En Syrie, le couple américano-saoudien et son caniche européen fait contre mauvaise fortune mauvais cœur. La tension semble être à son comble entre les deux grands : aux menaces voilées de Washington (le changement de position des Américain après Deir ez-Zoor est assez étonnant), Moscou répond crânement en envoyant plus de S-300, d’avions et même de navires. Le bombardement de l’ambassade russe de Damas par Al Nosra est vu comme la matérialisation de la tentative d’intimidation US et le MAE russe a beau jeu de déclarer que « c’est la conséquence des actions de ceux qui, comme les États-Unis et leurs alliés, alimentent le conflit en Syrie et flirtent avec les groupes extrémistes ». Ce n’est d’ailleurs pas la première fois que l’ours oblige l’aigle à tomber le masque et le double-jeu américain (soutenir les djihadistes, mais pas trop, tout en prétendant que la rébellion modérée existe encore) est chaque fois plus difficile à mener. D’autant plus que les barbus modérément modérés n’aident en rien le fournisseur : pas plus tard qu’aujourd’hui, un énième groupe affilié à l’ASL est passé avec armes et bagages à Al Qaeda.
Est-ce un hasard si, en ces temps difficiles, la presse de l’OTAN nous sort de son chapeau l’absurde affaire des bombardiers russes volant dans l’espace aérien international mais « interceptés » quand même au large de la Bretagne ? La volaille médiatique de service se rend-elle au moins compte que plus personne ne gobe ses ridicules scénarios ; même le public états-unien, pourtant habituellement crédule, ne croit plus ses médias de masse, c’est tout dire…
Sur le terrain, les loyalistes continuent leur avance dans Alep-est, tant au nord qu’au sud de l’enclave, tandis que les Sukhois vaporisent les djihadistes autour de la ville. Et comme ailleurs dans le pays, ça ne va pas beaucoup mieux pour les barbus, leurs sponsors s’inquiètent logiquement…
Dans ce contexte, l’étrange silence turc est évidemment intéressant. Ce que nous prévoyions — un marchandage dans lequel Moscou lâche du lest sur la question kurde tandis qu’Ankara arrête de soutenir la rébellionsemble se confirmer. Encore un “indéfectible allié” de l’empire qui prend le large, ce qui était d’ailleurs dans les tuyaux depuis le vrai-faux coup d’État de juillet…
En parlant d’allié en partance, la crise diplomatique philippine vaut son pesant de riz. Nous avons déjà succinctement abordé la question, il est temps de s’y pencher un peu plus longuement. Comme le Mexique ou la Thaïlande, les Philippines sont rongées par la drogue, et comme les dirigeants des pays pré-cités, le fraîchement élu président Duterte a lancé sa guerre contre les narcos. Évidemment, dans ce genre de lutte, on ne fait pas d’omelette sans casser d’œufs et le leader philippin s’est attiré des critiques indignées d’Occident.
Mais ces cris d’orfraie, curieusement bien plus sonores que lorsqu’il s’agit du Mexique ou de la Thaïlande, ont peut-être une cause plus profonde : traditionnel allié de tonton Sam, Manille joue à l’électron libre depuis quelques temps, refusant d’entrer dans le traité trans-pacifique et lançant des œillades à une grande zone eurasienne de Minsk à Manille.
Si l’empire pensait paternaliser le bouillant président philippin, c’est raté. Celui-ci s’est lâché en imprécations contre Barack à frites (qualifié de fils de péripatéticienne) et contre l’UE (priée d’aller " se faire foutre " ). Surtout, c’est sur le plan stratégique que la donne peut changer dans des proportions considérables. Les traditionnels exercices militaires conjoints avec l’US Army seront vraisemblablement les derniers et l’on parle maintenant d’achats d’armes russes. Ce que Duterte explique avec son langage fleuri :
« Va en enfer, Obama. Si tu ne veux pas me vendre d’armes, j’irai en Russie. J’y ai déjà envoyé des généraux et Moscou nous a répondu “Ne vous inquiétez pas, nous avons tout ce que vous voulez et vous le remettrons”. »
Il va plus loin et assure qu’il va revoir à coup sûr et peut-être même rompre l’alliance militaire entre Manille et Washington. Cela rappelle furieusement l’affaire ouzbèke de 2005 quand les Américains, ne pouvant s’empêcher de s’ingérer moralement dans les affaires intérieures d’un pays tiers, avaient critiqué Tachkent suite à la répression des émeutes d’Andijan. La réponse ne se fit pas attendre : ils étaient invités à quitter leur base de Karshi Khanabad dans les plus brefs délais, perdant une occasion unique de s’implanter durablement dans le Heartland.
Bis repetita sous les tropiques ? Moscou, qui a la fâcheuse habitude de récupérer un à un tous les pions perdus par l’empire, est en tout cas prêt à ramasser la mise. Pour les États-Unis, ça ne pourrait pas plus mal tomber alors que les Philippines occupent une place stratégique majeure dans le containment de l’Eurasie, ce au moment où Pékin montre des velléités croissantes en mer de Chine (méridionale et orientale) afin de percer le rideau et accéder au grand large
Quand on parle de géostratégie eurasiatique, Poutine n’est jamais loin… Les marines russe et chinoise ont effectué à la mi-septembre huit jours d’importants exercices militaires conjoints en — je vous le donne dans le mille — mer de Chine méridionale. Ce n’est certes pas la première fois que les deux pays organisent ce genre de kriegspiel, mais deux mois après l’arbitrage du Tribunal international de la Haye, le message est assez clair. Il en dit long également sur le développement de l’alliance sino-russe (lire encore ceci).

Se met doucement en place un duopole mondial ou l’un soutient systématiquement l’autre sur les questions qui l’intéressent stratégiquement. Pékin est derrière Moscou en Ukraine et en Syrie, Moscou est du côté de Pékin dans les mers de Chine. Et si en plus les pions de l’empire commencent à faire défection et font mine de rejoindre l’ours et le dragon, comme semble prêt à le faire Manille, où va-t-on ? C’est ce qu’on doit se demander avec lassitude dans les couloirs de Washington et de Langley.

Source : Le Grand jeu

Le Yéti