Le 16 juin, le directeur des programmes d'Arte écrit à Sammy Ghozlan
qu'il ne diffuserait pas le documentaire sur l'antisémitisme commandé
par la chaîne. Cinq jours plus tard, le film est pourtant programmé. Que
s'est-il passé ? En Allemagne, la polémique a gonflé. En France, le
président du CRIF s'en est mêlé. Qui a imposé cette volte-face et
pourquoi ?
Cher Alain Le Diberder,
Nous avons pris connaissance de la lettre que vous avez envoyée le 16
juin dernier à Sammy Ghozlan, président du Bureau national de vigilance
contre l'antisémitisme (BNVCA) et ce par un courrier de ce dernier.
Vous y expliquez clairement les raisons pour lesquelles Arte, dont vous
dirigez les programmes, ne diffusera pas le documentaire intitulé Un peuple élu et mis à part : l’antisémitisme en Europe, qu'elle avait commandé à deux journalistes allemands.
Ayant visionné attentivement le documentaire en question, nous tenons
à vous féliciter pour ce texte que nous partageons pleinement. Les
raisons professionnelles et déontologiques que vous exposez recoupent
les critiques historiques que, pour notre part, nous formulons et que
vous trouverez résumées ci-dessous.
Le problème, c'est que, cinq jours plus tard, Arte a finalement
programmé ce film, suivi d'un débat organisé par la chaîne allemande
WDR.
Que s'est-il passé durant ces cinq jours qui justifie cette soudaine
volte-face ? Faute de précisions de votre part, nous ne pouvons que
chercher à comprendre les facteurs de cette décision.
Nous en voyons
deux :
Le premier, c'est le gonflement de la polémique animée outre-Rhin, par le quotidien Bild, un des principaux journaux populistes d'Europe - en allemand, on parle de « presse de caniveau ». Cette campagne a fait céder la chaîne allemande, vous plaçant en position difficile.
Mais un second facteur intervient. Le président du Conseil
représentatif des institutions juives de France (CRIF), Francis Kalifat,
après s'être plaint au ministre de l'intérieur, Gerard Collomb, a fait
savoir publiquement qu'il avait demandé à vous rencontrer. Après quoi,
il se félicitera, également publiquement, de votre changement d'avis,
comme le BNVCA et plusieurs sites pro-israéliens.
La première approche, si vous la confirmez, ne pose qu'une simple
question : celle de l'indépendance d'Arte vis-à-vis de son partenaire
allemand.
La seconde, en revanche, pose une question plus grave. Comme vous le
savez, un des « arguments » des antisémites et des complotistes est
qu'un « lobby juif » omnipuissant ferait ce qu'il voudrait en France: ce qui s'est passé ne risque-t-il pas d'alimenter ce délire ?
D'où ces quatre questions :
- qui a décidé de la diffusion le 21 juin du documentaire refusé le 16 ?
- quels sont les motifs de cette décision ?
- le CRIF a-t-il joué le rôle qu'il s'attribue dans ce retournement ?
- Quelles leçons tirez-vous, comme responsable des programmes d'Arte, de cette affaire.
Avec l'assurance de notre considération distinguée,
Dominique Vidal, journaliste et historien
Thomas Vescovi, professeur et chercheur en histoire contemporaine
Autopsie d’une propagande
Le problème posé par le documentaire en question, c'est qu'il ne
s'agit pas d'une enquête fouillée, mais d'un simple exercice de
propagande.
La meilleure preuve, c'est qu'aucune des personnalités et
experts interviewés tout au long du film ne propose un point de vue
différent de la thèse des auteurs. Seules s'en démarquent les ONG
citées, qui se sont plaint de la déformation systématique de leurs
positions, à laquelle elles n'ont eu aucun droit de réponse.
Cette absence totale de pluralisme viole les principes élémentaires du journalisme.
La deuxième preuve concerne l'évocation de l'histoire du
conflit israélo-palestinien par les auteurs. Leurs affirmations flirtent
avec l'analphabétisme. Nous ne parlons même pas de la comparaison,
infamante, entre Mahmoud Abbas et Julius Streicher. L'évocation,
omniprésente dans la propagande israélienne, d'Amin al-Husseini est ici
complètement absurde : elle mélange la période de l'entre-deux guerres,
où les Britanniques l'avaient nommé Grand Mufti de Jérusalem, et celle, à
partir de 1941, où il vit à Berlin et collabore avec le IIIe
Reich. Et la preuve que l'OLP serait fidèle à cette ligne pro-nazie,
c'est que Yasser Arafat... a assisté à ses obsèques. C'était,
précisons-le, son grand-oncle !
Cette confusion historique disqualifie les auteurs.
Non moins absurde est le récit par un vieux général de la guerre de
1948, qui n'a connu, explique-t-il, ni massacres ni expulsions de
Palestiniens. Toute une génération d'historiens israéliens a démontré le
contraire, de Benny Morris à Ilan Pappé : s'ils débattent des conditions
dans lesquelles l'exode s'est produit, tous s'accordent pour constater
que de 750 000 à 800 000 Arabes ont dû quitter leurs foyers.
Sur le plan historique, un dernier point mérite d’être cité : l’exode
des Juifs des pays arabes, mis sur le même plan que l’exode
palestinien, le tout représentant ainsi une sorte d’ « échange de
populations ». Sauf que seuls les Juifs d’Égypte ont été expulsés. En
Irak, il s’est aussi agi d’opérations israéliennes visant à inciter la
population juive au départ vers Israël. Quant au Yémen ou au Maroc, la
venue des Juifs a été directement organisée par les autorités
israéliennes et l’Agence juive. Rien de commun avec le sort des 800 000
Palestiniens pour la plupart chassés de leur foyer.
Cette ignorance des travaux historiques qui ont apporté un éclairage
radicalement nouveau sur la première guerre israélo-arabe devrait
amener les auteurs… à ne pas traiter ce sujet.
La troisième preuve du caractère propagandistique de ce
documentaire, c'est sa vision primaire du conflit contemporain entre
Israéliens et Palestiniens. Incroyable, mais vrai : les auteurs ne
consacrent pas une image, pas un mot à l'occupation, à la colonisation,
aux spoliations, aux humiliations, aux bombardements dont Israël se rend
coupable, en violation du droit international, contre les Palestiniens.
Le passage sur Gaza frôle même le ridicule. Le « régime de terreur »
du Hamas dénoncé par les auteurs ne les empêche pas d’interviewer en
pleine rue des dizaines de Palestiniens qui critiquent ouvertement les
responsables de l’organisation islamiste. Et si la corruption constitue
un fléau pour le développement du territoire (comme, soit dit en
passant, en Israël, où le Premier ministre est directement mis en
cause), les deux journalistes allemands semblent « oublier » la réalité
de la crise humanitaire à Gaza : 57 % de la population se trouve en
situation d’insécurité alimentaire et 100 000 personnes demeurent sans
abri suite aux nombreuses destructions infligées par les derniers
bombardements israéliens.
Ignorer les conséquences de cinquante années d’occupation
israélienne, gommer jusqu’aux pacifistes israéliens complètement absents
du documentaire, c’est rendre incompréhensible la violence et, parfois,
le terrorisme des Palestiniens qui, du coup, résulteraient de leur ADN,
de leur religion et de l'incitation de leurs dirigeants ! Selon
l'expression chère à Georges Bensoussan, les musulmans « tèteraient » l'antisémitisme « avec le lait de leur mère »...
Cette approche d'un conflit qui ne comporterait, en fin de compte,
qu'un seul acteur, incarnant le Mal, n'est pas digne d'un journaliste,
serait-il débutant.
La dernière preuve concerne le sujet initial du film :
l'antisémitisme en Europe. Nous ne commenterons pas les images
d'Allemagne, n'y vivant pas. Nous doutons néanmoins de la
représentativité des militants d'extrême gauche et musulmans que l'on
voit manifester avec des néonazis. En ce qui concerne la France, en
revanche, nous savons ce qui s'y passe, comme citoyen et comme
professionnels travaillant sur ces questions, y compris sur le terrain.
Notre pays a connu depuis le début du siècle une montée du racisme et
de l'antisémitisme, dont les jeunes issus de l'immigration sont à la
fois les victimes et, parfois, les acteurs. Le passé colonial pèse
évidemment lourd. La poussée actuelle s'enracine dans la ghettoïsation
de nombreuses banlieues. Le conflit israélo-palestinien et les autres
guerres du Proche-Orient l'alimentent. L'irruption du terrorisme
djihadiste dramatise ces phénomènes et renforce l'islamophobie.
Mais de là à transformer une ville comme Sarcelles en enfer où des
milliers d'Arabes harcèleraient en permanence quelques centaines de
Juifs, c'est travestir la réalité : croit-on que 15 000 Juifs
continueraient à vivre dans la « petite Jérusalem » si tel était leur
quotidien ? Les auteurs évoquent aussi le drame terrible qu’a été
l’assassinat d’Ilan Halimi, mais, contrairement à leurs affirmations, la
plupart des membres du « gang des Barbares » n’étaient ni arabes ni
musulmans. Encore un fait, manipulé dans le documentaire : les menaces
et les violences antisémites ont bien fait doubler le nombre de Juifs
français émigrant vers Israël entre 2012 et 2015, mais cette aliya,
depuis, a beaucoup reculé.
Si les auteurs avaient voulu donner une image véridique de
l'antisémitisme en France, ils pouvaient, outre une vraie plongée sur le
terrain, dialoguer avec des dizaines de spécialistes reconnus de cette
question. Ce refus de faire appel aux experts d'une problématique aussi
délicate le confirme : les auteurs de ce documentaire n'ont pas fait un
film honnête parce qu'ils ne le voulaient pas : ils avaient une thèse à
défendre, coûte que coûte.
Heureusement, conformément à la formule que
l’on prête à Talleyrand, « tout ce qui est excessif est insignifiant »…
D.V. et T.V.
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