troupeau !! De plus, ils ne s’en
occupent pas bien et elles nous sont rendues en mauvaise santé
« ».
En
outre, pour récupérer les animaux ainsi confisqués, les propriétaires
doivent payer des amendes : « Ils nous obligent à payer dès le premier
jour l’équivalent de 6 euros par tête et par nuit, précise-t-il, et cela
peut monter jusqu'à 14 euros ».
La réalité sur le terrain tranche
radicalement avec les discours officiels israéliens que dénonce cet
homme d’une soixantaine d’années qui ne quitte jamais en public son
keffieh à damier noir et blanc : « Ils clament partout qu’ils sont une
démocratie ! Voyons un peu ce que ce système démocratique et sa justice
font ici. Les terres sur lesquelles nous nous trouvons nous
appartiennent, nous possédons le tabou, le titre de propriété.
Celui-ci a été reconnu aussi bien par les Britanniques [durant la
Palestine mandataire, 1920-1948] que par les Israéliens ! ».
Mais
posséder un acte de propriété n’a jamais signifié pour Israël que cela
donnait le droit aux Palestiniens de vivre sur leur bien foncier. Titre
de propriété ou pas, ces derniers sont considérés comme des intrus sur
leur sol national.
« En 2006, après une longue bataille judiciaire, la Cour suprême israélienne
nous a déclarés… illégaux ici ! », poursuit Abou Saqer. « Le citoyen
palestinien né sur cette terre, où son père et son grand-père sont nés,
et qui possède l'acte de propriété de cette terre reconnu par Israël,
est illégal.... c'est ça, la Cour suprême israélienne… la justice israélienne. »
Abou Saqer explique la situation dans le camp à des visiteurs (MEE/Valérie Féron)
Forcer Israël à respecter les droits des Palestiniens
Pour
les aider à rester sur leurs terres en attendant des jours meilleurs,
la communauté internationale, dont la France, fournit une aide à ces
communautés bédouines. Celle-ci consiste entre autres à leur procurer
des tentes pour remplacer celles détruites par les autorités
israéliennes. Or ces dernières n’hésitent pas non plus à détruire les infrastructures fournies par la communauté internationale, dans un cycle sans fin.
C’est
ainsi que depuis le début de l’année 2016, au seul niveau européen, 72
structures en zone C financées par le service d'aide humanitaire et de
protection civile de la Commission européenne (ECHO) ont été détruites,
selon un communiqué du bureau de la Commission à Jérusalem reçu par MEE.
L’État
d’Israël estime pour sa part avoir le droit de détruire tout projet
qu’il définit comme « illégal », c’est-à-dire n’ayant pas fait l’objet
d’une autorisation et d’une coordination préalable avec ses services.
Selon
ce même communiqué de la Commission européenne, depuis 2009, quelque
600 projets financés par la Commission et les États membres, pour un
montant de 2 300 000 euros, ont déjà été démolis, ou sont menacés de
l’être. Ce qui prouve, pour Abou Saqer, que cette aide n’est pas la
réponse appropriée si elle n’est pas accompagnée de sanctions claires
envers Israël.
« Pourquoi les États, organisations internationales
et associations qui nous aident ne réagissent pas lorsque le matériel
qu’ils nous donnent est confisqué ou détruit ? Quelle est donc cette
hypocrisie générale qui consiste d’un côté à nous aider, et de l’autre à
continuer à avoir des relations normales avec Israël malgré toutes ses
violations du droit international ?
« En fait, nous n’avons pas
besoin de cette aide, nous avons juste besoin de nos droits à vivre
librement sur notre terre », ajoute-t-il en guise de conclusion.
L’Union
européenne assure régulièrement dans ses communiqués être déterminée à
poursuivre son action auprès des populations palestiniennes en zone C,
conformément à la loi internationale et aux Accords de paix d’Oslo. Le
tout pour parvenir à l’objectif final : la construction d’un État
palestinien viable aux côtés de l’État d’Israël.
Mais c’est
justement dans la vallée du Jourdain que ces déclarations de principe
sont les plus mal reçues, cette région étant cruciale à toute viabilité
d’un État Palestinien. Pour les Palestiniens, bien au-delà des
communautés bédouines, le soutien affiché des Occidentaux à la solution à
deux États non accompagné de sanction n’a aucun sens, face à un État
d’Israël qui poursuit son expansion territoriale, via notamment sa
politique d’expulsion des communautés les plus démunies.
Photo : Le campement bédouin de Hadidiyeh, en Cisjordanie (MEE/Valérie Féron)
mee.net
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