À tous les lecteurs offensés, je m’excuse pour mon unilatéralisme.
Comment ai-je pu ne pas maintenir l’équilibre entre l’assassin et
l’assassiné, entre le voleur et sa victime, entre l’occupant et
l’occupé ?
Chers Orna et Moshe Gan-Zvi,
J’ai éprouvé de la tristesse à lire dans l’édition en hébreu du
Haaretz de mardi que vous aviez décidé de résilier votre abonnement. Je
ne vous connais pas, mais vous me manquerez comme lecteurs. Puisque je
suis en partie responsable de votre décision, comme l’indique votre
article, permettez-moi de vous présenter mes excuses. Vous présenter mes
excuses pour avoir dit la vérité toutes ces années. J’aurais dû
intégrer le fait que la vérité ne vous était pas acceptable, et agir en
conséquence.
Cela n’a pas été agréable pour vous de lire les thèses développées
par ma collègue correspondante du Haaretz, Amira Hass et par moi sur
l’occupation. Vous qui êtes actifs au sein du Rotary Israël, vous qui
venez du monde des affaires, vous qui êtes si fiers de vos enfants et du
fait qu’ils vivent en Cisjordanie. Votre fils a été élevé dans
l’académie de préparation militaire d’Eli, et vos petites filles portent
fièrement le nom de famille de Sheetrit [1]. Vous qui êtes si satisfaits de vous-mêmes et de vos valeurs, avec
vos enfants et votre morale, ne pensiez pas que vous pourriez « être »
contraints de lire des vérités désagréables. Vous ne le méritiez
simplement pas.
En vérité, comment aurais-je pu passer toutes ces années à écrire des
articles dont même vous, généreusement, admettez qu’ils étaient
touchants sans avoir jamais vérifié, à ma grande honte, comment ces
familles palestiniennes étaient conduites à ces situations difficiles ?
Réellement, comment cela a-t-il pu se produire ? Bien sûr, c’est
complètement de leur faute, alors que je critique les Forces Armées
Israéliennes – comment ai-je pu faire cela ? Et comment Amira Hass
peut-elle être aussi partiale et sans vision qui puisse expliquer
comment un peuple peut préférer la destruction d’un autre peuple à une
société démocratique ? Vraiment, comment peux-tu faire cela, Amira ?
Je suppose, Moshe, que s’ils t’avaient envoyé derrière les barreaux
pendant des années, tu continuerais ton mandat de membre du Rotary et
refuserais de soutenir un combat contre ton incarcération. Je suppose,
Orna, que si des soldats étrangers faisaient irruption dans ta maison au
milieu de la nuit et arrêtaient ton Moshe sous tes yeux, le rouaient de
coups, l’obligeaient à se mettre à genoux, lui bandaient les yeux, le
menottaient et le frappaient devant vos enfants qui étudient à Eli – et
ensuite l’arrachaient à son foyer pour des mois sans procès -, tu
chercherais une « mission créative » au service de ton peuple.
Je suppose que vous, qui venez du monde des affaires, accepteriez
avec amour ceux qui confisquent votre propriété et vous expulsent de
votre terre. Je suis sûr qu’il ne vous arriverait jamais de combattre
contre ceux qui vous ont torturé avec autant de cruauté pendant tant
d’années.
Que pouvons-nous faire ? Les Palestiniens sont différents de nous,
chers Orna et Moshe. Ils ne sont pas nés sur de nobles hauteurs comme
nous. Ce sont des animaux humains, assoiffés de sang, nés pour tuer. Ils
ne sont pas tous aussi éthiques que vous et vos enfants de l’académie
d’Eli. Oui, ce sont des gens qui se battent pour leur liberté. Ce sont
des gens qui sont obligés de le faire par la violence. En fait, il n’y a
quasiment pas de nations qui n’aient pas agi de cette manière, y
compris le peuple élu auquel vous êtes fier d’appartenir. Que dis-je,
appartenir ? Vous êtes la Colonne de Feu qui guide le camp, vous êtes
les meilleurs, l’élite morale – vous les sionistes religieux.
Je m’excuse pour ma partialité. Comment n’ai-je pas pu équilibrer mon
propos entre le meurtrier et la victime ; le voleur et le volé ;
l’occupant et l’occupé ? Pardonnez-moi d’oser gâcher votre joie dans la
Terre où coulent le lait et le miel, et les tomates cerises aussi. Il y a
des choses tellement merveilleuses dans ce pays, et Haaretz -avec sa
« détérioration morale » comme vous dites- gâche la fête. Comment
n’ai-je pas compris que vous ne voulez pas lire la vérité, et comment
n’ai pas pris ceci en compte en rentrant chaque semaine des Territoires
Occupés pour écrire sur ce que j’avais vu de mes propres yeux ?
Mais c’est maintenant trop tard. L’appel à boycotter le chocolat à
tartiner [2]
a été la goutte de trop même pour vous, et vous avez décidé de
boycotter Haaretz.
À partir de maintenant, le seul journal sur votre
table de petit déjeuner sera l’hebdomadaire de droite Makor Rishon. Ils
ne publieront rien sur la manière dont les soldats des forces armées
israéliennes ont criblé de balles cinq occupants palestiniens d’une
voiture il y a trois semaines, et je suis sûr que vos shabbats seront
beaucoup plus agréables à partir de maintenant.
Gideon LEVY, Correspondant du Haaretz, le 20 Avril 2017 à 10 h 19
Traduit pour l’AFPS par Antoine B.
Notes
[1] Meir
Sheetrit (né le 10 octobre 1948) est un homme politique israélien. Il a
été député à la Knesset pendant deux mandats pour le Likoud entre 1981
et 1988, et de nouveau de 1992 jusqu’à 2005, quand il a rejoint le parti
Kadima. Il est resté député à la Knesset pour Kadima jusqu’à ce qu’il
rejoigne Hatnuah en 2012, qu’il a représenté jusqu’en 2015. Il a détenu
plusieurs postes ministériels, Ministre de l’Intérieur, Ministre du
Logement et de la Construction, Ministre des Finances, Ministre de la
Justice, Ministre des Transports et Ministre de l’Education, de la
Culture et des Sports.
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