
Yehuda Shaul, ancien soldat de
l’armée israélienne de mars 2001 à mars 2004 a voulu montrer le vrai visage de
l’occupation militaire : ses buts véritables, ses exactions et son inefficacité.
Une démarche compliquée dans un pays où le service militaire est obligatoire et
dure deux ans pour les filles, trois pour les garçons. Au mieux, les briseurs de
silence sont traités de menteurs, au pire de traîtres. Rencontre avec l’un
d’entre eux.
Émilie Baujard.— Est-il facile de critiquer l’armée
israélienne en Israël aujourd’hui ?
Yehuda Shaul.— Au sein de la société israélienne, l’armée a
un rôle très important. Elle est très respectée, c’est sûrement l’une des
institutions les plus respectées dans notre pays. Et ce pour plusieurs raisons
liées à notre histoire et à la façon dont elle a défendu notre pays dans le
passé. C’est ce qui rend la critique difficile. Quand vous parlez des exactions
de l’armée, personne ne veut vraiment voir ni écouter.
E. B.—Les témoignages du Livre noir de l’occupation
israélienne1 couvrent une période qui va de 2000 à
2010. Certains soldats ont attendu dix ans avant de parler…
Y. S.— Beaucoup de soldats ont servi dans les territoires
palestiniens et se rendent compte aujourd’hui que ce qui s’y passe est
moralement condamnable. Une fois que vous y réfléchissez, que vous êtes à
nouveau un civil, vous voyez les choses de manière différente. Vous ne les
envisagez plus à travers le prisme du cercle militaire. À ce moment-là, de
nombreux soldats, y compris moi, ne peuvent plus cautionner ce qu’ils ont fait.
La terminologie militaire qu’on nous a rabâchée n’a soudain plus aucun sens. Et
on se met à parler.
E. B.—Vous décrivez plusieurs tactiques militaires qui
permettent à l’armée de « contrôler » les Palestiniens. Pouvez-vous donner un
exemple ?
Y. S.— Tous les jours, les soldats sont envoyés « marquer
notre présence », comme dit l’armée. L’idée est que si les Palestiniens ont le
sentiment que l’armée est partout, ils auront peur d’attaquer. Par exemple, on
entre dans une maison palestinienne choisie au hasard. On réveille la famille,
on met les femmes d’un côté, les hommes de l’autre, on fouille la maison, puis
on ressort. On frappe ensuite à d’autres portes, on lance des grenades
assourdissantes, on fait du bruit et on entre dans une autre maison. Voilà
comment on passe nos huit heures de patrouille. Tous les jours, toute l’année,
et ça ne s’est pas arrêté une seconde depuis le début de la deuxième Intifada en
2000.
E. B.—L’armée israélienne est appelée « forces de défense
israélienne ». Le terme « défense » est-il approprié ?
Y. S.—Nous avons grandi avec l’idée que l’armée israélienne
est dans les territoires palestiniens pour protéger Israël contre des actes
terroristes. Mais quand on lit les témoignages, on comprend très vite que la
partie « défense » de l’armée est très réduite. Nous faisons surtout de
l’offensif, et pas seulement contre le terrorisme. L’objectif principal est
d’empêcher la création d’un État palestinien indépendant.
L’occupation israélienne est pensée de telle façon qu’elle ne laisse aucune
place pour l’émergence d’une force politique qui pourrait la remplacer.
L’occupation agira militairement contre toute opposition à son contrôle absolu
sur les Palestiniens.
E. B.—Finalement, votre livre dévoile la part sombre de
l’occupation israélienne ?
Y. S.—Non, le livre montre le vrai visage de l’occupation.
Et une occupation militaire longue est mauvaise. Le seul moyen de contrôler les
gens, c’est de leur faire peur. Une fois qu’ils sont habitués à un certain
niveau de peur, vous devez alors leur faire encore plus peur. Encore et
toujours. C’est un puits sans fond. Un puits que l’on creuse depuis déjà plus de
quarante-six ans. Je vous donne un exemple : quatre soldats sont à un checkpoint
et une centaine de personnes attendent pour passer. La seule façon pour vous de
vous faire entendre, c’est qu’elles aient peur de vous. Alors vous attrapez la
cinquième personne dans la queue et vous la frappez. Ou vous demandez à
quelqu’un sa carte d’identité et si ce quelqu’un sourit un peu trop, vous le
laissez au soleil pendant huit heures. Ainsi, il comprend qui est le boss.
E. B.—Breaking the Silence a été beaucoup critiqué. L’une
des critiques qui revient souvent est que les témoignages remontent à plus de
dix ans, à l’époque de la seconde Intifada, et que c’est différent
aujourd’hui.
Y. S.—Pour beaucoup d’Israéliens, l’occupation fait partie
de l’histoire, du passé. L’occupation, c’était en 1967, après la guerre. Et
aujourd’hui, c’est le statu quo. Nous disons « non, non et non ! »
L’occupation des territoires palestiniens se poursuit partout et tous les jours.
Chaque maison construite dans une colonie en Cisjordanie est une occupation.
Toutes les maisons palestiniennes fouillées au milieu de la nuit dans le seul
but de persécuter la population, c’est l’occupation. Tous les checkpoints
volants installés pour bloquer l’accès à un village, c’est l’occupation.
E. B.—Les témoignages sont anonymes. Pourquoi ce
choix ?
Y. S.—Ces centaines de témoignages émanent de toutes les
unités, de tous les territoires (Cisjordanie et Gaza) et de tous les grades : du
simple soldat au commandant de brigade en passant par des réservistes. Les
soldats qui sont toujours réservistes et qui viennent témoigner violent le
protocole militaire. Ils peuvent donc être envoyés en prison. Et puis, la
plupart des actions rapportées sont des crimes au regard du droit international
et même parfois du droit israélien. Donc les soldats peuvent être poursuivis,
c’est pourquoi certains veulent rester anonymes. Et il y aussi la pression de la
société, de l’unité, de la famille, des amis…
E. B.—Effectivement, de nombreuses actions rapportées
sont illégales, comme l’utilisation de Palestiniens comme boucliers humains, les
destructions arbitraires de maisons palestiniennes…
Y. S.—Dans le livre, il y a l’épisode d’une action menée
pour venger la mort de six soldats israéliens tués près de Ramallah en
février 2002. La nuit suivante, trois bataillons des forces spéciales sont
envoyées à Gaza, Ramallah et Naplouse pour venger leur mort. L’ordre est très
clair : « ils ont tué six des nôtres, on va tuer six des leurs ». La
mission l’est aussi : 2 h du matin, checkpoint palestinien, toutes les personnes
qui s’y trouvent seront abattues, qu’elles soient en uniforme ou non, armées ou
non. Au final, quinze Palestiniens ont été tués. Ce genre d’opération, cette
revanche, c’est ce que font les gangs, ce n’est pas ce que doit faire l’armée
d’un pays démocratique.
E. B.—Certaines personnes en Israël vous accusent d’être
un traître à la patrie. C’est comme ça que vous vous voyez ?
Y. S.—Si j’avais l’impression d’être un
traître pour mon pays, je ne ferais pas ce que je suis en train de faire. C’est
exactement l’inverse. Je pense que c’est la ligne politique de notre
gouvernement qui est la plus grande traîtrise faite à l’État d’Israël. Cette
ligne politique nous dit : « le droit d’Israël à exister équivaut au droit
d’Israël à occuper les Territoires pour toujours ». En fait, le
gouvernement nous dit : « c’est soit nous, soit les Palestiniens ». Voilà
pourquoi, de la mer Méditerranée au fleuve du Jourdain, il ne peut y avoir
qu’une seule souveraineté et que cette souveraineté, c’est à nous de l’obtenir.
Les Palestiniens ne seront donc jamais libres et l’occupation ne s’arrêtera
jamais.
Je pense que cet agenda politique est totalement destructeur. Cette volonté
de prolonger l’occupation délégitime l’État d’Israël. Si on veut être patriote,
il faut casser cette équation. D’un côté, il y a le droit d’Israël à exister,
mais ce droit n’implique pas celui d’occuper les Palestiniens. Rien ne peut
justifier une occupation aussi longue.
1Le livre noir de l’occupation
israélienne. Les soldats racontent, éditions Autrement, octobre 2013.
http://orientxxi.info/lu-vu-entendu/briseurs-de-silence,0393
Via reseauinternational.net
http://orientxxi.info/lu-vu-entendu/briseurs-de-silence,0393
Via reseauinternational.net
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