Voici une vingtaine d’années, Haaretz publiait une série de reportages
sur la disparition de centaines d’enfants mizrahi, la plupart provenant
de familles yéménites, au cœur des premières années de l’histoire
d‘Israël. Avaient-ils été kidnappés et proposés à l’adoption ?
Étaient-ils morts et avaient-ils enterrés sans que leurs parents en
eussent été informés ? Ou y a-t-il une troisième possibilité ?
Un jour, il y a vingt ans, je me suis rendu à Rehovot à la recherche
de Beit Genazim, qui avait dans ses archives – s’il fallait en croire le
rapport de la Commission Shalgi, instaurée en 1988 pour éclaircir le
sort d’enfants yéménites qui avaient disparu au cours des premières
années de l’histoire d’Israël – les rapports du centre d’accueil « Mother and Child » (Mère et Enfant), situé à Tel-Aviv, un orphelinat de passage géré par l’Organisation sioniste internationale des Femmes (WIZO).
J’avais fait ce déplacement après que Haaretz Magazine eut publié un certain nombre de reportages d’enquête sur « L’affaire des enfants yéménites ».
D’après le dossier, les archives se trouvaient dans le zoning
industriel entre Rehovot et Yavneh. Des panneaux indicateurs m’avaient
dirigé vers la limite ouest du zoning, où la route débouchait sur une
petite place pavée entourée par quelques petites installations
industriels et autres ateliers modestes. Aucun d’entre eux ne
mentionnait qu’on se trouvait à Beit Genazim. Un garde de l’une des
usines m’avait indiqué le verger voisin, où un mauvais chemin menait
vers un bâtiment à un seul étage.
Il n’y avait aucune indication, sur le bâtiment, dont l’entrée était
bloquée par une lourde porte coulissante en acier. La porte n’était pas
fermée. Après l’avoir ouverte, je m’étais retrouvée dans un espace exigu
où se trouvaient un comptoir et derrière, toute une série d’étagères.
Debout, derrière le comptoir, se tenait un employé d’un certain âge. Je
m’étais présenté en qualité de journaliste de Haaretz.
« Je vous attendais », avait répondu l’homme.
« Ainsi donc, les dossiers de la WIZO se trouvent ici ? »
« Oui »
« Puis-je les consulter ? »
« Avez-vous une autorisation de la WIZO ? Nous sommes une société privée qui ne se charge que de conserver leur matériel. »
« Mais les fichiers sont toujours ici ? »
« Oui. »
« Quelqu’un de la Commission d’enquête est-il jamais venu ici ? »
« Non. »
- Immigrants du Yémen dans un camp de transit dans le centre d’Israël, 1950. Photo : Seymour Katcoff, GPO
Pas de temps à perdre
L’affaire de la disparition de plus de mille enfants dans l’État juif
naissant au cours des années 1948-1954, refuse de s’éteindre. Selon des
accusations répandues qui se poursuivent, les enfants furent kidnappés
au cours d’une opération secrète et bien organisée de l’« establisment »,
de sorte qu’ils purent être confiés (ou vendus) à des survivants de
l’Holocauste qui n’avaient pas d’enfants. Trois commissions officielles
distinctes enquêtèrent sur l’affaire et toutes aboutirent à la même
conclusion : la grande majorité des enfants étaient morts de maladie et
avaient été enterrés.
Mais aucun des rapports publiés par les commissions ne donna
satisfaction aux parents et autres membres des familles des enfants
disparus. À leurs yeux, les rapports servaient avant tout à blanchir
l’establishment.
La Commission Shalgi, instaurée en 1988 et dirigée par Moshe Shalgi,
un juge retraité d’un tribunal de district, fut la deuxième de ces
organismes d’enquête.
La troisième, une commission d’État à part entière, fut mise en place
en 1995 suit aux pressions publiques exercées par les familles et par
une organisation appelée Mishkan Ohalim et dirigée par Uzi Meshulam, un
dirigeant religieux du Yehud. Les membres de cette commission n’étaient
pas satisfaits des conditions dégagées par les deux commissions
précédentes ou par le fait que 627 cas seulement avaient à cette date
fait l’objet d’une enquête.
En novembre 2001, après plus de cinq années de travail, la Commission
d’État publia son rapport. Souvent, son matériel de preuves, y compris
les découvertes des dossiers WIZO conservé à Beit Genazim, à Revohot,
fut mis sous scellés pour 70 ans, renforçant ainsi les soupçons de ce
que l’establishment cachait quelque chose.
En avril dernier (2016), deux organisations, Amram (Esprit de
l’Orient) et Physicians for Human Rights (Médecins pour les droits de
l’homme), demandèrent au Ministre de la Justice de libérer les scellés
des documents secrets examinés par la troisième commission d’enquête.
En raison des conditions de vie dans les camps de transit et
particulièrement du surpeuplement des tentes où vivaient les familles,
des enfants en bas âge furent emmenés vers la « maison des bébés » – généralement un bâtiment – à laquelle les mères auraient accès toutes les quelques heures pour s’occuper de leurs enfants.
Selon la version édulcorée de l’affaire, si un bébé tombait malade
et que l’équipe n’était pas libre de retrouver les parents, l’enfant
était envoyé dans un hôpital. Quand les parents arrivaient à la « maison des bébés »
et que leur enfant n’y était pas, on les renvoyait à l’hôpital. À
l’hôpital, si on leur disait que l’enfant était mort et avait été
enterré, ou que l’on ignorait ce qu’il était advenu du bébé – parce que,
en l’absence de toute identification adéquate, le bébé avait été envoyé
à l’adoption ou dans un foyer pour enfants – le point de vue des
parents était que l’enfant avait « disparu » ou même avait été kidnappé.
En 1950, il y eut une épidémie de polio et les disparitions
devenaient plus fréquentes. Chaque enfant, même avec une pointe de
fièvre, était hospitalisé immédiatement, de façon à éviter la
possibilité de propagation du virus, et on ne « perdait » pas de
temps à tenter de retrouver d’abord les parents. Quand la mère se
présentait pour s’occuper de son bébé, ou que le père désirait seulement
voir son enfant, on leur disait qu’il avait été hospitalisé.
Les faits connus sont choquants, même selon les comptes rendus les
plus conservateurs : Plus de 1.000 enfants – les trois quarts étaient
des Yéménites, le reste provenait d’autres pays du Moyen-Orient ou de
l’Afrique et des Balkans et on les appelait collectivement les Mizrahim –
ont disparu de la garde de leurs parents, sont morts de maladie et ont
été enterrés à l’insu de leurs familles.
Peu après que la Commission d’enquête eut entamé l’audition des
témoignages, Dov Alfon, à l’époque rédacteur en chef de Haaretz
Magazine, envoya un journaliste, Yigal Mashiach, interviewer des
familles dont les enfants avaient disparu. Ce fut le départ d’une saga
journalistique fascinante qui produisit 12 articles d’investigation en
moins de deux ans et qu’amena de nouvelles révélations.
Ces révélations comprenaient les informations suivantes : le
témoignage d’un chauffeur d’ambulance qui avait transporté des dizaines
de bébés yéménites depuis les camps de transit jusqu’aux hôpitaux ; la
première publication de l’histoire de Yehuda Kantor, qui fut adopté
enfant encore et qui était à la recherche de sa mère biologique ; le
témoignage à propos de « dizaines, peut-être des centaines »
(pour reprendre les termes d’un enquêteur qui avait travaillé avec les
deux premières commissions) d’enfants dont la connexion avec leurs
parents avait été coupée et qu’avaient été transférés à la résidence de
la WIZO à Jérusalem et, de là, proposés à l’adoption ; une fille qui
avait été confiée pour adoption à un couple juif d’Angleterre ; et de
nombreuses failles dans le travail en cours à l’époque de la Commission
qui, pour une raison ou une autre, n’utilisait qu’un seul enquêteur,
bien qu’elle n’eût pas manqué de fonds.
Suite à la publication du rapport final de la Commission, Haaretz
Magazine produisit trois articles de plus qui révélèrent de nombreux
problèmes dans le travail de l’équipe et dans la façon dont elle avait
présenté ses découvertes et fondé ses conclusions.
Par exemple, une autre journaliste du magazine, Aviva Lori, retrouva Saada Awawi, dont la fille, prétendait la Commission « avec certitude »,
était décédée à l’hôpital de Tzrifin – à la différence près qu’Awawi
avait déclaré à Lori qu’elle avait donné le jour à un fils.
Une « zone grise du kidnapping »
Les investigations de Haaretz Magazine ne révélèrent pas de preuves
indiscutables de kidnappings organisés d’enfants à des fins d’adoption.
Mais les faits découverts présentaient une image sinistre en eux-mêmes
que Yigal Mashiach qualifia de « zone grise du kidnapping » : un
comportement raciste de la part des responsables de l’establishment,
qui aboutit à un traitement criminellement négligent des enfants, et
particulièrement des enfants en bas âge. Par conséquent, des douzaines,
et peut-être des centaines d’enfants, furent séparés de leurs parents et
envoyés dans des hôpitaux sans qu’on enregistre leurs signes
distinctifs et leur identité de sorte que, lorsqu’ils furent guéris, les
autorités ne surent pas où les envoyer. Au lieu de faire des efforts
pour trouver les parents, on propose les enfants à l’adoption. Bien des
enfants moururent et furent enterrés, sans qu’il y ait eu de tentative
pour situer leurs parents avant les funérailles, ou du moins de les
informer du décès de l’enfant et de l’endroit où il avait été enterré.
Le gris n’est pas une couleur appréciée par la société israélienne.
Bien des gens préfèrent une division claire : noir ou blanc. Comme
aucune preuve flagrante ne fut découverte de véritable kidnapping
organisé dans le but de proposer les enfants à l’adoption, les
représentants de l’establishment et leurs avocats considérèrent les
découvertes comme une preuve que la « diffamation » avait été
réfutée. Les preuves de racisme et de négligence criminelle et, en
effet, le fait même de la disparition de centaines d’enfants en bas âge,
furent sommairement écartées sur base que tout cela était le résultat
du chaos dans un État naissant qui accueillait des foules entières de
nouveaux immigrants tout en étant animé de bonnes intentions et
souffrant d’un manque de main-d’œuvre.
On ne doute pas de ce qui serait aujourd’hui la réponse du public si
un enfant disparaissait d’un hôpital : La police mobiliserait toutes ses
ressources pour retrouver le bébé, et les parents éperdus seraient
submergés sous une large vague de sympathie publique.
Pourtant, certaines personnes furent horrifiées, même sous les
conditions de l’époque. Voici, par exemple, la réaction en 1952 d’un
haut responsable de la police Yeshurun Schiff, dans un document classé « secret », qui faisait état de l’incapacité de la police de situer six enfants en bas âge dont les allées et venues étaient inconnus :
« Où qu’ait eu lieu l’enquête, les enquêteurs furent confrontés à une
absence d’enregistrement dans les hôpitaux, cliniques, maternités, etc,
c’est-à-dire dans une situation qui rendait impossible la conduite de la
moindre enquête efficace et planifiée. Bien sûr, j’ignore pas le fait
que tous ces cas se sont produits durant la période de l’immigration
extensive des pays de l’Est, une époque où les hôpitaux et les
institutions médicales étaient sur les dents. Il me semble pourtant que
cette ténébreuse affaire ne peut être ignorée, étant donné qu’elle met
en cause la disparition d’enfants dont le sort demeure inconnu à ce
jour. Je crois que l’affaire va soulever des vagues dans le public. »
L’autre camp lui aussi, avec son style d’approche « tout ou rien »,
rejette les conclusions de ces crimes qui ont néanmoins été prouvés,
parce qu’ils ne sont pas suffisamment convaincants à leurs yeux : Bien
des gens continuent à accepter la théorie d’un kidnapping organisé par
l’establishment, et à empêcher par conséquent toute discussion et
reconnaissance de faits qui ne sont de toute façon pas réfutés. Ceci
permet à d’importantes sections du public de se rattacher au point de vu
disant que les allégations de kidnapping organisé ne sont elles-mêmes
qu’une conspiration raciste visant à stigmatiser toute forme
d’Ashkénazisme.
La Commission d’enquête de l’État a rejeté carrément l’allégation de « kidnapping par l’establishment », mais les journalistes de Haaretz Magazine ont prouvé à suffisance que
ses conclusions ne pouvaient être considérées comme définitives sur la
question. Cette commission a elle-même fait naître des soupçons d’avoir
dissimulé des faits incriminants en clôturant son travail sans laisser
sans laisser d’instruction sur la matière à suivre avec le matériel
qu’elle avait rassemblé et, avec les transcriptions écrites de ses
conditions -à la fois celles qui avaient eu lieu en public et celles qui
avaient été filmées. La conséquence immédiate avait été que tout le
matériel avait fini par être déposé aux Archives de l’État et qu’il
était resté classifié.
En avril 2012, les dossiers d’enquête sur les cas individuels
d’enfants disparus furent ouverts afin de permettre aux familles de les
lire. En décembre 2002, le Premier ministre Ariel Sharon signa une
directive permettant l’accès aux transcriptions des auditions publiques.
Le reste du matériel, ainsi que les transcriptions des sessions à huis
clos, furent mises tous scellés pour 70 ans, en partie pour des raisons
de « sauvegarde de la vie privée des personnes ».
Il est possible qu’instaurer une commission d’enquête n’ait pas été
la meilleure façon de révéler la vérité dès le début de l’affaire. Le
terme « enquête » – qui, en hébreu, signifie également, « interrogation »
– n’encourage pas les témoins à dire la vérité, à moins de s’incriminer
ou d’incriminer d’autres personnes ou d’attiser la colère des familles.
Impressionnés parce qu’ils avaient vu du travail en cours de la
Commission d’enquête, certains témoins qui avaient été interviewés par
Yigal Maschiach se réfugièrent également dans les mots « Je ne me souviens pas », ou mentirent tout simplement.
Simon Shershevsky, qui dirigeait le Centre « Femme et Enfant » WIZO de Tel-Aviv dans les années où les enfants avaient disparu, déclara à Haaretz Magazine : « Je n’ai jamais vu d’enfant yéménite là, je n’ai jamais entendu parler d’adoption. »
Il est possible que le modèle sud-africain de « vérité et réconciliation »
aurait pu contribuer à découvrir la vérité ici aussi. Ceux qui auraient
dit la vérité se seraient vu garanti l’amnistie, alors que les victimes,
et la société dans son ensemble, auraient été disposées à pardonner aux
criminels, si ceux-ci avaient exprimé du regret et avaient présenté des
excuses pour ce qu’ils avaient fait. Aujourd’hui, toutefois, il est
probablement trop tard.
Traduction : Jean-Marie Flémal.
Source : pourlapalestine.be
Union Juive Française pour la Paix
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