dimanche 4 juillet 2021

Les anglomaniaques, idiots utiles de l'impérialisme américain

Michel Feltin-Pallas

Imposer sa langue est aussi une manière d'imposer sa vision du monde et d'écouler ses marchandises. Les Etats-Unis l'ont parfaitement compris. Les Européens et les Français, beaucoup moins...
De La Fontaine à Hugo en passant par Marivaux, les enseignants de France et de Navarre s'efforcent de faire découvrir à nos chères têtes blondes les oeuvres de nos grands écrivains et c'est très bien ainsi. En revanche, ils ne leur dispensent aucune culture linguistique, ce qui est plus regrettable, y compris sur le plan géopolitique. Car la langue, on l'oublie souvent, est aussi un instrument d'influence des Etats. Le latin du temps de l'Empire romain ; l'espagnol et le portugais en Amérique latine ; l'arabe au Proche-Orient ; le français au Maghreb et en Afrique de l'Ouest... Dans l'Histoire, langue et expansion territoriale sont souvent allées de pair. 
Cette règle profite aujourd'hui principalement à l'anglais, qui a commencé à se répandre dans des pays bien éloignés des îles britanniques au fur et à mesure des conquêtes coloniales de l'Angleterre. La langue de Shakespeare profite aujourd'hui de la puissance des Etats-Unis, dont l'impérialisme a connu trois grandes phrases : d'abord, la conquête de l'Ouest ; puis l'annexion de territoires plus ou moins éloignés, comme Hawaï, l'Alaska et Porto Rico, avant qu'une rupture ne s'opère après la Seconde Guerre Mondiale. Depuis 1945, en effet, l'impérialisme linguistique américain ne dépend plus de l'extension géographique des Etats-Unis, mais de trois autres éléments : la technologie, la puissance militaire et la domination linguistique, comme le souligne l'historien Daniel Immerwahr (1). Winston Churchill l'avait bien compris. "Contrôler la langue offre bien plus d'avantages que prendre des provinces ou des pays pour les exploiter", déclarait en substance l'ancien Premier ministre britannique. Avant d'ajouter avec son sens bien connu de la formule : "Les empires du futur seront spirituels". Un précepte que complète Donald Lillistone - un Anglais - dans un excellent article de la revue Défense de la langue française, en écrivant : "Les langues façonnent les sociétés et le statut privilégié dont jouit actuellement l'anglais est donc lourd de conséquences profondes" (2). 
Les Etats-Unis en ont parfaitement conscience, comme l'a spectaculairement révélé un autre universitaire, Robert Phillipson, professeur au département d'anglais de la Copenhagen Business School (3) dans un ouvrage tout bonnement intitulé Linguistic Imperialism (Impérialisme linguistique) publié en 1992. Il y dévoilait un rapport confidentiel établi après une conférence anglo-américaine sur l'enseignement de l'anglais qui s'était tenue en 1961, à Cambridge. Les choses y étaient énoncées clairement dès le discours d'ouverture : "L'anglais doit devenir la langue dominante et remplacer les autres langues et leurs visions du monde". Une uniformité culturelle qui s'oppose directement à notre modèle européen fondé sur l'enrichissement par la pluralité, dont témoigne sa devise : "Unie dans la diversité".
Aussi néfaste soit-elle, la politique américaine a pour elle le mérite de la cohérence : tout Empire, fût-il spirituel, cherche à défendre ses intérêts. Washington sait pertinemment que Disney, Netflix, Apple et les autres constituent les meilleurs moyens pour conquérir les esprits et écouler ses marchandises. On ne peut en dire autant de l'Union européenne qui, malgré le Brexit, s'emploie au contraire à dérouler le tapis rouge devant l'anglais, la langue du pays qui vient de la quitter et de la puissance qu'elle prétend concurrencer ! 
On ne peut pas non plus en dire autant de la France, dont une grande partie des "élites" croient du dernier chic de multiplier les anglicismes, jouant ainsi le rôle d'idiots utiles de l'impérialisme américain. Joe Biden, Google, Amazon et les autres n'en demandent pas tant.
(2)  L'empire spirituel, par Donald Lillistone, Défense de la langue française n° 279
(3)  Linguistic Imperialism, par Robert Phillipson, Presses universitaires d'Oxford, 1992.

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