Il faut dire un mot du coup d’œil que je jette sur le moment
politique. Pour moi, le nouveau paysage, c’est celui de la première
étape de la période « qu’ils s’en aillent tous » que vit notre pays. Un
« dégagisme » de masse est amorcé.
Les deux partis centraux du système
se sont écroulés. Une réorganisation générale s’opère. Au fond, le sens
de cette organisation est assez simple : les deux partis n’ont pas
accompli la mission qui était attendue d’eux par leurs bases sociales
respectives. Ils ont donc eux-mêmes congédiés leur base électorale.
Un tel phénomène implique évidemment l’entrée dans une période de
grand brouillage des repères, de brouillage dans l’attribution des mots
de référence, et ainsi de suite. Nous sommes en plein au cœur de cette
période où tout se réorganise dans le désordre. À mes yeux, la
compétition s’opère entre trois pôles politiques : celui qu’incarne le
président Macron et qui va du « centre-gauche » à la droite, celui de
Madame Le Pen confinée à l’extrême droite, le nôtre qui va de la gauche
traditionnelle aux confins de l’humanisme écologique. Si l’on veut que
le débat ait lieu, si l’on veut que les votes tranchent de véritables
options, notre intérêt bien compris est de faire vivre sans nostalgie ce
paysage.
Il va de soi que, dans la compétition qui nous opposera aux autres,
notre devoir est d’être cohérent et uni, fortement liés les uns aux
autres par l’adhésion au programme « L’Avenir en commun » et clairement
délimités par rapport à la traditionnelle « soupe aux sigles »,
c’est-à-dire au système des alliances à géométrie variable qui rend
toute action politique illisible et tout programme incrédible. Je parle
de cette cohérence et de cette délimitation comme d’un devoir politique
d’efficacité pour le combat.
Car, dans le même temps, je compte bien que nos deux adversaires, le
Macronisme et l’extrême droite, entrent au contraire, eux, dans un
processus de balkanisation dont on voit dès à présent les prémices se
réunir. La nébuleuse Macroniste se constitue comme un agrégat de toutes
sortes de vieilles forces et de personnages plutôt habitués aux parcours
individuels, pompeusement rebaptisés « société civile ». Il n’est pas
du tout sûr que la compétition des ambitions individuelles et la force
en retour du choc social que va déclencher la mise en œuvre de la
politique du président permette à cet agrégat de résister aux chocs
inévitables.
Il s’agit là d’un effet de système. Le discerner n’implique aucun
jugement de valeur sur les personnes ni sur les groupes. Un effet de
système a ceci de particulier qu’il s’impose à la volonté particulière
des individus qui pourtant le déclenchent. Le Macronisme politique
pourrait bien vite donner à voir sa trame initiale : une sorte de mer
des Sargasse politique, une Cour des miracles pomponnée et parfumée.
N’est pas César qui veut, en effet. Le Césarisme s’impose aux factions
qui l’ont rendu possible en les subjuguant ou en les détruisant. Macron a
trop composé, trop recyclé, trop fait d’accords. Chaque traître à son
parti initial, qui aura été réinvesti pour être député, aura par cela
même pris le goût des trahisons impunies. Une très mauvaise éducation
initiale.
En toute hypothèse, le projet macroniste n’est applicable qu’en
détruisant toutes les structures corporatives politiques de l’ancien
système. S’il ne le fait pas au moment où il va constituer son groupe
parlementaire, le moment politique sera passé pour lui, et la suite de
son parcours devrait vite devenir plus chaotique que ses premiers pas
dans la cour du Louvre ! Et même d’autant plus vite que la résistance
sociale se déclenchera. Car le mandat impératif de Macron c’est
l’affrontement social pour achever la mise en place de la feuille de
route de la Commission européenne. Ce n’est pas rien que d’exécuter ce
plan.
En ce qui concerne l’extrême droite, un signe semble attester du fait
qu’elle a peut être atteint son sommet. Et le premier de ces signes est
qu’au premier tour de l’élection présidentielle nous lui avons repris
le terrain dans toute une série de milieux hautement symbolique ! Le
dire, ce n’est pas sous-estimer le nombre considérable de suffrages qui
se sont portés sur la candidature de Madame Le Pen au deuxième tour.
Considérable en effet si l’on tient compte de la nullité de la candidate
dans le débat final et des zigzags d’orientation politique sur le
programme tout au long de sa campagne. Le dire c’est comprendre que le
Front National est arrivé au point où il devient particulièrement
difficile pour lui d’opérer une synthèse réelle entre les éléments
sociaux qui le composent.
La base populaire antilibérale, les milieux proches de la droite
traditionnelle, les mouvances identitaires, les courants nationalistes
contradictoires, unis d’ordinaire par quelques formules approximatives
qui peuvent leur tenir lieu de raison de voter ensemble pour protester
en commun, lorsqu’ils parviennent aux portes du pouvoir, ne supportent
plus d’être contredits les uns par les autres, parce que l’essentiel est
alors en jeu. L’embrouille sur l’euro à quitter ou non, ou à
transformer en monnaie commune avec une double circulation monétaire
dans le pays, tout ce galimatias stupéfiant n’a éclaté au grand jour que
parce qu’il s’agissait de passer aux actes.
Madame Le Pen et Monsieur Philipot ont cru tout pouvoir régler et
élargir leur base électorale en collant à nos thèmes, à nos mots,
jusqu’à la caricature. C’est un échec complet. Le contraire de ce qu’ils
avaient prévu s’est produit. Nous leur avons repris le terrain parce
que la cohérence de « la planification écologique » est de notre côté
même quand Madame Le Pen nous emprunte le mot. On peut même dire qu’en
augmentant la diffusion de ce mot, elle augmente la diffusion de la
grammaire qui le rend compréhensible. Et ce n’est pas la sienne. Le père
Le Pen disait : « on préfère toujours l’original à la copie », il
n’avait pas tort sur ce point. Dans ces conditions, Florian Philipot a
été notre allié objectif le plus efficace. Car en faisant le choix de
nous « coller » sur des thèmes et des mots, le FN a abandonné la tâche,
qui était pourtant sa chance, de réorganiser la droite en pleine
décomposition sous les coups de l’affaire Fillon et de l’offensive
Macron.
Marine Le Pen a sans doute manqué une occasion que l’Histoire ne
lui représentera pas de sitôt. Car si cette réorganisation de la droite
se fait en dehors du Front National, si Macron parvient à forger un
nouvel axe à droite dans le même temps où « la France insoumise »
étendra son audience populaire, alors le retour à la case départ
groupusculaire de l’extrême droite pourra commencer.
Jean-Luc Mélenchon
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