Bruno Guigue
L’Amérique de Trump croit qu’elle peut pratiquer la politique de celui
qui retire l’échelle après l’avoir utilisée pour grimper au sommet. Mais
la réalité, c’est qu’elle n’est plus vraiment au sommet.
Les Etats-Unis qui jettent le « multilatéralisme » aux orties, le
retrait américain de l’accord sur le nucléaire iranien, la guerre
commerciale qui pointe à l’horizon, le G7 qui tourne à la foire
d’empoigne, l’Union européenne réduite à l’impuissance : ce qui pourrait
passer superficiellement pour une série de mini-crises est révélateur
de tendances profondes. C’est comme un foisonnement de signes cliniques.
Il y a ce que l’on voit - de simples péripéties, dirait-on -, et puis,
sous cette apparence, comme un délitement souterrain des structures.
Pour brosser le portrait d’un monde occidental à la dérive, il faut
naturellement partir d’une analyse de ce qui se joue aux USA. D’abord
parce que le poisson pourrit toujours par la tête, et ensuite parce que
Trump contribue à ce pourrissement en s’ingéniant précisément à le
conjurer. Le système politique américain étant ce qu’il est, la nouvelle
administration, en effet, a les mêmes objectifs que les précédentes.
Héritière d’un empire surdimensionné, elle s’efforce d’en maintenir
l’hégémonie en pratiquant le déni de réalité.
Son premier cheval de bataille, celui sur lequel Trump joue sa
crédibilité, c’est la lutte contre le déclin industriel. Il doit son
succès électoral du 8 novembre 2016 au ralliement des cols bleus ruinés
par le libre-échange. La guerre commerciale entamée avec la Chine, l’UE
et le Canada n’est pas une lubie : elle accomplit une promesse de
campagne. Les USA sont le premier importateur mondial, et leur déficit
avec la Chine dépassait en 2017 les 345 milliards de dollars. Il faut
donc enrayer l’effondrement progressif des capacités productives
américaines.
Mais pour y parvenir, l’administration Trump est confrontée à un
choix de méthode. Les USA ont connu une prospérité sans précédent en
misant sur une mondialisation dont ils tiraient profit. Ce règne des
multinationales est loin d’être achevé, mais elles produisent de moins
en moins sur le sol américain. Pour conserver sa position dominante, le
capitalisme américain, en réalité, a sacrifié sa propre classe ouvrière.
Remplacée par des Chinois ou des robots, elle vient grossir les rangs
des miséreux qui campent dans les faubourgs des grandes villes.
À l’autre bout de l’échelle sociale, en revanche, tout va pour le
mieux. Tandis que les pauvres sont de plus en plus nombreux, les riches
sont de plus en plus riches. Contrairement aux emplois, qui sont
délocalisés, les bénéfices réalisés à l’étranger sont rapatriés.
Aggravée par une financiarisation débridée, cette distorsion entre la
richesse et l’emploi ruine le consensus social américain. L’intelligence
de Trump est de l’avoir compris et d’en avoir fait un argument
électoral. La limite de cette intelligence, c’est qu’il s’y prend très
mal pour résoudre le problème.
Lorsque les règles du jeu deviennent défavorables à celui qui les a
inventées, il a la tentation de vouloir les changer. Manifestement,
c’est ce que fait Trump. Le libre-échange réduisant au chômage les
ouvriers de la « Rust Belt », il veut instaurer des protections qui font
fi des accords commerciaux internationaux. Or cette démarche représente
la quadrature du cercle pour un pays comme les Etats-Unis. Ayant
mondialisé son économie sous la pression des multinationales, il leur
fera payer cher le moindre retour en arrière. En clair, le
protectionnisme est à double tranchant, et c’est ce qu’ont montré les
réactions chinoises, européennes et canadiennes.
À supposer qu’elle ait lieu - ce qui n’est pas sûr - , la guerre
commerciale sera au pire un désastre, au mieux un jeu à somme nulle.
Trump le sait, et c’est pourquoi sa politique néo-impériale se
contentera sans doute dans ce domaine de proclamations inoffensives. Il
n’entend pas passer à la postérité comme celui qui a ruiné les
fondements de la puissance américaine. Il préfère nettement ouvrir
d’autres fronts où il pense pouvoir obtenir l’avantage. Et l’incohérence
- ou l’imprévisibilité - qu’on lui prête souvent ici n’est probablement
qu’apparente.
Le meilleur exemple est celui de sa politique en matière nucléaire.
En pratiquant le grand écart entre l’Iran et la Corée du Nord, Trump
montre que le nucléaire, précisément, n’a aucune importance. D’abord
parce que la nucléarisation de la Corée du Nord est un fait accompli -
et irréversible - et qu’il n’y a rien d’autre à obtenir de ce pays - du
point de vue américain - qu’un réchauffement diplomatique destiné à
rassurer Séoul dans le but d’alléger la charge du parapluie militaire
US. Ensuite, parce que l’Iran au contraire, bien qu’il n’ait aucune arme
nucléaire, est un adversaire systémique des Etats-Unis et qu’il s’agit
bel et bien de l’affaiblir par tous les moyens.
De la Syrie au Yémen en passant par l’Irak, le Liban et la Palestine,
Téhéran est une épine colossale dans le pied de Washington. Chef de
file de l’axe de la résistance, il est la bête noire d’Israël,
Etat-colon expansionniste auquel Trump s’est empressé de faire
allégeance en remerciement de la neutralisation du lobby pro-israélien
durant la campagne présidentielle. En isolant l’Iran, Trump fait coup
double : il satisfait Tel Aviv - et Riyad - tout en provoquant
l’étranglement économique dont il attend un « regime change » par
inanition, à défaut d’un soulèvement armé piloté de l’étranger sur le
modèle syrien.
Mais la partie n’est pas gagnée. Car en coupant ce grand pays des
circuits économiques et financiers occidentaux, il l’ouvre à d’autres
influences. Ce n’est pas un hasard si l’Iran vient d’adhérer à
l’Organisation de coopération de Shangaï au côté de la Russie, de l’Inde
et de la Chine, cette organisation représentant désormais 40 % de la
population et 25 % du PIB mondial. Le retrait américain de l’accord de
2015 sur le nucléaire iranien, de plus, génère une série de dommages
collatéraux. Il provoquera le départ de ce pays de nombreuses
entreprises européennes, et notamment de Total, première capitalisation
boursière du CAC40.
Entreprise multinationale dont 30% du capital est détenu par des
actionnaires américains, Total devait participer à l’exploitation du
gisement gazier offshore « South Pars », le plus grand au monde, situé
dans le golfe Persique et les eaux territoriales iraniennes. C’est fini.
Le projet passe dans d’autres mains, et pas n’importe lesquelles.
Poussé au départ par Washington, Total cédera la place au géant chinois
des hydrocarbures CNPC, ravi d’emporter le morceau. En voulant punir
Téhéran, Trump a fait un cadeau de choix à la Chine, principal
concurrent des USA à la tête de l’économie mondiale et premier
responsable du déficit commercial américain. C’est un comble.
À l’entendre, Trump rêve de restaurer « la grandeur de l’Amérique ».
Il a porté le budget militaire US à des sommets inégalés (700 milliards
de dollars) et poursuivi une confrontation avec la Russie dont le seul
intérêt - à courte vue - est de couper la Russie de ses partenaires
européens, ce qui explique le rôle actif du Royaume-Uni, voltigeur de
l’empire US, dans la diabolisation de Moscou. Il n’est pas
néoconservateur à la façon de George W. Bush ni interventionniste à la
sauce humanitaire comme l’étaient les démocrates. Mais comme il s’est
fait élire pour conjurer les affres du déclin, il entretient le mythe
d’une Amérique renaissante qui croit qu’il suffit d’aligner des
porte-avions pour dominer le monde.
Heureusement, cette ambition démesurée rencontre le principe de
réalité sur tous les fronts. Le Moyen-Orient est l’épicentre d’une
confrontation où Moscou s’est placé au centre du jeu, condamnant
Washington à faire tapisserie pendant que les Russes mènent la danse. En
dents de scie, la politique américaine en Syrie est vouée à l’échec.
L’armée syrienne reconquiert le territoire national, et le dernier carré
des supplétifs lobotomisés va rendre les armes. Tandis que Moscou et
Damas célébreront les 50 ans d’une alliance désormais adossée au géant
chinois, le mariage de Washington avec Riyad et Tel Aviv apparaîtra
peut-être un jour comme une erreur de casting.
En matière géopolitique, les apparences sont trompeuses. L’excès de
puissance ne transfuse pas nécessairement en intelligence stratégique.
Les Américains dépensent 2187 dollars par an et par habitant pour leur
défense, contre 154 dollars pour les Chinois. On n’observe pas la même
proportion dans les résultats. Les menaces proférées simultanément
contre Moscou et Pékin sont à l’opposé de la stratégie - payante à
l’époque de Kissinger - qui consistait à trianguler la Russie et la
Chine afin de diviser les puissances continentales. Trump, lui, semble
vouloir en découdre avec tout le monde (Chine, Russie, Iran, Syrie,
Corée du Nord, Cuba, Vénézuéla) et - fort heureusement - il n’affronte
personne pour de bon.
L’Amérique de Trump croit qu’elle peut pratiquer la politique de
celui qui retire l’échelle après l’avoir utilisée pour grimper au
sommet. Mais la réalité, c’est qu’elle n’est plus vraiment au sommet. La
politique néo-impériale de Donald Trump enrichira comme jamais les
marchands d’armes et les magnats de la finance. Le paradoxe, c’est
qu’elle contribuera aussi à l’hégémonie mondiale de ceux qui, loin des
Etats-Unis, investissent dans les infrastructures civiles et non dans
les industries de l’armement, et qui combattent la pauvreté au lieu de
l’entretenir. Inutile de préciser qui détient les clés du futur.
La
politique de Trump, pour l’Amérique, c’est le syndrome de la balle dans
le pied.
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