samedi 4 mai 2013

La solution du un pourcent

Paul Krugman

Les débats économiques se finissent rarement par un KO technique. Mais on n’en est pas loin avec le grand débat politique de ces dernières années entre les Keynésiens, qui défendent l’idée de dépenses égales, voire supplémentaires de la part du gouvernement dans une dépression, et les "austériens", qui exigent des coupes immédiates dans les dépenses –tout du moins dans le monde des idées. 
 
À ce jour, la position des "austériens" a implosé : non seulement leurs prédictions à propos de la réalité se sont avérées totalement fausses, mais les recherches universitaires sur lesquelles leurs positions s’appuyaient s’avèrent être bourrées d’erreurs, d’omissions et de statistiques douteuses.
Pourtant, deux grandes questions restent. Tout d’abord, comment la doctrine de l’austérité est-elle devenue si influente ? Ensuite, est-ce que les mesures politiques vont changer maintenant que les affirmations essentielles des "austériens" ne sont plus bonnes qu'à alimenter les blagues des humoristes des émissions de fin de soirée ?
Pour la première question : la domination des austériens dans les cercles influents devrait déranger quiconque aime croire que les mesures politiques sont fondées sur des preuves réelles, ou au moins fortement influencées par elles. Après tout, les deux études principales qui ont fourni les soi-disant justifications intellectuelles pour l’austérité - "L’austérité expansionniste" d’Alberto Alesina et Silvia Ardagna, ainsi que Carmen Reinhart et Kenneth Rogoff à propos de ce "palier" dangereux de la dette lorsqu’elle atteint 90 pourcent du PIB – ont toutes deux subi les foudres des critiques dès leurs publications.
Et ces études ne faisaient pas le poids face à une analyse poussée. Fin 2010, le Fonds Monétaire International avait retravaillé l’étude d’Alesina et Ardagna, avec des chiffres plus pertinents et avait inversé leurs résultats, tandis que bon nombre d’économistes soulevaient des questions fondamentales à propos de Reinhart-Rogoff bien avant que l’on ne découvre la fameuse erreur Excel. Pendant ce temps, les évènements du monde réel – la stagnation en Irlande, tête d'affiche de la politique d'austérité, des taux d’intérêts en baisse aux USA, qui étaient censés être face à une crise fiscale imminente – rendirent rapidement caduques les prédictions des "austériens".
Et pourtant l’austérité conserva et renforça même sa mainmise sur l’opinion des élites. Pourquoi ?

Une partie de la réponse tient certainement au fait qu’il existe un désir très répandu d’envisager l’économie comme une pièce morale, d’en faire un conte des excès et de leurs conséquences. On raconte que nous vivions au-dessus de nos moyens, et que l’on en paie aujourd’hui inévitablement le prix. Les économistes peuvent expliquer jusqu’à en avoir la nausée que cela est faux, que la raison pour laquelle nous connaissons ce chômage de masse n’est pas que nous dépensions trop dans le passé mais bien que l’on ne dépense pas suffisamment aujourd’hui, et que c'est là le problème qui devrait et pourrait être résolu. Peu importe ; beaucoup de gens pensent viscéralement que nous avons pêché et que nous devons trouver la rédemption à travers la souffrance – et ni les arguments économiques ni l’observation du fait que ceux qui souffrent aujourd’hui ne sont pas du tout les mêmes que ceux qui ont fauté lors des années de la bulle ne font la moindre différence.
Mais ce n’est pas simplement une histoire d’émotion opposée à la logique. L’on ne peut saisir l’influence de cette doctrine de l’austérité si l’on n’aborde pas les notions de classe et d’inégalités.
Après tout, que veulent les gens d’une politique économique ? En fait, il s’avère que cela dépend des personnes interrogées – un fait que l’on retrouve dans une étude récente publiée par les chercheurs en sciences politiques Benjamin Page, Larry Bartels et Jason Seawright. Cette étude compare les préférences politiques des Usaméricains ordinaires avec celles des très riches, et les résultats sont très instructifs.
En effet, l’Usaméricain moyen est quelque peu inquiet à propos du déficit budgétaire, ce qui n’est pas une surprise étant donné la façon dont les histoires des déficits qui font peur sont répétées à l’envi dans les médias, mais les riches, en très grande majorité, considèrent les déficits comme notre problème le plus important. Et comment les déficits budgétaires devraient-ils être réglés ? Les riches sont en faveur d’une baisse des dépenses fédérales sur la couverture santé et la Sécurité Sociale – c’est-à-dire des "acquis sociaux" – tandis que les gens, en général, veulent au contraire voir ces dépenses augmenter. Vous voyez un peu le tableau : ce programme d’austérité ressemble fort à la simple expression de préférences des plus aisés, le tout caché sous un vernis de rigueur universitaire. Ce que le 1 pourcent désire devient alors ce que les sciences économiques nous disent de faire.
Est-ce qu’une dépression continue sert réellement les intérêts des très aisés ? J’en doute, étant donné qu’une économie en plein essor est généralement positive pour presque tout le monde. Ce qui est vrai, en revanche, c’est que depuis que nous sommes passés à l’austérité, ces dernières années ont été terribles pour les travailleurs, mais pas si mal pour les très aisés, qui bénéficient de très fortes hausses des profits et des valeurs boursières, alors même que le chômage de longue durée persiste. Les membres du 1 pourcent ne veulent pas nécessairement une économie faible mais ils s’en sortent assez bien pour se laisser aller à leurs préjugés.  

Et cela nous amène à nous demander quelle différence que va faire l’effondrement intellectuel du positionnement "austérien". Vu que l’on a des mesures du 1 pourcent, par le 1 pourcent, pour le 1 pourcent, n’allons-nous pas voir de nouvelles justifications pour les mêmes vieilles mesures ?
J’espère que non ; j’aimerais croire que les idées et les preuves comptent, au moins un petit peu. Sinon, qu’est-ce que je fais de ma vie ? Mais je pense que nous verrons quelle dose de cynisme est justifiée.


Dessin : Steve Bell, 2012 : "L'austérité, ça ne marche pas/ça ne travaille pas"


Aucun commentaire: