Jean-Baptiste Thomas
Dans l’infamie, tous les dictateurs ne se valent pas. Certains innovent, et Alberto Fujimori fait partie de ceux-là.
Pendant dix ans, entre 1990 et 2000, il a gouverné le Pérou d’une main de fer, avec l’appui de l’armée et de Washington et des impérialistes européens. Après plusieurs années d’exil, il a finalement été condamné pour crimes contre l’humanité. Libéré il y a quelques mois, il est mort le 11 septembre, à l’âge de 86 ans.
Ingénieur agronome, fils d’immigrés japonais au Pérou, Alberto Fujimori est un parfait inconnu lorsqu’il se lance en politique, à la fin des années 1980. Pour se présenter aux élections de 1990, il fonde un parti attrape-tout, « Cambio 90 » [« Changement 90 »]. Protégé du président social-libéral Alán García, il gagne les présidentielles contre l’écrivain Mario Vargas Llosa, candidat de la droite péruvienne. Comme d’autres politiciens latino américains de l’époque, le vénézuélien Carlos Andrés Pérez ou l’argentin Carlos Menem, Fujimori fustige pendant sa campagne les politiques néolibérales. Mais dès qu’il accède à la présidence, il retourne sa veste. Promettant la fin de l’instabilité économique et sécuritaire, le pays faisant face à une crise inflationnaire sans précédent et à un conflit opposant, dans les campagnes les plus pauvres et les zones urbaines marginales, l’État à plusieurs groupes de guérilla, le président nouvellement élu lance le « Fujishock » : dérégulation de l’économie et privatisations, sur fond d’un autoritarisme croissant, avec la bénédiction du FMI, de l’armée et des secteurs du capital les plus concentrés. Également avec le soutien, par le biais d’un réseau clientéliste, d’une partie de la population.
Mais Fujimori innove un peu plus en procédant, le 5 avril 1992, à un « auto-coup d’État ». Il met en place un « Gouvernement d’urgence et de reconstruction nationale » après avoir procédé, avec le soutien des militaires, à la dissolution du Congrès et à la suspension des activités du pouvoir judiciaire. Il a alors les coudées franches pour mieux appliquer le « Plan vert », un vaste projet économique et politique de refondation autoritaire et néolibérale du pays, défendu par l’état-major de l’armée péruvienne à la fin des années 1980. Ses partenaires impérialistes et la presse occidentale s’extasient alors devant le « miracle péruvien », puisque la croissance du pays est de 14% au milieu des années 1990. Les clefs du succès : la dérégulation complète de l’économie, notamment du régime foncier et du code minier, hérité des réformes entamées pendant le gouvernement de Velasco Alvarado sous la pression des luttes paysannes, ouvrières et populaires, entre la fin des années 1960 et les années 1970.
Comme tant d’autres pays d’Amérique latine dans les années 1990, dans le cadre du « Consensus de Washington », c’est-à-dire sous la direction de l’administration étatsunienne et avec l’appui de la CEE puis de l’Union européenne, le Pérou « reprimarise » son économie. Elle est désormais recentrée vers l’exportation de matières premières agricoles et, surtout, de ses immenses ressources minières, pour le plus grand bénéfice des grands groupes étrangers qui contrôlent ces secteurs. Et peu importe si, derrière une croissance à deux chiffres, six millions de Péruviens, soit la moitié de la population de l’époque, continuent de vivre sous le seuil de pauvreté. Ils sont aujourd’hui neuf millions.
Fujimori se maintient au pouvoir grâce à un mélange de répression, menant des campagnes policières au nom de la lutte contre les guérillas, et de populisme, bénéficiant du discrédit pesant sur les partis politiques traditionnels, conservateurs comme de centre-gauche, le Pérou ne s’étant jamais relevé, jusqu’à aujourd’hui, de cette crise. Pour se donner un semblant de légitimité, on lui conseille de faire ratifier, par référendum, une nouvelle Constitution, en 1993. Fujimori en profite, parallèlement, pour faire voter une loi d’amnistie portant sur les « excès » auxquels aurait conduit la « lutte contre le terrorisme » dans les campagnes et les quartiers populaires depuis le début des années 1980. À en croire le rapport de la Commission Vérité et Réconciliation, rendu en août 2003, un tiers au moins des 60 000 victimes civiles du conflit armé qui a secoué le pays pendant vingt ans, jusqu’en 2000, serait imputable aux forces de police et à l’armée.
À la fin des années 1990, cependant, les éléments structurels de la crise économique refont surface au Pérou. Fujimori, qui a de nouveau remporté les élections en 1995, apparaît comme de moins en moins fréquentable aux yeux de ses parrains impérialistes. Il a fait le sale boulot mais il est temps qu’il cède sa place, et ce d’autant que la presse révèle son implication dans plusieurs affaires de corruption et enquête sur la violation systématique des droits humains sous sa présidence, dont les agissements d’escadrons de la mort répondant directement à la présidence ou encore la stérilisation forcée de plus de 272 000 Péruviennes, dans leur grande majorité paysannes et autochtones. Fujimori, néanmoins, s’accroche au pouvoir et parvient à « regagner » les élections, en 2000. Lâché par ses alliés les plus puissants, il est contraint de fuir le pays, peu après cette troisième « victoire ».
Réfugié au Japon, puis au Chili, il est finalement extradé et condamné dans six affaires de corruption et pour violation des droits humains, entre 2007 et 2009. Mais il clame son innocence et crie à l’acharnement de ses anciens partenaires. À l’en croire, il n’aurait été que le fidèle exécutant des exigences de ses alliés. Parallèlement, il continue à tirer les ficelles de la vie politique du pays, dirigeant en sous-main les partis politiques populistes et démagogues fujimoristes qui revendiquent son héritage et dont la principale représentante est sa fille, Keiko, qui est arrivée au second tour de la présidentielle en juin 2021 contre le candidat de gauche, Pedro Castillo, renversé depuis par un coup d’État.
Alberto Fujimori est donc décédé le 11 septembre, date pinochétiste s’il en est. Le fujimorisme, lui, perdure. À l’instar de Pinochet, dans des conditions différentes, Fujimori aura été l’artisan néolibéral de la défiguration de son pays sur le plan économique, social et moral. Les conséquences sont encore visibles, aujourd’hui, au Pérou. Le seul problème, pour les classes dominantes et les impérialistes, c’est que si le régime issu de la Constitution fujimoriste de 1993 permet d’assurer, au niveau macroéconomique, des rentrées d’argent exceptionnelles pour la bourgeoisie et les multinationales, la crise politique n’a jamais été réellement résolue. En témoignent les quelque dix présidents qui se sont succédés à la tête du pays depuis 2000 et le caractère illégitime de l’actuelle cheffe de l’État, Dina Boluarte. Du côté des classes populaires et du monde du travail, dans les villes et à la campagne, les explosions sociales, les luttes contre les grands projets miniers et les mobilisations pour le respect des libertés démocratiques n’ont pas réussi, jusqu’à présent, à renverser la situation...
... et à imposer un projet capable de tourner définitivement la page du fujimorisme et de ses avatars.
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