
Il y a travaillé de 1992 à 2001, avant de claquer la porte, échaudé
par « la conduite despotique et l’affairisme ascensionnel » d’un certain
Philippe Val. Depuis, Olivier Cyran observe de loin, hors les murs, l’évolution
de Charlie Hebdo et sa grandissante obsession pour l’islam. Il revient
sur cette longue dérive à l’occasion d’une tribune récemment publiée dans Le
Monde, signée Charb et Fabrice Nicolino.
Cher Charb, cher Fabrice Nicolino,
« Et que ceux qui prétendent et prétendront demain que “Charlie” est
raciste aient au moins le courage de le dire à voix haute, et sous leur nom.
Nous saurons quoi leur répondre. » En lisant cette rodomontade à la fin de
votre tribune dans Le Monde1, façon « viens nous le dire en face si
t’es un homme », j’ai senti monter comme une envie de rejoindre mon poste de
combat dans la cour de récré. La sommation ne m’était pourtant pas destinée.
Quelles bonnes âmes vous espérez convaincre, d’ailleurs, mystère. Cela fait
belle lurette que quantité de gens disent à « voix haute » et « sous
leur nom » ce qu’ils pensent de votre journal et du fonds de sauce qui s’en
écoule, sans que personne chez vous ne se soit soucié de leur répondre ou
d’agiter ses petits poings.
Ainsi donc Le Monde vous a charitablement ouvert son rayon
blanchisserie, pour un repassage express de votre honneur tout chiffonné. À vous
entendre, il y avait urgence : même plus moyen de sortir dans Paris sans qu’un
chauffeur de taxi vous traite de racistes et vous abandonne les bras ballants
sur le bord du trottoir. On comprend la vexation, mais pourquoi ce besoin
d’aller vous refaire une beauté dans un autre journal que le vôtre ? Charlie
Hebdo, son site internet et sa maison d’édition ne vous offrent donc pas un
espace d’expression à la hauteur ? Vous invoquez le glorieux héritage du
« Charlie » des années 1960 et 70, quand c’était la censure du pouvoir politique
et non la hantise du discrédit qui donnait du fil à retordre au journal. Mais je
doute qu’à l’époque un Cavanna ou un Choron eussent quémandé l’aide de la presse
en redingote pour se façonner une respectabilité.
S’il m’est arrivé à moi aussi, par le passé, de griffonner quelques lignes
fumasses en réaction à tel ou tel de vos exploits, je ne me suis jamais
appesanti sur le sujet. Sans doute n’avais-je ni la patience ni le cœur assez
bien accroché pour suivre semaine après semaine la navrante mutation qui s’est
opérée dans votre équipe après le tournant du 11 septembre 2001. Je ne faisais
déjà plus partie de Charlie Hebdo quand les avions suicide ont percuté
votre ligne éditoriale, mais la névrose islamophobe qui s’est peu à peu emparée
de vos pages à compter de ce jour-là m’affectait personnellement, car elle
salopait le souvenir des bons moments que j’avais passés dans ce journal au
cours des années 1990. Le rire dévastateur du « Charlie » que j’avais aimé
sonnait désormais à mes oreilles comme le rire de l’imbécile heureux qui se
déboutonne au comptoir du commerce, ou du cochon qui se roule dans sa merde.
Pour autant je n’ai jamais qualifié votre journal de raciste. Mais puisque
aujourd’hui vous proclamez haut et fort votre antiracisme inoxydable et sans
reproches, le moment est peut-être venu de considérer sérieusement la
question.
Raciste, Charlie Hebdo ne l’était assurément pas du temps où j’y ai
travaillé. En tout cas, l’idée qu’un jour le canard s’exposerait à pareil
soupçon ne m’a jamais effleuré. Il y a avait bien quelques franchouillardises et
les éditos de Philippe Val, sujets à une fixette inquiétante et s’aggravant au
fil des ans sur le « monde arabo-musulman », considéré comme un océan de
barbarie menaçant de submerger à tout instant cet îlot de haute culture et de
raffinement démocratique qu’était pour lui Israël. Mais les délires du taulier
restaient confinés à sa page 3 et ne débordaient que rarement sur le cœur du
journal qui, dans ces années-là, me semblait-il, battait d’un sang plutôt bien
oxygéné.
À peine avais-je pris mes cliques et mes claques, lassé par la conduite
despotique et l’affairisme ascensionnel du patron, que les tours jumelles
s’effondrèrent et que Caroline Fourest débarqua dans votre rédaction. Cette
double catastrophe mit en branle un processus de reformatage idéologique qui
allait faire fuir vos anciens lecteurs et vous en attirer d’autres, plus propres
sur eux, et plus sensibles à la « war on terror » version Rires &
Chansons qu’à l’anarchie douce d’un Gébé. Petit à petit, la dénonciation en vrac
des « barbus », des femmes voilées et de leurs complices imaginaires s’imposa
comme un axe central de votre production journalistique et satirique. Des
« enquêtes » se mirent à fleurir qui accréditaient les rumeurs les plus
extravagantes, comme la prétendue infiltration de la Ligue des droits de l’homme
(LDH) ou du Forum social européen (FSE) par une horde de salafistes assoiffés de
sang2. Le nouveau tropisme en vigueur imposa
d’abjurer le tempérament indocile qui structurait le journal jusqu’alors et de
nouer des alliances avec les figures les plus corrompues de la jet-set
intellectuelle, telles que Bernard-Henri Lévy ou Antoine Sfeir, cosignataires
dans Charlie Hebdo d’un guignolesque « Manifeste des douze contre le
nouveau totalitarisme islamique3 ». Quiconque ne se reconnaissait pas dans
une lecture du monde opposant les civilisés (européens) aux obscurantistes
(musulmans) se voyait illico presto renvoyé dans les cordes des « idiots
utiles » ou des « islamo-gauchistes ».
........................
La machine à raffiner le racisme brut n’est pas seulement lucrative, elle est
aussi extrêmement susceptible.
Article en totalité ICI
Bien à vous,
Olivier Cyran

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