Denis Sieffert
L'opinion publique, version sondagière de la souveraineté populaire,
redoute l’afflux de migrants dans nos pays. Elle se montre
majoritairement hostile à l’accueil de ces étrangers en quête de
solidarité.
En Italie, elle soutient Matteo Salvini, fasciste mal
repenti, qui repousse les naufragés vers le large. En Hongrie, elle
applaudit le populiste Viktor Orban, qui, comme ses collègues de Pologne
et de la République tchèque, a décidé de fermer définitivement ses
frontières. En France, elle dicte sa politique au tandem Macron-Collomb.
Le courage, il faut donc aller le chercher au cœur de nos sociétés,
parmi les militants, de culture ou de circonstance, qui, eux, n’écoutent
que leur conscience.
Voilà donc que se pose à nous cette question lancinante : que faire
quand l’opinion publique « pense mal » ? L’histoire nous a déjà enseigné
que cela pouvait arriver, et que les conséquences pouvaient en être
tragiques. Bien sûr, on m’objectera que les sondages ne sont pas la
démocratie. Mais ne nous berçons pas d’illusions. L’exemple italien est
là pour nous le rappeler. Ce sont bien des élections qui ont validé ce
que les sondages prévoyaient.
On pourrait aussi philosopher à l’infini sur nos
questionnements de citoyens de gauche : qu’est-ce que « penser mal », et
qui en décide? La réponse que nous apportons à ces questions n’est en
effet qu’un point de vue assumé, forgé par des convictions.
Principalement deux convictions : ces étrangers, si différents de nous
dans l’apparence, par la langue, et par les usages, sont pourtant
fondamentalement nos semblables.
Et, surtout, ils n’ont pas choisi ni créé la situation qui les pousse
à fuir leur pays. Autrement dit, ni eux ni nous ne sommes pour quelque
chose dans cette répartition géographique qui fige les destins. Tout le
monde peut comprendre ça. Mais on peut s’accommoder de cette injustice,
comme on peut la juger inacceptable. Ce sont les variations de l’opinion
publique. Et c’est ici qu’il nous faut nous interroger sur cet objet
mal identifié : qu’est-ce donc que cette opinion qui fait les sondages
et dicte les politiques des démagogues en tout genre ? Elle ne naît pas
de rien. Il se pourrait même que les démagogues la précèdent plus qu’ils
la suivent. Le mal, hélas, est profond.
Esquivons ici le débat rousseauiste sur la concurrence qui est, ou
non, un penchant de la nature humaine. Ce qui est sûr, en tout cas,
c’est que le système économique dans lequel nous vivons exacerbe au plus
haut point cette concurrence, et la justifie à force de discours
autoritaire sur la dette, et de refus du partage des richesses.
Chez nous, quand le Président des riches abolit l’impôt sur la fortune, ou supprime l’exit tax, tout en accusant les pauvres de coûter « un pognon de dingue »,
il développe une culture du « chacun pour soi et que les autres crèvent
» qui ne peut guère avoir d’effets bénéfiques sur « l’opinion publique
». N’accablons pas plus qu’il le mérite Emmanuel Macron. Il n’est que
l’homme d’un système. Mais on est obligé de constater qu’en un an de
mandat présidentiel, il est devenu la caricature de cet homme-là.
Quant à l’Europe, qu’on appelle par antiphrase Union européenne, elle
aurait pu être une communauté de valeurs partagées ; elle n’est qu’une
petite jungle à peine moins féroce que les États-Unis de Donald Trump.
La voilà qui se refile le mistigri de l’immigration comme dans ce jeu de
cartes où l’on se repasse sournoisement le valet de pique qu’on appelle
d’ailleurs le « pouilleux ». Mais il ne faut pas croire que la crise
migratoire est le seul sujet qui disloque l’Europe. Emmanuel Macron a eu
beau nous expliquer qu’il a remporté à Meseberg une grande victoire en
obtenant de la chancelière allemande un accord pour un budget européen,
il n’en est rien. Car il y a tout lieu de penser que cet accord « de
principe », sans aucun engagement financier, et auquel l’Allemagne est
historiquement hostile, n’aura aucune portée réelle. Ce « principe » ne
permettra évidemment pas d’apporter une aide solidaire à un pays
européen en difficulté. Il y aura d’autres Grèce. À commencer par la
Grèce elle-même, qui n’est sortie d’affaire qu’aux yeux des
technocrates, comme Pierre Moscovici, et des financiers, mais pas pour
le peuple.
De plus, cette histoire de budget européen, qui a
toutes les apparences de la vertu, instille, l’air de rien, l’idée que
la question budgétaire est notre nouvelle loi de nature. Enfin, il faut
aussi parler de ces paradis fiscaux, l’Irlande ou le Luxembourg, qui
trônent au milieu de notre belle Union. Comment voudrait-on avec un tel
système que l’opinion publique n’ait pas peur de cet étranger qui va lui
prendre ses aides sociales, et importer d’autres mœurs, quand ce n’est
pas de la délinquance ou le terrorisme ? Bien entendu, l’accueil des
immigrés, répartis équitablement au sein de l’Europe ne peut que
supposer un autre partage des richesses. Sur le continent comme à
l’échelle planétaire. On doit certes les accueillir sans attendre.
Mais
la vraie solution ne peut venir que d’une Europe sociale. Car tout se
tient.

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