Michel Feltin-Pallas
Imposer
sa langue est aussi une manière d'imposer sa vision du monde et
d'écouler ses marchandises. Les Etats-Unis l'ont parfaitement compris.
Les Européens et les Français, beaucoup moins...
De
La Fontaine à Hugo en passant par Marivaux, les enseignants de France
et de Navarre s'efforcent de faire découvrir à nos chères têtes blondes
les oeuvres de nos grands écrivains et c'est très bien ainsi. En
revanche, ils ne leur dispensent aucune culture linguistique, ce qui est
plus regrettable, y compris sur le plan géopolitique. Car la langue, on
l'oublie souvent, est aussi un instrument d'influence des Etats. Le
latin du temps de l'Empire romain ; l'espagnol et le portugais en
Amérique latine ; l'arabe au Proche-Orient ; le français au Maghreb et
en Afrique de l'Ouest... Dans l'Histoire, langue et expansion
territoriale sont souvent allées de pair.
Cette
règle profite aujourd'hui principalement à l'anglais, qui a commencé à
se répandre dans des pays bien éloignés des îles britanniques au fur et à
mesure des conquêtes coloniales de l'Angleterre. La langue de
Shakespeare profite aujourd'hui de la puissance des Etats-Unis, dont
l'impérialisme a connu trois grandes phrases : d'abord, la conquête de
l'Ouest ; puis l'annexion de territoires plus ou moins éloignés, comme
Hawaï, l'Alaska et Porto Rico, avant qu'une rupture ne s'opère après la
Seconde Guerre Mondiale. Depuis 1945, en effet, l'impérialisme
linguistique américain ne dépend plus de l'extension géographique des
Etats-Unis, mais de trois autres éléments : la technologie, la puissance
militaire et la domination linguistique, comme le souligne l'historien
Daniel Immerwahr (1). Winston Churchill l'avait bien compris. "Contrôler
la langue offre bien plus d'avantages que prendre des provinces ou des
pays pour les exploiter", déclarait en substance l'ancien Premier
ministre britannique. Avant d'ajouter avec son sens bien connu de la
formule : "Les empires du futur seront spirituels". Un précepte que
complète Donald Lillistone - un Anglais - dans un excellent article de
la revue Défense de la langue française,
en écrivant : "Les langues façonnent les sociétés et le statut
privilégié dont jouit actuellement l'anglais est donc lourd de
conséquences profondes" (2).
Les
Etats-Unis en ont parfaitement conscience, comme l'a spectaculairement
révélé un autre universitaire, Robert Phillipson, professeur au
département d'anglais de la Copenhagen Business School (3) dans un ouvrage tout bonnement intitulé Linguistic Imperialism (Impérialisme
linguistique) publié en 1992. Il y dévoilait un rapport confidentiel
établi après une conférence anglo-américaine sur l'enseignement de
l'anglais qui s'était tenue en 1961, à Cambridge. Les choses y étaient
énoncées clairement dès le discours d'ouverture : "L'anglais doit
devenir la langue dominante et remplacer les autres langues et leurs
visions du monde". Une uniformité culturelle qui s'oppose directement à
notre modèle européen fondé sur l'enrichissement par la pluralité, dont
témoigne sa devise : "Unie dans la diversité".
Aussi
néfaste soit-elle, la politique américaine a pour elle le mérite de la
cohérence : tout Empire, fût-il spirituel, cherche à défendre ses
intérêts. Washington sait pertinemment que Disney, Netflix, Apple et les
autres constituent les meilleurs moyens pour conquérir les esprits et
écouler ses marchandises. On ne peut en dire autant de l'Union
européenne qui, malgré le Brexit, s'emploie au contraire à dérouler le
tapis rouge devant l'anglais, la langue du pays qui vient de la quitter
et de la puissance qu'elle prétend concurrencer !
On ne peut pas non
plus en dire autant de la France, dont une grande partie des "élites"
croient du dernier chic de multiplier les anglicismes, jouant ainsi le
rôle d'idiots utiles de l'impérialisme américain. Joe Biden, Google,
Amazon et les autres n'en demandent pas tant.
(1) How to hide an Empire, (Comment cacher un empire), parDaniel Immerwahr.
(2) L'empire spirituel, par Donald Lillistone, Défense de la langue française n° 279
(3) Linguistic Imperialism, par Robert Phillipson, Presses universitaires d'Oxford, 1992.
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