Livio Berio
Dans un rapport accablant, transmis au Secrétaire général des Nations Unies, le rapporteur spécial sur le droit à l’alimentation, Michael Fakhri, documente méthodiquement la manière dont Israël a utilisé la « famine comme stratégie génocidaire » dans la bande de Gaza.
Constatant qu’en décembre 2023, les « Palestiniens de Gaza constituaient 80% de l’ensemble des personnes souffrant de famine ou d’une crise alimentaire catastrophique dans le monde » (p. 1), le rapport souligne l’aggravation de la situation alimentaire des Palestiniens après onze mois de guerre, et décrit l’ensemble des dispositifs par lesquels les forces coloniales de Tsahal affament volontairement la population gazaouie depuis le 9 octobre 2023. Depuis le début de l’invasion de Gaza, le 8 octobre, et le blocus total imposé à l’enclave, le 9 octobre, Israël ne s’est pas contenté de réduire les villes en poussière. L’Etat colonial a également poursuivi l’anéantissement physique du peuple palestinien en utilisant toutes ressources à sa disposition pour provoquer une situation de famine apocalyptique. Détruisant l’économie locale pour rendre la population gazaouie complètement dépendante des livraisons d’aide humanitaire, Tsahal a ensuite mis tout en œuvre pour en empêcher la distribution.
Détruire l’économie, bloquer l’aide alimentaire : la guerre génocidaire au prisme de la faim
D’après le rapport, Tsahal a en effet anéanti « 93% de l’économie des secteurs de l’agriculture, de la sylviculture et de la pêche » (p. 13) en détruisant les ports, les terres arables et les navires de pêche. En outre, l’armée a établi une double zone tampon, conformément au plan de recolonisation soumis par le Premier ministre au cabinet de sécurité, au cours du mois de février : en construisant un premier no man’s land le long de la frontière fortifiée qui sépare l’enclave d’Israël, puis en établissant, depuis l’invasion de Rafah, un contrôle renforcé sur le corridor de Philadelphie qui sépare Gaza de l’Egypte, les forces coloniales empiètent sur « 32% du territoire de Gaza ». Cela rend impossible, si les bombes le permettaient encore, l’exploitation des cultures. La population est ainsi devenue complètement dépendante de l’aide alimentaire, déjà extrêmement limitée depuis l’imposition d’un blocus quasi-intégral depuis la répression de la deuxième Intifada, encore renforcé depuis 2006.
Au-delà des destructions massives et de l’occupation coloniale de certaines sections de l’enclave, qui ont été de facto expropriées, le rapport documente également la stratégie mise en œuvre par Israël pour empêcher l’arrivée de l’aide alimentaire : « Du 9 au 21 octobre 2023, le siège total de la bande de Gaza imposé par Israël et la fermeture du poste-frontière de Rafah par l’Egypte ont véritablement bloqué toute l’aide et tout le trafic commercial en direction du territoire et considérablement réduit l’aide et les livraisons humanitaires destinées à la bande de Gaza. Israël a fermé, du 7 octobre au 17 décembre, Kerem Shalom, le principal point d’entrée menant d’Israël à la bande de Gaza ». Israël a également suspendu les « trois réseaux d’adduction d’eau qui assuraient près de 75% de l’approvisionnement de la bande de Gaza en eau potable. À la fin du mois d’octobre, l’eau a été rétablie, mais en très petites quantités et uniquement dans le centre et le sud de Gaza, privant les habitants du nord d’eau potable » (p. 14). Depuis le mois de novembre, la population du nord de l’enclave, expulsée de force vers le sud suite aux ordres d’évacuation émis le 13 octobre, se trouve ainsi complètement privée d’eau potable.
Les convois, transportant de l’aide alimentaire en quantité très largement insuffisante, ont été, en outre, pris pour cible par l’armée israélienne, au cours d’une campagne méticuleusement planifiée de harcèlement des agences humanitaires : « Du fait de la situation d’insécurité que vivaient les travailleurs humanitaires et les bénéficiaires, l’Organisation mondiale de la santé a dû interrompre la livraison de fournitures médicales au plus grand hôpital du nord de Gaza, Al Shifa, le 22 janvier ; l’UNRWA qui fournit l’essentiel des secours à Gaza, a dû interrompre son aide le 23 janvier ; le Programme alimentaire mondial (PAM) a suspendu ses livraisons le 20 février. Le lendemain, alors que le PAM reprenait son aide à Gaza, les forces de sécurité israéliennes ont tué 112 personnes et en ont blessé 760 autres parmi les personnes en quête d’aide humanitaire consistant principalement en de la farine ; le “massacre de la farine” a été le point culminant des attaques menées contre l’aide humanitaire depuis octobre 2023 » (p. 15). Privés d’aide durant tout le mois de mai, du fait des opérations militaires massives entreprises par Israël dans la ville de Rafah, la situation des Palestiniens s’est encore dégradée en juin. Selon le rapport, l’invasion de Rafah « a marqué une nouvelle phase dans la stratégie d’Israël, qui visait à infliger davantage de pertes à tous les Palestiniens de Gaza, dont la grande majorité avait été transférée de force, confinée et concentrée dans le sud de Gaza » (p. 16).
Le rapport réinscrit également dans le cadre de la stratégie génocidaire d’Israël la campagne de calomnies contre l’UNRWA, l’agence de l’ONU exclusivement spécialisée dans l’action humanitaire auprès des réfugiés palestiniens, que le gouvernement israélien considère désormais comme une organisation terroriste. Accusant, le 18 janvier 2024, 12 membres de l’UNRWA, sur ses 30 000 employés, d’avoir participé aux attaques du 7 octobre, Israël est parvenu à obtenir des seize principaux soutiens de l’agence qu’ils cessent de la financer, en se fondant « sur cette affirmation non étayée et sans autre preuve ». « Principale source d’aide humanitaire à Gaza », la suspension des activités de l’UNRWA a accru la probabilité de famine. En outre, « l’UNRWA continue de détenir quelques-uns des dossiers les plus complets sur les propriétés des réfugiés palestiniens. Il importe donc de comprendre que les tentatives visant à affaiblir l’UNRWA et éventuellement à mettre fin à ses activités s’inscrivent dans le cadre d’un mouvement d’opposition au droit au retour du peuple palestinien et d’une campagne visant à compromettre la capacité de l’ONU à rapatrier des personnes en Palestine » (p. 12). Faisant d’une pierre de coup, la stratégie génocidaire d’Israël vise également à effacer ses anciens crimes et à réduire à néant la mémoire juridique et culturelle de la Nakba, en 1947, et de la Naksa, en 1967.
Une généalogie coloniale de la militarisation de la famine
Selon le rapporteur, l’utilisation de la famine comme stratégie génocidaire est inséparable des pratiques coloniales qu’Israël mobilise depuis 24 ans, après les opérations massives que Tsahal a menées pour réprimer la seconde Intifada, dans l’enclave : « En réponse à la seconde Intifada, Israël a resserré son emprise et a commencé son blocus en 2000, limitant considérablement la circulation des biens et des personnes à l’intérieur et à l’extérieur de Gaza. Alors qu’elles étaient sporadiques lorsqu’elles ont été imposées à Gaza à partir de 1991, les bouclages sont devenus la norme après 2000, certaines périodes connaissant même des “bouclages hermétiques”. Pour réprimer la résistance palestinienne, l’armée israélienne a détruit 10 à 20% des terres agricoles de Gaza, déraciné 226 000 arbres et limité l’accès des pêcheurs à la mer. Le nombre d’enfants souffrant de malnutrition a ainsi doublé entre 2000 et 2002 » (p. 18). Après le retrait de 2006, les forces israéliennes ont imposé un blocus encore plus dur.
Coupant l’enclave du monde, pour la transformer en une prison à ciel ouvert, Israël a également imposé un « rationnement alimentaire aux Palestiniens, sans toutefois les affamer au point qu’ils perdent la vie. Entre 2007 et 2010, la politique d’Israël consistait à n’autoriser l’entrée à Gaza que d’un volume de biens qui entretienne la faim, sans cependant franchir une “ligne rouge” et déclencher une crise humanitaire. Le ministère de la santé a calculé, pour Gaza, le nombre de calories nécessaires aux différents groupes répartis par âge et par sexe, puis l’a utilisé pour déterminer la quantité d’aliments de base dont il autoriserait l’entrée, chaque jour, dans la bande, ainsi que le nombre de camions nécessaires à l’acheminement de cette quantité » (pp. 18-19). D’autre part, le gouvernement s’est emparé d’une partie du territoire gazaoui en construisant une ligne de fortification terrestre, assorti de l’établissement d’une zone tampon qui empiétait sur les terres cultivables et d’une zone d’exclusion maritime, empêchant les activités de pêche : « À partir de la frontière, Israël a créé une zone tampon qui s’étend de 150 à 500 mètres à l’intérieur de Gaza, opération qui s’est traduite par la destruction de terres agricoles. En vertu de la politique israélienne, les agriculteurs et les éleveurs étaient autorisés à pénétrer dans la bande de terre située à une distance allant de 100 à 300 mètres de la clôture. Dans la pratique, Israël a créé une zone tampon d’environ 1,5 kilomètre à partir de la frontière, couvrant environ 62,6 kilomètres carrés, soit environ 35% des terres cultivables de Gaza et 85% de sa zone maritime, ce qui rend ces zones totalement ou partiellement inaccessibles aux Palestiniens » (p. 18).
Depuis le début du blocus, Israël limite également les capacités de résilience du peuple palestinien en procédant, par exemple, à des bombardements chimiques pour détruire les terres arables : « Depuis 2014, Israël s’emploie fréquemment à raser, bombarder, à niveler et à détruire au bulldozer des terres agricoles à Gaza. Régulièrement, il pulvérise aussi sur les terres des herbicides et d’autres produits chimiques depuis les airs, tuant la végétation et les cultures agricoles situées dans la zone tampon, endommageant et détruisant au fil des ans de vastes superficies de terres et les cultures des agriculteurs palestiniens, en utilisant des arguments militaires pour justifier de graves violations du droit à l’alimentation des Palestiniens à Gaza » (p. 19).
Au regard de la militarisation de la famine, à laquelle se livre Israël depuis la première Intifada et les accords d’Oslo, les méthodes utilisées par Tsahal depuis le début de la guerre de Gaza, ne sont pas nouvelles : elles ne constituent qu’une forme élargie d’un protocole colonial et génocidaire, qui fait de la famine un de ses outils d’extermination, mis en œuvre depuis 24 ans sur le territoire gazaoui. Comme le souligne le rapporteur dans sa conclusion, il ne fait aucun doute qu’« Israël a entrepris une campagne consistant à affamer délibérément le peuple palestinien, ce qui atteste de la commission d’un génocide et [d’une stratégie] d’extermination » (p. 27). Alors qu’Israël a significativement étendu ses opérations en Cisjordanie, où Tsahal semble appliquer les méthodes que les troupes de choc coloniales ont éprouvées lors de la guerre de Gaza...
... le rapport témoigne de la volonté d’Israël de parachever son œuvre coloniale et de se débarrasser par tous les moyens de son « problème palestinien ».
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