vendredi 7 octobre 2016

Régis Debray : « Une guerre civile ? La “grosse blague”, aurait dit Flaubert »

«Il y a trente ans, quand il y avait un problème social en Seine-Saint-Denis, le préfet allait voir le secrétaire de cellule et ça pouvait s'arranger. Ce qui nous manque cruellement, sur le terrain, c'est Peppone et Don Camillo», estime Régis Debray.Vincent Tremolet de Villers           


Dans Allons aux faits, l'écrivain et philosophe livre une captivante méditation sur l'Histoire et la sacralité. Méditation qu'il poursuit, sur la notion de guerre, dans les colonnes du Figaro.

LE FIGARO.- Devant les attaques terroristes que la France a subies, reprenez-vous à votre compte le lexique de la guerre ? 

Régis DEBRAY. Ce lexique me semble proche d'un déni de réalité, même si sonner le tocsin permet au politique de serrer les rangs et faire son Clemenceau à bon compte. Et au médiatique, de faire monter la tension pour retenir l'attention. Soixante-dix ans de paix intérieure nous ont fait perdre le sens des proportions. La guerre, ce sont des massacres, des bombardements, des atrocités : 25.000 victimes en un jour le 26 août 1914 et Raymond Poincaré ne sort pas de son bureau. 250 victimes en un an pour ce qui nous est présenté comme la troisième guerre mondiale… Je suis peut-être mal informé, mais je ne vois pas nos frontières menacées, ni l'intégrité du territoire en péril ni un Rommel islamiste à l'horizon. Restons modestes. Il y a un état de violence épidémique et sporadique. Une forme hybride d'hostilité, cristallisée militairement au Proche-Orient et rebondissant chez nous par des actes isolés de sauvagerie. Cela exige une bonne police et des ordinateurs un peu malins. M. Cazeneuve y veille. Ne forçons pas notre talent.

Pourtant l'EI nous a déclaré la guerre ? 

Les mégalomanes n'ont pas toujours les moyens de leurs fins, en l'occurrence convertir sept milliards d'humains au salafisme dur, vaste programme. Ce n'est pas parce que quelqu'un pour se grandir vous déclare la guerre que vous devez lui rendre la pareille. Donner à un gang multinational, fût-il mystique, la dignité d'une armée, ériger un détraqué en soldat, c'est faire son jeu. Le meilleur allié de l'acte terroriste en tant qu'acte de communication, c'est le camp adverse parce qu'il branche le haut-parleur, héroïse l'attaquant et donne à une mise de fonds minimale, un maximum de répercussion, donc d'efficacité. L'outrance dans le contre-terrorisme fait toujours les affaires du terroriste.

Le conflit pourtant est engagé ? 

Une guerre qui n'a pas tout au bout un traité de paix possible, cela pose problème. On imagine mal les représentants d'Allah, le Tout-Puissant avouer un beau jour leur impuissance et venir signer un armistice. Qu'est-ce qu'une guerre qui ne peut pas avoir de victoire nette et claire? La croyance au paradis et la sanctification par le martyre survivront à la chute de Mossoul. Je ne vois pas comment l'offre de rachat de toutes les âmes perdues de l'Occident, permettant aux dévoyés de rentrer dans la bonne voie, pourrait s'évanouir parce qu'aura disparu une petite base arrière. Les guerres militairement gagnées et politiquement perdues, on ne les compte plus.

Pas de guerre de religion non plus ? 

Cela désigne un affrontement entre confessions. Il faut être deux. Catholiques contre protestants au XVIe siècle, le pape contre Saladin au XIIe. Je vous rappelle que le Vatican, aujourd'hui, relègue les violences terroristes très loin derrière (je cite le pape François) : « le premier des terrorismes en Occident » est celui « de l'argent ». Et le recteur d'al-Azhar condamne, de son côté, les successeurs de la secte des Assassins. La composante religieuse, on la retrouve dans tous les conflits depuis 3000 ans, y compris dans nos guerres athées. Si la notion néomédiévale de guerre sainte peut s'appliquer, c'est plutôt à l'affrontement entre sunnites et chiites.

Est-ce un « choc de civilisations » ? 

Le choc est d'abord à l'intérieur de la civilisation islamique, qui fait mille fois plus de victimes que chez nous. On ne voit aucune capitale dans l'aire arabo-musulmane qui soutient officiellement une guerre contre la nôtre. Côté Washington, par contre, où la théologie de l'histoire se porte bien, on ne répugne pas toujours à l'idée de Croisade. « Notre cause est juste, puisque c'est la cause de tout le genre humain », disait George W. Bush en se recommandant du prophète Isaïe. M. Obama en est revenu à des horizons moins eschatologiques, ceux de l'intérêt national. C'est heureux. Mais il est évident qu'on ne peut pas traiter les conflits internationaux sans évoquer des données symboliques et mentales qui relèvent d'une certaine civilisation. J'entends par là de ce qu'il y a de persévérant dans le fugace et de bizarrement grégaire dans une conduite individuelle.

Croyez-vous à la possibilité d'une guerre civile ? 

La « grosse blague », aurait dit Flaubert. Pas besoin de délirer pour rester vigilant. Pas de guerre civile sans qu'intervienne, tôt ou tard, une puissance extérieure. On n'imagine pas l'Arabie saoudite ou le Qatar financer et armer des milices islamistes en France. Notre population d'origine musulmane est la plus fracturée, la moins communautaire de nos communautés, arménienne, juive ou chinoise : le Marocain ne supporte pas l'Algérien qui ne supporte pas le Turc qui méprise le Subsaharien. Sa fraction ultra a des micro-implantations, mais rien qui puisse alimenter un séparatisme ou une guerre d'indépendance (comme les Ouïgours en Chine ou les Tchétchènes en Russie). Et quelle base de masse ? Un musulman sur quatre, un jeune sur deux, met la charia au-dessus des lois républicaines ? Si vous interrogez les pratiquants chrétiens ou juifs, vous en trouverez bien plus pour mettre les éternels commandements divins au-dessus des lois votées par des majorités politiques de rencontre. Une secte peut-elle devenir une tête de pont ? Une tête de pont de quo ? D'un califat qui va disparaître dans un an ou deux et qui n'a rien de vraiment viable à proposer en termes de technique, d'invention, de culture ? La vague d'attentats anarchistes a fasciné et mobilisé toutes les polices d'Occident entre 1880 et 1910, et elle n'a pas tué que des archiducs. Puis le syndicalisme révolutionnaire est venu, et ça c'est résorbé. Un peu de patience, s'il vous plaît.

Mais la menace djihadiste existe… 

C'est indiscutable. Il y a un archipel du djihad relié par Internet, une impressionnante éloquence du massacre, et les objets les plus usuels peuvent aujourd'hui devenir des armes. Mais la menace fait lever des barrages immunitaires. C'est un peu cynique de le dire, mais il faut toujours un ennemi pour se retrouver. Paul Soriano, dans la dernière livraison de Médium* l'affirme: « Il faut qu'on fasse notre djihad », au sens moral et intellectuel. Pour les démocraties, le repoussoir, c'était le stalinisme hier, c'est le djihadisme aujourd'hui.

Le djihadisme illustre aussi l'échec de l'intégration… 

L'intégration des nouveaux arrivants sera plus longue et difficile que celle des Italiens, des Portugais, des Polonais d'antan. Elle ira mieux quand il y aura moins de chômage, c'est le travail qui intègre. Et plus de dignité dans la puissance publique, qui ne peut se faire respecter sans se respecter elle-même.
Le malheur est que nous avons perdu ce qui soutenait notre belle tradition d'accueil : d'un côté le mouvement ouvrier et de l'autre la mouvance catholique. Les « cathos » et les « cocos » auront bien travaillé pour la République. Il y a trente ans, quand il y avait un problème social en Seine-Saint-Denis le préfet allait voir le secrétaire de cellule et ça pouvait s'arranger. Ce qui nous manque cruellement, sur le terrain, c'est Peppone et Don Camillo.

Il n'y a plus de mystique… 

Une mystique ne se commande pas, c'est toujours une histoire transcendée. Ou alors c'est une idée sans chair. L'envoi par le fond de notre mythologie, nationale ou internationaliste, droite ou gauche, fait appel d'air. Cela dit, le djihadisme, puisqu'on ne se pose qu'en s'opposant, c'est l'adversaire idéal pour faire le point sur ce que nous sommes et que nous devrions tenir à rester. Il y a deux façons de mourir pour une culture : des mains de l'ennemi ou par absence d'ennemi. La tranquillité endort, les agressions réveillent. À quelque chose malheur est bon, si vous me permettez une lapalissade.

Le présent règne en maître dites-vous… 

Oui, encore que la vidéosphère fait renaître beaucoup d'éclats de mémoire. Nos Rastignac maison sont myopes. L'abus des explications totales d'hier a provoqué l'abus inverse, idolâtrie de l'instant et petit bout de la lorgnette. Ce qu'Auguste Comte appelle « la spécialisation dispersive » favorise, disait-il, « les esprits peu éminents ». L'obnubilation par l'événement ne favorise pas la prise de recul. Je ne sais pas s'il y a une bonne distance, mais il y a un bon mouvement d'aller-retour entre les lointains de l'histoire et la conjoncture. Le « coup » médiatique n'efface pas la longue durée. Jamais il n'y a eu autant d'histoire dans l'actualité politique mondiale, et jamais il n'y en a eu aussi peu dans la tête des politiques occidentaux. Ce qui les amène à des interventions impériales et catastrophiques dans des milieux dont ils ignorent tout. C'est peut-être une conséquence de la quasi-disparition des humanités dans l'école secondaire. Voir nos business schools façon ENA ou Science Po, où l'histoire de l'humanité commence en 1914 (pour les plus préhistoriens).

Vous avez introduit la notion de « fait religieux » en France. Est-elle bien abordée? 

Le fait religieux, c'est d'abord un fait de civilisation. Mon rapport sur l'enseignement du fait religieux à l'école m'a été reproché par le cardinal Lustiger, considérant qu'on ne pouvait pas mettre la religion chrétienne sur le même plan que les autres. Il y a eu une résistance, également, de la part de l'appareil éducatif traditionnellement anticlérical. Le religieux ne se réduit pas au clérical. La dimension eschatologique est présente chez Robespierre comme chez Jaurès. Certainement chez Lénine. L'idée que les derniers temps sont arrivés et qu'un homme nouveau peut se régénérer après avoir abattu les forces du mal, c'est une empreinte chrétienne qui joue encore sur le postchrétien.

Le monde contemporain se trompe ? 

Il a du mal à comprendre pourquoi l'archaïque enfonce les portes de la modernité. Ce n'était pas au programme. On découvre dans les grandes crises que les couches les plus récentes des personnalités collectives sont les premières à disparaître. Le plus moderne, c'est le fragile, le plus ancien, le résistant. Il en va de même chez les individus. Dans la panique, le néocortex frontal s'efface devant le rhinencéphale émotionnel. La citoyenneté politique, c'est formidable mais très récent. L'enfer et le paradis, c'est vieux comme l'Empire perse. C'est du solide.

La laïcité peut-elle répondre au désir de sacré de l'individu ? 

La laïcité n'est pas là pour substituer une croyance à une autre, mais pour permettre une coexistence pacifique des croyances. Elle met la transcendance en autogestion. C'est sa limite et sa grandeur. Elle donne les moyens d'éviter la prison, pas ceux d'aller au paradis. Sa grandeur est dans son autolimitation. Lui demander plus, c'est lui demander de se renier elle-même pour devenir une orthodoxie, son contraire.

Quelle est la source de nos maux ?

N'allons pas encore chercher un diable, mais le panéconomisme ambiant est une idéologie dévastatrice. L'idéologie est ce qu'une société s'accorde à tenir pour réel. En dehors de l'intérêt du consommateur, et du taux de croissance, nous ne voyons qu'irréalités fumeuses et subjectives. On ne comprend donc rien à ce qui nous arrive. Le libéralisme économique à tous crins est viable aux États-Unis parce qu'il y a là-bas une épine dorsale, une religion civile, biblico-patriotique. Dieu est sur le dollar, non sur l'euro. Il faut une verticale aux horizontales.

Importer la formule américaine en France où, en coupant la tête du roi, on a coupé celle de Dieu le Père, est proprement insensé. Vu notre héritage, notre verticale susceptible de faire d'un tas un tout ne peut être cherchée au Ciel, mais dans les grands moments de notre Histoire.

Cet article est publié dans l'édition du Figaro du 04/10/2016. Accédez à sa version PDF en cliquant ici 

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