Sylviane Dahan Sellem
Après le massacre de décembre 2008 - janvier 2009 contre le peuple
palestinien dans la bande de Gaza, un groupe de personnes juives et
palestiniennes, qui partagent une vision similaire de la situation en
Israël et en Palestine, ont créé "l’Association Catalane des Juifs et
des Palestiniens ENSEMBLE" (ACJP / JUNTS), pour agir ensemble, dans
l’égalité et le respect mutuel.
JUNTS participe, aux côtés de bien d’autres organisations de la société civile catalane, aux mobilisations de solidarité avec la Palestine et notamment à la campagne de Boycott, Désinvestissements et Sanctions (BDS).
« JUNTS se met au service de la société catalane afin de développer un travail de divulgation, de pédagogie et de sensibilisation contre le racisme et la guerre. Nous voulons faire entendre une voix conjointe, juive et palestinienne, montrant qu’un autre monde est possible. Et, qu’à partir d’exemples de collaboration et dialogue en tant que citoyenneté engagée, il est possible de bâtir une paix juste ».
Barcelone, le 30 Juillet 2014
La force dévastatrice avec laquelle l’armée israélienne frappe ces
jours-ci la bande de Gaza et sa population civile, interpelle une fois
de plus la conscience démocratique de l’humanité. Il y a tout de même un
élément, certainement pas nouveau mais de plus en plus marquant, qui se
dégage de ces dramatiques évènements. Car, chaque jour d’avantage, il
apparaît que nous ne sommes pas en face d’un conflit lointain mettant en
scène des acteurs étrangers à nos sociétés. Tout d’abord, à cause du
fait, incontournable, que les principales puissances occidentales – dont
les pays de l’Union Européenne – interviennent dans les desseins
géostratégiques qui ravagent le Proche et le Moyen-Orient depuis près
d’un siècle. Au milieu des affrontements, les Etats-Unis continuent
d’armer Israël et de couvrir ses crimes de guerre devant l’ONU. Au-delà
de quelques jérémiades sans conséquence, les gouvernements des pays
européens assistent impassibles au martyre de Gaza… quand ils n’en
viennent à le justifier, invoquant le droit sacrosaint de l’Etat
d’Israël de « veiller à sa propre sécurité ».
Même un gouvernement sans État comme le pouvoir autonome catalan fait
les yeux doux à Israël et semble vouloir trouver dans le modèle
sioniste une source d’inspiration. Tout de même, harcelé par
l’opposition de gauche, Artur Mas, Président de la Generalitat, a voulu
se placer lui-même au-dessus du bien et du mal et s’est résolu à
condamner « toutes les violences d’où qu’elles viennent » au cours d’une
déclaration solennelle au Parlement catalan. Comme si l’on pouvait
établir une symétrie entre les capacités militaires de l’armée
israélienne et celles des milices palestiniennes ! Comme s’il y avait un
quelconque équilibre entre la force d’une entité coloniale et la
réalité d’un peuple exilé, soumis depuis des décennies à l’occupation
militaire et à une colonisation rampante ! Eh bien, si nos
gouvernements, à travers leurs agissements directs ou par leur lâche
complicité, ont beaucoup à voir avec ce qui se passe là-bas, nous ne
saurions y être indifférents.
Mais il y a plus. Le conflit Israël/Palestine est en train
d’engendrer chez nous de périlleuses tensions et des replis
communautaires. Historiquement, le projet sioniste et la colonisation de
la Palestine sont issus de l’incapacité des nations modernes
européennes de parachever l’intégration des populations juives au sein
des sociétés civiles, processus entamé par la révolution française. La
constitution de l’État d’Israël – qui allait bientôt devenir une pièce
maîtresse dans l’engrenage de la domination occidentale sur les
principales ressources pétrolières de la planète – aurait été
inimaginable sans l’Holocauste nazi et son impacte mondial… et
inimaginable aussi sans l’effondrement des espoirs socialistes sous les
régimes bureaucratiques staliniens, profondément imbibés
d’antisémitisme.
Certes, et ce depuis longtemps, l’invocation du « Grand Israël » et
des « droits bibliques » sur la terre de Palestine représentent
l’habillement mystique et fanatiseur d’une impitoyable expansion
coloniale. Mais, la cohésion interne de la société israélienne – et la
tolérance envers ses actes que l’État réclame à la « communauté
internationale » – a besoin de s’en remettre sans cesse au caractère
« juif » de cet État, ainsi qu’à la nécessité toujours actuelle d’un
« foyer national » sûr, ultime rempart pour les populations juives du
monde entier.
La peur de « l’autre » et, avec elle, un racisme anti-arabe et un
état de guerre permanent, ont produit une boucle infernale. Des
décennies d’une tempétueuse existence ont façonné une société
singulière, la société israélienne, qui d’un point de vue culturel et
linguistique, et pour ce qui est des coutumes, valeurs et traditions,
représente une nette rupture avec tout ce qui, pendant de longs siècles,
a configuré le mode de vie, la pensée et le caractère des communautés
juives d’Europe, d’Afrique et d’Orient. Une société qui, au-delà de
l’influence croissante des intégristes, demeure essentiellement profane…
pour ne pas dire nihiliste ou narcissiste. Et, pourtant, l’affirmation
de « l’essence juive » de l’État d’Israël n’a été jamais aussi
obsessionnelle. Une exaltation qui a de lourdes conséquences, aussi bien
en Orient qu’en Occident.
Sur le terrain, il s’agit bel et bien de la justification idéologique
du “nettoyage ethnique” à l’origine de la consolidation de l’État
sioniste et suppose l’institutionnalisation de la discrimination à
l’égard de la population palestinienne – aussi bien celle qui possède la
nationalité israélienne, réduite à une citoyenneté de deuxième
catégorie, que les habitants des territoires occupés et, dans les faits,
annexés par Israël. À l’échelle internationale cela représente une
tentative de manipuler les personnes qui, partout dans le monde, se
reconnaissent comme étant juives, y compris celles qui sont pleinement
intégrées dans leur pays ou assimilées d’un point de vue national,
favorisant du même coup la résurgence d’un antisémitisme qui demeure
latent en Europe et qui pourrait réapparaître sous des formes inédites
pour peu que les circonstances y soient propices.
La France en fournit l’exemple. Le pays voisin compte avec la
communauté juive la plus nombreuse d’Europe. Les dirigeants sionistes
l’ont, d’ailleurs, toujours considéré comme une importante “réserve” en
ce qui concerne l’émigration vers Israël et comme un relais de premier
ordre de sa politique internationale. C’est ainsi que les porte-paroles
officiels de la communauté juive française défendent sans nuances les
agissements de l’État d’Israël. Et, quoi qu’il soit évident qu’ils ne
reflètent pas la pluralité des sensibilités qui foisonnent au sein de
cette communauté aux marges plus diffuses que certains ne le voudraient,
le vacarme de ceux qui justifient l’oppression de la Palestine occupe
toute la scène médiatique. Avec acquiescement, faut-il le souligner, de
l’ensemble de la classe politique, aussi bien la droite traditionnelle, à
laquelle est venue s’ajouter tout récemment une Marine Le Pen
reconvertie en amie des Juifs face à la “menace islamique”, que le
gouvernement de Valls et Hollande. Il ne faut point s’étonner, donc, si
dans l’esprit de l’opinion publique se mélangent les notions de “juif”,
“israélien” et “sioniste” (alors que seule une minorité de la population
juive mondiale est installée en Israël, que tous les citoyens de cet
État ne sont pas Juifs… et qu’au sein même de la société israélienne il
existe des courants pacifistes et même ouvertement opposés au projet
colonial).
Voici une confusion qui peut faire des ravages parmi la jeunesse des
banlieues appauvries, où les petits enfants des travailleurs venues des
anciennes colonies d’Afrique du Nord sont encore traités comme “des
immigrés de la troisième génération”. C’est le triomphe de la prophétie
auto-réalisée. Scellant l’identité entre judaïsme et colonialisme
sioniste, jouant à l’apprenti sorcier avec les préjugés antisémites au
sein des anciennes métropoles – leur fournissant même une nouvelle
mouture -, Israël voudrait forcer l’adhésion inconditionnelle d’une
communauté juive qui commence à percevoir une hostilité renaissante à
son égard.
La discrimination dont souffrent les citoyennes et citoyens français
musulmans a suscité une montée de l’extériorisation de certains signes
en tant qu’affirmation d’une identité, comme la revendication d’une
dignité bafouée par les pouvoirs publics. D’une manière parallèle, les
courants intégristes se sont développés significativement au sein d’une
population juive qui, au-delà d’un attachement plus ou moins grand aux
traditions, montrait voici quelques décennies encore une claire tendance
à la laïcisation. Lorsque le port du foulard – et à plus forte raison
d’un quelconque voile – était une rareté chez les filles musulmanes… et
lorsqu’aucune femme juive ne s’habillait selon les préceptes rigoristes,
comme on peut en croiser aujourd’hui dans les rues du XIXe
arrondissement de Paris, par exemple… L’extériorisation de
l’appartenance communautaire – dans le cas des musulmans, mise sous
soupçon, voire criminalisée – a été longuement exploitée par l’extrême
droite pour exacerber les peurs d’un pays en crise. Et ceci devant la
perplexité et l’impuissance d’une gauche qui s’accroche à une invocation
abstraite des principes républicains… qui débouchent finalement sur
l’humiliation des plus faibles et, en ce moment, sur une odieuse
connivence du pouvoir avec les oracles du judaïsme “officiel”. C’est une
combinaison perverse qui désagrège la citoyenneté, qui sape les
fondements mêmes de la démocratie, encourageant la xénophobie et
l’islamophobie, mais aussi la résurgence d’un antisémitisme renouvelé.
Certainement, en Catalogne, la situation n’atteint pas un tel degré
d’intensité. Ceci dit, des facteurs similaires commencent à s’accumuler
ici aussi. Le lobby favorable à Israël est très influent et
remarquablement organisé dans les médias. Le nationalisme conservateur
catalan – avec l’ancien Président Jordi Pujol, grand ami d’Israël, en
tête – a toujours été fasciné par le sionisme. Et les voix juives qui se
dressent contre les crimes de l’État d’Israël ont beaucoup de mal à se
faire entendre. Il n’y aura pas de paix au Proche-Orient sans justice
pour la Palestine. Mais également, et chaque jour d’avantage, la
possibilité d’une vie citoyenne réellement égalitaire dans l’ensemble de
l’Europe sera liée à l’issue démocratique du conflit.
Sylviane Dahan Sellem est membre de l’Association catalane de Juifs et Palestiniens - ENSEMBLE (JUNTS).
ujfp.org
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