Alexandra Chaignon
Longtemps
délaissé par les supermarchés, le bio est devenu incontournable. Entre
industriels peu scrupuleux et tentatives d’assouplissement de la
réglementation, ses valeurs sont détournées. Ce changement d’échelle
aura-t-il raison du modèle ?
Avec
une croissance à deux chiffres, le bio a le vent en poupe. Fin 2016,
les ventes de produits issus de l’agriculture biologique dépassaient les
7 milliards d’euros, contre 5,76 milliards un an auparavant, soit un
gain d’environ 20 %. Pas étonnant que le marché attire les convoitises !
Un temps considéré comme marginal, le bio est devenu incontournable
pour les industriels. Mais ce modèle économique alternatif et durable ne
risque-t-il pas de perdre ses valeurs ? C’est la question que se posent
aujourd’hui les acteurs du secteur. « On assiste à un changement
d’échelle de la production », estime Dominique Marion, président de la
fédération régionale d’agriculture biologique de la Nouvelle-Aquitaine.
« C’est le signe de la réussite de notre modèle. Sauf qu’à ce rythme, le
bio devient un objet de valorisation dont certains voudraient tirer
profit. C’est dangereux. »
Alléchés par ce marché juteux, les ténors de
l’agroalimentaire développent leurs propres marques et multiplient les
annonces. Quand Leclerc affiche son ambition de « devenir le premier
distributeur bio en France », Carrefour envisage de « démocratiser » le
bio avec une démarche « moins militante » que les enseignes
spécialisées, tout en assurant être 20 % à 30 % moins cher. « Carrefour
et le bio, ce n’est pas un effet de mode, c’est quelque chose qui
s’inscrit dans le temps, on a l’intention de continuer et d’amplifier »,
expliquait Georges Plassat, PDG de Carrefour, en mars 2016, lors de la
présentation des résultats et des perspectives du groupe. Perspectives
que nous ne connaissons pas pour 2017, Carrefour, tout comme le groupe
Casino, ayant refusé de répondre à l’Humanité…
À ce jour, les hypermarchés réalisent 44 % des ventes de
produits bio, devant les magasins spécialisés (34 % des ventes) et la
vente directe (13 %). Mais la tendance n’est pas gravée dans le marbre.
Selon l’Agence bio, en 2016, les achats pratiqués en commerces
spécialisés ont davantage progressé que dans les grandes enseignes
conventionnelles.
La réglementation n’impose aucune limite quant à la taille des exploitations
Cependant, depuis deux ans, la grande distribution a vu
ses ventes sur ce segment stagner, et se trouve poussée à faire évoluer
ses pratiques. En 2008, Casino rachetait l’enseigne Naturalia. De
65 magasins en 2011, le groupe est aujourd’hui passé à 141. Carrefour,
de son côté, déploie son concept de magasins Carrefour Bio, l’objectif
fixé en 2016 étant de doubler le nombre de boutiques. L’enseigne a par
ailleurs acquis Greenweez, le leader français de l’e-commerce bio, à
l’été 2016. Auchan, de son côté, développe son concept de magasins Cœur
de nature dans Paris, tandis qu’Intermarché ou encore Système U misent
sur des initiatives locales. À Saint-Barthélemy-d’Anjou (49), l’associé
du Super U exploite une boutique Nature et Bio U. À Villebon-sur-Yvette
(91), c’est un Intermarché bio et terroir qui a ouvert ses portes. « Les
magasins spécialisés et la vente directe ne pèsent que dans les grandes
villes. Ailleurs, le bio passe par les grandes et moyennes surfaces »,
souligne Florent Guhl, directeur de l’Agence bio.
« Si on veut commercialiser l’ensemble du bio, cela passe
forcément par les hypermarchés, reconnaît Laurent Pinatel, porte-parole
de la Confédération paysanne. À condition de ne pas vendre n’importe
quel produit, à n’importe quel prix et dans n’importe quelles
conditions. » Or c’est bien là que les craintes se focalisent. Si la
réglementation européenne impose un cahier des charges strict – elle
interdit l’utilisation de produits chimiques de synthèse, les OGM ainsi
que les productions hors-sol –, elle ne pose aucune limite quant à la
taille des exploitations ou les modes d’exploitation.
L’une des critiques adressées aux grandes enseignes porte
singulièrement sur le fait qu’elles se fournissent massivement à
l’étranger auprès d’industriels peu scrupuleux, peu écolos, qui épuisent
les sols avec des monocultures et affichent un bilan carbone déplorable
en faisant voyager les produits. Les pratiques de Bionest, leader
européen de la production de fraises bio, illustrent cette tendance :
produites en hiver, les fraises sont cultivées dans les mêmes conditions
que celles des parcelles conventionnelles – à l’exclusion des intrants
certifiés bio – avant d’être exportées dans toute l’Europe par camions
et par avions. Or, d’après WWF, un fruit importé hors saison par avion
est 10 à 20 fois plus consommateur de pétrole que le même fruit acheté
localement et en saison. Enfin, pour pouvoir pratiquer des prix
concurrentiels, Bionest embauche de la main-d’œuvre bon marché.
« Le risque de dévaluation des produits bio est présent »
« Le cahier des charges du bio ne s’étend pas assez sur
des notions sociales, martèle Laurent Pinatel. Il est plus facile
d’exploiter des travailleurs en Espagne qu’en France. Le bio nécessitant
plus de main-d’œuvre, les industriels créent ainsi des distorsions de
concurrence dangereuses, qui détournent le sens de ce modèle. »
« Le risque de dévaluation des produits bio est présent »,
appuie Étienne Gangneron, président de la commission agriculture
biologique de la Fédération nationale des syndicats d’exploitants
agricoles (FNSEA). « La politique du “prix le plus bas” menée par les
grandes enseignes pourrait bien mettre à mal l’ensemble de la filière. »
Aujourd’hui, détaille-t-il, « le système de construction des prix se
fait à l’envers : le distributeur fait ses marges et impose ses prix au
transformateur, qui les reporte sur le producteur ».
L’exemple des œufs bio est éloquent en la matière. « 80 %
sont vendus en grande surface, moins cher que les Label rouge, alors
qu’ils sont plus onéreux à produire. Tout cela parce que les industriels
exigent du volume », reprend Florent Guhl. Un cas à part. Aujourd’hui,
pour la plupart des produits bio, les prix sont soutenus et les
producteurs en vivent à peu près bien. C’est même une des raisons qui
les poussent à s’y convertir. « Dans la filière lait, les crises
répétées en ont amené un certain nombre à passer en bio, lequel leur
garantit d’être payé 450 euros les 1 000 litres, contre moins de 300
euros en conventionnel », illustre Étienne Gangneron.
« Le bio, ce n’est pas que de la consommation. Il s’agit surtout d’une philosophie »
Reste que « si l’on ne rassure pas les industriels sur
l’approvisionnement, ils ne nous regardent pas », témoigne Nicolas
Méliet, gérant de l’entreprise BioGascogne, dans le Gers, laquelle
exploite 2 000 hectares de terres en bio et « sans gluten », dont une
partie en fermage. « En affichant une capacité de production sur
2 000 hectares, nous accédons à des marchés pour nos céréales que l’on
n’aurait jamais espéré atteindre à moins », assure-t-il.
Un positionnement qui ne passe pas toujours auprès des
petits producteurs. « Faire beaucoup d’hectares pour bien vendre, ce
n’est pas possible. Même avec des engrais organiques, utiliser les mêmes
méthodes qu’en agriculture conventionnelle, ce n’est pas faire du bio.
Le bio, c’est une façon de produire. C’est de l’agronomie. C’est
accepter de perdre pour gagner. C’est du bon sens paysan », vitupère
Sylvie Colas, porte-parole de la Confédération paysanne dans le Gers,
laquelle craint que ce type d’exploitations ne « déstabilise le
marché ». « Même les coopératives bio ont fusionné avec les
conventionnels et vont dans la logique de nous proposer des intrants
bio. En clair, de nous pousser à faire du chiffre en nous vendant des
produits, au lieu de nous aider à vendre nos productions. » Des cas
encore marginaux, selon Laurent Pinatel, mais qui « doivent nous
interroger ».
D’autant que, dans le même temps, des tentatives
d’assouplissement de la réglementation européenne pour tirer le bio vers
le modèle productiviste sont observées. « Des industriels aimeraient
pouvoir appliquer en bio les mêmes techniques qu’en conventionnel. Des
pays du Nord, comme les Pays-Bas, qui ont une problématique de sols
gelés ou impropres à la production, aimeraient ainsi produire en
hors-sol, ou diminuer les pâturages », énumère Mathieu Dalmais,
animateur du pôle « politiques agricoles et prospectives » à la
Confédération paysanne. « D’autres cherchent à rabaisser les critères
d’accessibilité au bio, arguant que ceux actuels sont trop excluants.
Des chercheurs de l’Inra militent même pour rendre possibles quelques
traitements chimiques », renchérit Laurent Pinatel.
« Le bio, ce n’est pas que de la consommation. Il s’agit
surtout d’une philosophie, d’un engagement qui invite à consommer une
agriculture différente. D’ailleurs, pour 76 % des Français, consommer
bio est une façon de s’impliquer », argumente Gilles Piquet-Pellorce,
directeur général de Biocoop. Forte de ses 431 magasins, la coopérative
de supermarchés de produits biologiques montre qu’il est possible d’être
grand tout en restant « exigeant sur la manière dont les produits sont
cultivés, sur leur provenance, etc. Le distributeur joue un grand rôle
dans la chaîne car il s’implique dans les filières de production et
contribue à façonner le modèle agricole », ajoute Claude Gruffat, le
président. Comme beaucoup, Biocoop pointe le risque d’une filière bio à
deux vitesses. Avec, d’un côté, des circuits courts de produits locaux
et de saison qui rémunèrent justement les producteurs. De l’autre, une
gamme impressionnante de denrées bio importées, produites à bas coût aux
quatre coins du monde par des travailleurs pauvres, et dont les prix
fluctuent au rythme des cours mondiaux.
Comment les produits bio sont tombés dans l’escarcelle des multinationales de l’agroalimentaire
Il y a quelques mois, Danone annonçait le rachat du groupe
américain WhiteWaveFoods, spécialiste des produits bio, pour 11,3
milliards d’euros. Aussi titanesque soit-elle, cette transaction
illustre comment, aux États-Unis comme en Europe, y compris en France,
la plus grande partie des distributeurs d’aliments biologiques sont
contrôlés par les grands cartels de l’agroalimentaire : Nestlé, Cargill,
Coca-Cola, Monsanto… Prenons le groupe Bjorg Bonneterre et Compagnie :
avec 19 marques (dont Bjorg et Alter Eco), il est la propriété du
hollandais Royal Wessanen, dont les principaux actionnaires sont des
gestionnaires d’actifs ou des fonds d’investissement, gérés par des
géants comme Dow Chemical (chimie) ou Bunge (agroalimentaire). Même
schéma avec Danival, propriété d’une filiale du groupe américain Hain
Celestial, derrière qui se cachent plusieurs fonds bancaires et dont les
actionnaires ne sont autres que… Monsanto, Philip Morris, ExxonMobil,
Walmart ou encore Coca-Cola.
Tous exploitent des terres dans les pays
les plus pauvres du globe, où les agriculteurs sont payés à coups de
lance-pierres…
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