Texte du Collectif Ni guerres ni état de guerre sur le protocole Défense Education nationale.
À l’heure où les dépenses militaires de la France augmentent et où
l’école et l’université manquent de moyens, il n’est pas sans intérêt de
se pencher sur les relations entre l’Armée et l’Éducation nationale.
Un nouveau protocole
(le cinquième) a été signé en mai 2016 entre les ministères de
l’Education nationale, de l’Agriculture et de la Défense : il vise à
enseigner à la jeunesse scolaire et universitaire « l’esprit de défense
et de sécurité ».
Qu’en est-il ?
L’idée d’enseigner à l’école « l’esprit de défense » a germé dans la
tête de Charles Hernu en 1982, alors qu’il était ministre de la Défense [1].
Six ans après la suppression du service militaire, il s’agissait de
mettre l’école à contribution pour sensibiliser ses élèves à « l’esprit
de défense ». La formation des enseignants dans cette perspective est
apparue en 1989 et l’intégration de cette notion dans les programmes en
1995.
Le nouveau protocole de 2016 approfondi la coopération Armée – École
et l’étend à l’enseignement primaire et à l’enseignement supérieur ainsi
qu’à la recherche. Mais surtout, il explicite une orientation nouvelle
qui correspond aux doctrines récentes en matière d’utilisation des
forces armées.
L’implication directe de l’École dans la chose militaire repose sur
une analyse du changement des menaces auxquelles le pays doit faire
face. On peut ainsi trouver dans les textes des deux ministères, Défense
et Éducation, l’idée qu’après la fin de la guerre froide, où la menace
était précise et relevait essentiellement d’une préparation des forces
armées, s’est ouverte une époque où les menaces sont multiples et
diffuses : terrorismes, possibilité d’attaques déloyales contre la
substance économique d’une nation ouverte par la mondialisation de
l’économie, risques pesant sur l’approvisionnement en énergie et
l’environnement, cyberattaques, etc.
L’idée principale ici est que le seul instrument militaire ne suffit
pas à affronter ces menaces : il faut une implication de tous les qui
doit se préparer dès l’école (et désormais dès l’école primaire).
Cette nouvelle doctrine, issue des thèses nord-américaines, consiste à
relier, voire à fusionner la sécurité extérieure et la sécurité
intérieure. Elle est exposée dans le dernier Livre blanc de la Défense
(2008) qui devient significativement Livre blanc de la Défense et de la
Sécurité nationale.
L’unification des tâches de sécurité, externe et interne, a deux
conséquences désormais bien visibles : l’armée se voit confier des
tâches de police tandis que la police se militarise. Mais surtout,
l’idée s’installe dans les esprits qu’il ne s’agit plus de défendre un
territoire contre un ennemi extérieur, mais de faire face à des dangers
intérieurs sans cesse rappelés dans les discours officiels (« nous
sommes en guerre ») et dans la pratique avec un état d’urgence plusieurs
fois reconduits.
Or, cette « sécurité nationale » ou « sécurité intérieure » est une
notion bien floue, qui a été introduite dans la doctrine
militaro-policière, et aujourd’hui dans les programmes scolaires, sans
aucun débat public, ni dans la société, ni au parlement. Pas plus que la
guerre extérieure, la guerre intérieure ne mérite donc délibération
politique !
D’autres notions tout aussi vagues, telles que « cohésion nationale » ou même « valeurs de la République [2] », viennent s’y ajouter pour former un ensemble d’injonctions destinées
à façonner les esprits et à justifier la répression à l’encontre
d’ennemis eux bien précis : les musulmans ou réputés tels, les classes
populaires, les mouvements sociaux.
Autre mot fétiche, la résilience
La résilience nationale est définie comme « la volonté et la capacité
d’un pays, de la société ou des pouvoirs publics à résister aux
conséquences d’une agression ou d’une catastrophe majeures, puis à
rétablir rapidement leur capacité de fonctionner normalement, ou à tout
le moins dans un mode socialement acceptable ».
Ce qui est important ici, c’est la nécessité d’impliquer l’ensemble
de la population, notamment en cas de menace d’un ennemi intérieur :
l’école se voit attribuer le rôle de l’y préparer.
Ces notions floues, « résilience », « cohésion », « engagement »
servent à enfumer et à atténuer les effets d’une politique qui ne serait
pas pour l’heure « socialement acceptable ». On pourrait traduire la
citation précédente ainsi : des grèves avec occupation se multiplient,
des blocages s’étendent, l’essence manque, les poubelles s’entassent,
la jeunesse des quartiers populaires entre action, le chef du patronat
traite les grévistes et les jeunes de terroristes. Le gouvernement
estime que la cohésion nationale est menacée, que la Nation est
atteinte, et donc les valeurs de la République, et il en appelle à la
résilience. Il a bien préparé les choses : de la maternelle à
l’université, les enseignants ont été conviés à préparer les élèves à se
mobiliser pour « faire fonctionner normalement » le pays, dans un
« mode socialement acceptable » (par exemple en faisant primer la
sécurité sur la démocratie). Des trinômes académiques (constitués de
représentants des ministères de la Défense et de l’Éducation, et de
l’Institut des hautes études de la défense nationale) existent partout
sur le territoire et ont constitué des relais comme les y invite le
protocole de 2016.
Bien sûr, pour l’instant, le pouvoir ne peut énoncer de telles perspectives : mais il prépare les esprits.
Le noyau dur de la mobilisation des esprits, de la résilience, est quant à lui bien précisé : c’est l’armée.
Le protocole l’exprime ainsi :
« L’enseignement de défense et de sécurité nationale, conçu en
lien avec la formation à la citoyenneté, est centré sur la défense
militaire, qui lui confère sens et visibilité, et concerne l’ensemble
des disciplines.
Il permet aux élèves de :
percevoir concrètement les intérêts vitaux ou nécessités stratégiques de la Nation, à travers la présence ou les interventions militaires qu’ils justifient ;
comprendre le cadre démocratique de l’usage de la force et de l’exercice de la mission de défense dans l’État républicain ;
percevoir concrètement les intérêts vitaux ou nécessités stratégiques de la Nation, à travers la présence ou les interventions militaires qu’ils justifient ;
comprendre le cadre démocratique de l’usage de la force et de l’exercice de la mission de défense dans l’État républicain ;
appréhender les valeurs inhérentes au métier militaire, à partir de l’étude des aspects techniques. »
L’école est ainsi appelée à expliquer et à justifier les guerres que l’impérialisme français conduit dans plusieurs régions.
Un témoignage (datant de 2015, donc dans le cadre du protocole
précédent) montre jusqu’où peut aller l’intrusion de l’armée dans
l’école. Dans l’académie de Clermont-Ferrand, les enseignants ont été
conviés à une journée de formation sur le thème de la défense nationale
pour préparer une action en classe de troisième.
L’expérience est ainsi relatée dans un blog de Mediapart [3], nous citons :
« La pédagogie mise en œuvre fait l’objet d’un hallucinant
powerpoint dans un premier temps mis en ligne sur le site de l’académie
avant d’en être retiré. Extraits :
« Diviser la classe en cinq groupes. Expliquer à chaque groupe
qu’il constitue un ennemi impitoyable de la France et qu’il doit mener
une attaque contre cette dernière en 2015. Question : comment allez-vous
procéder ? [Après] un temps d’échange entre les élèves, chaque groupe
vient devant la classe expliquer sa stratégie. »
Dans le cadre de l’inévitable étude de cas, les élèves s’intéressent
ensuite au nouveau véhicule blindé VBCI ; un petit film de Giat
Industrie leur permet d’arriver à cette trace écrite dont on mesure
toute la sagacité : « l’armée française effectue ses missions à
l’étranger, il est important d’être bien accepté par les populations
locales. Le fait que le VBCI soit pourvu de roues et non de chenilles y
contribue » (sic). Histoire, sans doute, de faire oublier par lesdites
populations locales les soupçons d’abus sexuels dont sont accusés
certains militaires…
Bien sûr, on veillera à « privilégier la mise en activité des
élèves avec des partenaires extérieurs (…) : le délégué militaire
départemental, le 92e RI, la réserve, le centre d’information et de
recrutement des forces armées etc. »
Notes
[1] Jusqu’à
sa démission en 1985 suite à l’affaire du Rainbow Warrior, le bateau de
Greenpeace dynamité à Auckland par une opération de commando préparée
avec Mitterrand, et qui a coûté la vie au photographe Fernando Pereira.
[2] Souvent
réduites à une seule, la laïcité, qui elle-même a brutalement changé de
sens, puisqu’elle s’applique désormais aux individus.
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