Gidéon Levy
La Knesset pourrait agir non seulement contre la presse, mais aussi contre les groupes pour les droits humains et contre les Palestiniens, les derniers témoins dans les poursuites contre l’occupation.
Nous violerons cette loi fièrement. Nous avons l’obligation de violer
cette loi, comme toute loi sur laquelle flotte un drapeau noir. Nous
n’arrêterons pas de documenter. Nous n’arrêterons pas de photographier.
Nous n’arrêterons pas d’écrire – de toutes nos forces.
Les organisations des droits humains feront la même chose et, comme
elles, nous l’espérons, les témoins palestiniens, qui seront bien sûr
punis plus que tout autre. Selon le projet de loi entériné dimanche par le Comité ministériel pour la législation [mais avec quelques demandes de changements dans la formulation], les individus documentant les actions des soldats des Forces de défense israéliennes en Cisjordanie peuvent être envoyés jusqu’à cinq ans en prison, dans certaines circonstances.
Une jolie initiative, M. le député à la Knesset Robert Ilatov,
démocrate du célèbre parti de la liberté Yisrael Beiteinu. Votre projet
de loi prouve justement à quel point les Forces de défense israéliennes
ont quelque chose à cacher, ce dont elles doivent être gênées, ce qu’il y
a à couvrir, au point que même la caméra et le stylo sont devenus leurs
ennemis. Ilatov contre le terrorisme des caméras et Israël contre la
vérité.
Au moment où la police israélienne équipe ses agents de caméras-piéton,
qui, selon elle, ont fait leurs preuves lorsqu’il s’agit de réduire la
violence policière, Israël essaie d’enlever les caméras des territoires occupés, la véritable arène de son déshonneur – pour que la vérité ne soit pas exposée et que l’injustice soit minimisée.
Sans caméras, l’affaire Elor Azaria n’aurait
pas existé ; sans caméras, il y aura beaucoup plus d’Azarias. C’est
exactement l’objectif de la loi : avoir beaucoup d’Azarias. Ce n’est pas
que la documentation réussisse à empêcher quoi que ce soit. Les forces
de défense israéliennes et le public ne s’excitent plus beaucoup sur les
violations des droits humains et sur les crimes de guerre dans les
territoires, et la plupart des journalistes n’y prennent plus non plus
d’intérêt.
Quand on pense que briser des os avec une pierre en face des caméras
d’une chaîne américaine a causé un scandale pendant la première intifada
! Aujourd’hui, personne n’est perturbé par de telles images ; on peut
même douter, en fait, qu’on ferait l’effort de les publier. Mais les
soldats israéliens ont appris à traiter la caméra et le stylo comme
l’ennemi. Si nous présentions autrefois nos cartes de presse aux
checkpoints, aujourd’hui nous les cachons pour que les soldats ne nous
attrapent pas, avec tous nos méfaits. Un jour, nous avons même été
arrêtés.
Couvrir l’occupation aujourd’hui implique déjà de violer la loi. Les
Israéliens ont l’interdiction d’entrer dans la zone A [contrôlée par les
Palestiniens] et les journalistes doivent « coordonner » leur entrée
avec le bureau du porte-parole des forces de défense israéliennes. Mais
parce que du journalisme sous coordination n’a pas de sens, sauf pour le
journalisme des correspondants militaires en Israël, nous ignorons cet
ordre ridicule, nous mentons aux checkpoints, nous fraudons, nous nous
faufilons, nous utilisons des tactiques de contournement et nous allons
partout en Cisjordanie.
Où étiez-vous ? demande le soldat après chaque visite à Hébron. À
Kiryat Arba. Qu’est-ce que vous y faisiez ? Nous y avons des amis. Parce
qu’il n’y a qu’une poignée négligeable de journalistes qui prennent
encore la peine d’y aller, les autorités ferment les yeux.
Mais la technologie et l’ONG B’Tselem ont
donné naissance à un nouvel ennemi : des caméras vidéos qui sont
remises à des volontaires palestiniens, et dans la foulée aussi des
téléphones portables, dans les mains de chaque volontaire palestinien ou
de Machsom Watch. Tout d’un coup, il est plus difficile de couvrir et
de mentir. Tout d’un coup, il est impossible d’inventer facilement des
couteaux et d’autres dangers imaginaires après chaque assassinat futile.
Qui nous sauvera ? Ilatov et son projet de loi, qui a bien sûr reçu les
encouragements d’un autre démocrate célèbre, le ministre de la Défense
Avigdor Lieberman.
En 2003, quand les soldats des forces armées ont arrosé à balles
réelles la voiture blindée avec des plaques d’immatriculation
israéliennes que nous conduisions à Tul Karm, couverte de mentions
« presse », la porte-parole des forces armées d’alors, Brig. gén. Miri
Regev, avait demandé à l’éditeur en chef de Haaretz, qui essayait en
urgence de mettre un terme à l’incident : « Mais qu’est-ce qu’ils font
donc là-bas ? ».
Depuis, Israël n’a pas cessé de poser cette question. Maintenant, la Knesset pourrait
très bien prendre des mesures : pas seulement contre la presse, avec
laquelle elle continue à user de prudence, mais principalement contre
les organisations des droits humains et les résidents palestiniens, les
derniers témoins pour les poursuites contre l’occupation. Israël est en
train de leur dire : plus de preuves incontestables.
Dans les notes explicatives sur le projet de loi, il est dit, à juste
titre, que les témoins à charge et les témoins oculaires visent à
« briser la motivation des soldats et des résidents israéliens ». C’est
exactement leur objectif : briser la motivation à voir Azaria comme une
victime et un héros, à penser que le massacre de 120 personnes non
armées est légal et à ne pas vouloir savoir, entendre ou voir ce qui est
fait chaque jour en notre nom, dans l’arrière-cour de notre pays.
Prochainement, une loi qui interdit toute critique des forces de
défense israéliennes. Ilatov est déjà en train de la rédiger ; la
plupart des Israéliens approuvent certainement. Et nous, nous refuserons
aussi de la suivre, bien sûr.
Traduction : CG pour l’Agence Média Palestine
Source : Haaretz
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire