mercredi 20 août 2014

Car je ne veux avoir ni peur, ni honte…

Sylviane Dahan Sellem     

Après le massacre de décembre 2008 - janvier 2009 contre le peuple palestinien dans la bande de Gaza, un groupe de personnes juives et palestiniennes, qui partagent une vision similaire de la situation en Israël et en Palestine, ont créé "l’Association Catalane des Juifs et des Palestiniens ENSEMBLE" (ACJP / JUNTS), pour agir ensemble, dans l’égalité et le respect mutuel.

JUNTS participe, aux côtés de bien d’autres organisations de la société civile catalane, aux mobilisations de solidarité avec la Palestine et notamment à la campagne de Boycott, Désinvestissements et Sanctions (BDS).
« JUNTS se met au service de la société catalane afin de développer un travail de divulgation, de pédagogie et de sensibilisation contre le racisme et la guerre. Nous voulons faire entendre une voix conjointe, juive et palestinienne, montrant qu’un autre monde est possible. Et, qu’à partir d’exemples de collaboration et dialogue en tant que citoyenneté engagée, il est possible de bâtir une paix juste ».

Barcelone, le 30 Juillet 2014

La force dévastatrice avec laquelle l’armée israélienne frappe ces jours-ci la bande de Gaza et sa population civile, interpelle une fois de plus la conscience démocratique de l’humanité. Il y a tout de même un élément, certainement pas nouveau mais de plus en plus marquant, qui se dégage de ces dramatiques évènements. Car, chaque jour d’avantage, il apparaît que nous ne sommes pas en face d’un conflit lointain mettant en scène des acteurs étrangers à nos sociétés. Tout d’abord, à cause du fait, incontournable, que les principales puissances occidentales – dont les pays de l’Union Européenne – interviennent dans les desseins géostratégiques qui ravagent le Proche et le Moyen-Orient depuis près d’un siècle. Au milieu des affrontements, les Etats-Unis continuent d’armer Israël et de couvrir ses crimes de guerre devant l’ONU. Au-delà de quelques jérémiades sans conséquence, les gouvernements des pays européens assistent impassibles au martyre de Gaza… quand ils n’en viennent à le justifier, invoquant le droit sacrosaint de l’Etat d’Israël de « veiller à sa propre sécurité ».
Même un gouvernement sans État comme le pouvoir autonome catalan fait les yeux doux à Israël et semble vouloir trouver dans le modèle sioniste une source d’inspiration. Tout de même, harcelé par l’opposition de gauche, Artur Mas, Président de la Generalitat, a voulu se placer lui-même au-dessus du bien et du mal et s’est résolu à condamner « toutes les violences d’où qu’elles viennent » au cours d’une déclaration solennelle au Parlement catalan. Comme si l’on pouvait établir une symétrie entre les capacités militaires de l’armée israélienne et celles des milices palestiniennes ! Comme s’il y avait un quelconque équilibre entre la force d’une entité coloniale et la réalité d’un peuple exilé, soumis depuis des décennies à l’occupation militaire et à une colonisation rampante ! Eh bien, si nos gouvernements, à travers leurs agissements directs ou par leur lâche complicité, ont beaucoup à voir avec ce qui se passe là-bas, nous ne saurions y être indifférents.
Mais il y a plus. Le conflit Israël/Palestine est en train d’engendrer chez nous de périlleuses tensions et des replis communautaires. Historiquement, le projet sioniste et la colonisation de la Palestine sont issus de l’incapacité des nations modernes européennes de parachever l’intégration des populations juives au sein des sociétés civiles, processus entamé par la révolution française. La constitution de l’État d’Israël – qui allait bientôt devenir une pièce maîtresse dans l’engrenage de la domination occidentale sur les principales ressources pétrolières de la planète – aurait été inimaginable sans l’Holocauste nazi et son impacte mondial… et inimaginable aussi sans l’effondrement des espoirs socialistes sous les régimes bureaucratiques staliniens, profondément imbibés d’antisémitisme.
Certes, et ce depuis longtemps, l’invocation du « Grand Israël » et des « droits bibliques » sur la terre de Palestine représentent l’habillement mystique et fanatiseur d’une impitoyable expansion coloniale. Mais, la cohésion interne de la société israélienne – et la tolérance envers ses actes que l’État réclame à la « communauté internationale » – a besoin de s’en remettre sans cesse au caractère « juif » de cet État, ainsi qu’à la nécessité toujours actuelle d’un « foyer national » sûr, ultime rempart pour les populations juives du monde entier.
La peur de « l’autre » et, avec elle, un racisme anti-arabe et un état de guerre permanent, ont produit une boucle infernale. Des décennies d’une tempétueuse existence ont façonné une société singulière, la société israélienne, qui d’un point de vue culturel et linguistique, et pour ce qui est des coutumes, valeurs et traditions, représente une nette rupture avec tout ce qui, pendant de longs siècles, a configuré le mode de vie, la pensée et le caractère des communautés juives d’Europe, d’Afrique et d’Orient. Une société qui, au-delà de l’influence croissante des intégristes, demeure essentiellement profane… pour ne pas dire nihiliste ou narcissiste. Et, pourtant, l’affirmation de « l’essence juive » de l’État d’Israël n’a été jamais aussi obsessionnelle. Une exaltation qui a de lourdes conséquences, aussi bien en Orient qu’en Occident.
Sur le terrain, il s’agit bel et bien de la justification idéologique du “nettoyage ethnique” à l’origine de la consolidation de l’État sioniste et suppose l’institutionnalisation de la discrimination à l’égard de la population palestinienne – aussi bien celle qui possède la nationalité israélienne, réduite à une citoyenneté de deuxième catégorie, que les habitants des territoires occupés et, dans les faits, annexés par Israël. À l’échelle internationale cela représente une tentative de manipuler les personnes qui, partout dans le monde, se reconnaissent comme étant juives, y compris celles qui sont pleinement intégrées dans leur pays ou assimilées d’un point de vue national, favorisant du même coup la résurgence d’un antisémitisme qui demeure latent en Europe et qui pourrait réapparaître sous des formes inédites pour peu que les circonstances y soient propices.
La France en fournit l’exemple. Le pays voisin compte avec la communauté juive la plus nombreuse d’Europe. Les dirigeants sionistes l’ont, d’ailleurs, toujours considéré comme une importante “réserve” en ce qui concerne l’émigration vers Israël et comme un relais de premier ordre de sa politique internationale. C’est ainsi que les porte-paroles officiels de la communauté juive française défendent sans nuances les agissements de l’État d’Israël. Et, quoi qu’il soit évident qu’ils ne reflètent pas la pluralité des sensibilités qui foisonnent au sein de cette communauté aux marges plus diffuses que certains ne le voudraient, le vacarme de ceux qui justifient l’oppression de la Palestine occupe toute la scène médiatique. Avec acquiescement, faut-il le souligner, de l’ensemble de la classe politique, aussi bien la droite traditionnelle, à laquelle est venue s’ajouter tout récemment une Marine Le Pen reconvertie en amie des Juifs face à la “menace islamique”, que le gouvernement de Valls et Hollande. Il ne faut point s’étonner, donc, si dans l’esprit de l’opinion publique se mélangent les notions de “juif”, “israélien” et “sioniste” (alors que seule une minorité de la population juive mondiale est installée en Israël, que tous les citoyens de cet État ne sont pas Juifs… et qu’au sein même de la société israélienne il existe des courants pacifistes et même ouvertement opposés au projet colonial).
Voici une confusion qui peut faire des ravages parmi la jeunesse des banlieues appauvries, où les petits enfants des travailleurs venues des anciennes colonies d’Afrique du Nord sont encore traités comme “des immigrés de la troisième génération”. C’est le triomphe de la prophétie auto-réalisée. Scellant l’identité entre judaïsme et colonialisme sioniste, jouant à l’apprenti sorcier avec les préjugés antisémites au sein des anciennes métropoles – leur fournissant même une nouvelle mouture -, Israël voudrait forcer l’adhésion inconditionnelle d’une communauté juive qui commence à percevoir une hostilité renaissante à son égard.
La discrimination dont souffrent les citoyennes et citoyens français musulmans a suscité une montée de l’extériorisation de certains signes en tant qu’affirmation d’une identité, comme la revendication d’une dignité bafouée par les pouvoirs publics. D’une manière parallèle, les courants intégristes se sont développés significativement au sein d’une population juive qui, au-delà d’un attachement plus ou moins grand aux traditions, montrait voici quelques décennies encore une claire tendance à la laïcisation. Lorsque le port du foulard – et à plus forte raison d’un quelconque voile – était une rareté chez les filles musulmanes… et lorsqu’aucune femme juive ne s’habillait selon les préceptes rigoristes, comme on peut en croiser aujourd’hui dans les rues du XIXe arrondissement de Paris, par exemple… L’extériorisation de l’appartenance communautaire – dans le cas des musulmans, mise sous soupçon, voire criminalisée – a été longuement exploitée par l’extrême droite pour exacerber les peurs d’un pays en crise. Et ceci devant la perplexité et l’impuissance d’une gauche qui s’accroche à une invocation abstraite des principes républicains… qui débouchent finalement sur l’humiliation des plus faibles et, en ce moment, sur une odieuse connivence du pouvoir avec les oracles du judaïsme “officiel”. C’est une combinaison perverse qui désagrège la citoyenneté, qui sape les fondements mêmes de la démocratie, encourageant la xénophobie et l’islamophobie, mais aussi la résurgence d’un antisémitisme renouvelé.
Certainement, en Catalogne, la situation n’atteint pas un tel degré d’intensité. Ceci dit, des facteurs similaires commencent à s’accumuler ici aussi. Le lobby favorable à Israël est très influent et remarquablement organisé dans les médias. Le nationalisme conservateur catalan – avec l’ancien Président Jordi Pujol, grand ami d’Israël, en tête – a toujours été fasciné par le sionisme. Et les voix juives qui se dressent contre les crimes de l’État d’Israël ont beaucoup de mal à se faire entendre. Il n’y aura pas de paix au Proche-Orient sans justice pour la Palestine. Mais également, et chaque jour d’avantage, la possibilité d’une vie citoyenne réellement égalitaire dans l’ensemble de l’Europe sera liée à l’issue démocratique du conflit.

Sylviane Dahan Sellem est membre de l’Association catalane de Juifs et Palestiniens - ENSEMBLE (JUNTS).

ujfp.org

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