mardi 25 octobre 2016

L’éducation mise au service de la banalisation d’actes de violence aussi horribles qu’inutiles

Des habitants de Qibya regagnent leur village après l'attaque par l'armée israélienne en octobre 1953Gil Gertel   

Voici comment le système d’éducation israélien rend possible, génération d’Israéliens après génération, l’acceptation des formes les plus brutales de la violence d’État.

Le mois d’octobre fournit traditionnellement aux Israéliens un certain nombre d’occasions de s’interroger sur eux-mêmes, dont l’une s’est présentée le 14 octobre. La nuit du 14 octobre, en 1953, 600 soldats israéliens – la moitié d’un bataillon d’infanterie – a fait un raid sur le village palestinien de Qibya, situé à tout juste un kilomètre de la frontière d’Israël avec la Cisjordanie, qui se trouvait alors sous contrôle de la Jordanie. (Photo à droite de l'article). Les soldats ont ouvert le feu, jeté des grenades, posé des explosifs et fait sauter 45 habitations. Soixante neuf habitants de Qibya, en majorité des femmes et des enfants, furent tués.
L’intellectuel israélien Yeshayahu Leibowitz écrivit un article à propos de la faute morale du massacre, dans lequel il écrivit :
Nous devons nous interroger : d’où vient ce jeune homme, celui qui n’a pas eu de scrupules à commettre une telle atrocité, lorsqu’il a été poussé, de l’intérieur ou de l’extérieur, à commettre sa vengeance ? Ce jeune, après tout, ne fait pas fait partie de la populace, c’est plutôt quelqu’un qui a grandi et a été éduqué dans les principes du Sionisme, ainsi que dans des valeurs humaines et sociales.
Je suggère une réponse : cela s’est produit à cause de l’éducation sioniste, qui crée une vision déformée de la réalité, alliée à des peurs existentielles qui peuvent éclater dans des accès de rage contre un ennemi imaginaire. Ce qui suit constitue les blocs de construction dont cette éducation est bâtie, et que l’on a vu à l’œuvre dans le massacre de Qibya. Le lecteur est invité à faire la comparaison avec toutes les autres actions militaires d’Israël qui eurent lieu au cours de cette nuit d’octobre 1953.

1 – Mensonges et dénégations

La première étape est de créer un écran de fumée fait de mensonges et de dénégations. Le 19 octobre 1953, le Premier ministre David Ben Gourion a prononcé une allocution radiophonique à la nation : “Le gouvernement d’Israël rejette avec la plus grande vigueur les allégations absurdes et grotesques selon lesquelles 600 hommes des FDI [Forces de Défense d’Israël] ont pris part à l’action contre le village de Qibya”.
Les médias ont fait en sorte de répandre la ligne gouvernementale, ainsi que John Brown l’a déjà mis en évidence. Le quotidien Ma’ariv, par exemple, prétendit que l’histoire du village “qui a été effacé de la surface de la Terre” n’était rien de plus qu’une manifestation “de l’imagination d’Orientaux enclins à l’exagération, propagée par Radio Ramallah”.
Au cours d’une audition à la Knesset à propos des condamnations contre Israël par les Nations-Unies, le député Mordechai Nuruk déclara : “Dire que cela a été commis par les FDI est un mensonge. Quiconque est doté d’un cerveau ne pourrait croire que les dirigeants de l’État pourraient être capables de prendre une pareille décision… la vérité est que c’est l’œuvre d’habitants de la zone frontalière, qui disposent d’armes pour assurer leur protection”. C’est Ben Gourion qui avait répandu l’idée que des citoyens israéliens en colère ont mené une expédition punitive en réponse aux attaques d’“infiltrateurs” palestiniens, qui avaient tué trois Israéliens plus tôt le même jour, dans la ville de Yehud.
C’était pourtant bien les dirigeants de l’État qui avaient ordonné aux FDI d’“attaquer, d’occuper temporairement et d’infliger un maximum de pertes humaines dans le village de Qibya, afin que les habitants fuient leurs habitations”.
Les mensonges variés et les versions différentes font en sorte que les gens comme vous et moi – qui ne sont pas spécialement versés dans les détails et qui n’ont pas accès aux sources historiques de première main – ne sont pas en mesure de former leur jugement à propos de la partie des événements qui a transpiré. Nous ne sommes plus très sûrs de ce qui s’est passé et de ce qui ne s’est pas passé, et donc nous perdons confiance en leur jugement.

2 – C’est eux qui ont commencé

La deuxième étape a pour objectif de rejeter la faute sur les victimes. Le journal israélien Zmanim écrivit à l’époque : «Nous ne croyons pas que le langage de la force, ouverte et brutale, est le seul langage que soient capable de comprendre des tueurs de femmes…». Autrement dit, ils ont été les premiers à tuer, et donc ils méritent ce qui leur est arrivé.
En 2005, le Ministère de l’Éducation a publié un document sur “l’incident de Qibya”, et le gouvernement fut forcé de faire face par la suite une grande question : “Quelle est la manière qui convient pour attaquer des terroristes qui se dissimulent parmi la population ?”. Soixante neuf morts ne sont plus d’innocents civils, mais des gens qui dissimulaient dans leurs maisons des terroristes. N’oubliez pas la vérité : les FDI n’ont pas attaqué Qibya dans le but de rechercher des terroristes, mais bien pour nuire à une population civile. Et il ne s’agissait pas d’un “incident” : c’était un massacre planifié.

3 – Nous sommes les victimes

Puisque les Arabes sont les fautifs, c’est donc que les Israéliens sont les victimes.
C’est ainsi que le député Shalom Zisman a commencé son discours à la Knesset : “Depuis mon enfance, j’ai vu la situation globale des Juifs, dont l’identité est marquée par l’insécurité, les persécutions, les massacres, les croisades, les expulsions, les pogroms, les agressions publiques, les accusations de sacrifices humains et les explosions de rage de la population [contre eux]”.
En exploitant l’histoire, il est habituel de donner un pouvoir aux victimes par l’exagération hyperbolique des dommages causes par des Arabes en Israël. Ma’ariv a ainsi rappelé à l’époque à ses lecteurs que ceux qui critiquent Israël ignorent “les 421 Juifs qui sont morts dans des attaques sur la frontière jordanienne”. D’autres journaux ont souligné que ces citoyens qui ont été tués par des “infiltrateurs” au cours des trois années écoulées.
Pourquoi seulement 421 ?
La bibliothèque numérique du Ministère de l’Éducation mentionne, sous l’entrée “opérations de représailles” :
Entre 1951 et 1955, approximativement 1.000 citoyens israéliens ont été tués dans des attaques violentes. Israël a répondu par des actions de représailles contre la violence des infiltrateurs arabes”.
Pourquoi mille ?
Le nombre de civils tués par des Palestiniens qui avaient franchi la frontière au cours des années 1951-1953 est de 77, pas 421. Le nombre de tués sur une période de cinq ans (jusqu’en 1955) est de 117, pas de 1.000. L’exagération a un rôle clair : si 1.000 citoyens israéliens avaient effectivement été tués, peut-être aurait-on pu comprendre la rage qui motivait les représailles.

4 – Hypocrites

La quatrième étape reste fort d’actualité de nos jours, et vise à détourner la conversation : pourquoi parler des crimes d’Israël quand on pourrait parler des crimes d’autres nations, à d’autres époques ?
C’est ce qu’explique le député Yitzhak Levin durant une audition à la Knesset, en 1953 : “Où était le monde lorsque notre sang était répandu chaque jour, quand ils ont exterminé des millions de membres de notre peuple, avec une absence de pitié sans équivalent dans l’histoire de l’humanité ? Au lieu de mettre ceux qui encouragent les infiltrations et les meurtres en accusation, c’est nous qu’ils mettent en position d’accusés”.

5 – Des justifications religieuses ou juridiques

Un pas supplémentaire pour modeler notre conscience consiste à justifier l’acte. On ne se cache plus derrière des mensonges, mais au contraire nous nous dressons fermement adossés à la loi. Dans le cas de Qibya, c’est le rabbin Shaul Israeli, un des leaders du mouvement sioniste religieux, qui analysa les événements à la lumière de la loi juive : “Étant donné que, selon les normes habituelles, la population, par toutes sortes de moyens, encourage l’action des bandes armées, et que cela contribuera à renforcer et amplifier leurs actions dans le futur, alors c’est l’ensemble de la population qui dans ce cas constitue un danger”.
Selon l’avis du rabbin, les habitants de Qibya devaient être tués, puisqu’ils encourageaient des attaques contre Israël. Cette décision a toujours cours actuellement. En 2002 un étudiant a demandé au rabbin Yuval Cherlow si tuer les habitants du village d’un terroriste est permis. Le rabbin répondit que “le rabbin Israeli  a fourni une réponse détaillée à propos de l’opération contre Qibya. Il a décidé qu’une opération de représailles était permise”.

6 –  Des héros

Des soldats de l’Unité 101, qui a commis le massacre contre les civils de Qibya en 1953 et d’autres actions sanglantes de représailles en territoire jordanien, entourent Moshe Dayan, à l’époque chef des “Forces de Défense d’Israël”

Et qu’en est-il de ceux qui ont agi avec bravoure en notre nom ? Puisque les Arabes sont fautifs, puisque nous sommes les victimes, puisque le monde est hypocrite, puisqu’il y a une justification religieuse à l’acte de violence, ceux qui l’ont conduit sont des héros.
Les héros de Qibya appartenaient à l’Unité 101, qui a été active entre août et décembre 1953. Cette période de cinq mois a été suffisante pour que le chef des FDI Moshe Dayan écrive : “l’activité de l’Unité 101 a été excellente. Ses réalisations ont constitué un exemple pour le reste des unités des FDI”.

7 – Ignorer les résultats

Et finalement, après toutes les distorsions, les mensonges, les détournements de l’attention, nous faisons en sorte qu’on ignore complètement les informations qui ont malgré tout transpiré. Les opérations de représailles avaient pour but de frapper les Arabes avec tant de force qu’ils s’abstiennent de nuire à Israël à l’avenir.
Ce n’est pas ce qui s’est passé en 1953, pas plus que cela ne s’est passé depuis lors. Le fait est que l’état de guerre permanente dure encore, malgré tous les dommages que nous avons infligés et ceux qui nous ont été infligés. Mais en Israël nous préférons ignorer que c’est inutile. Même après 60 ans, notre Ministre de la Défense a toujours foi en la stratégie des représailles, en application de laquelle “nous devons briser l’envie de nos ennemis de nous tester une deuxième fois”.

L’éducation en Israël fonctionne de telle manière que la propagande interne utilise exactement les mêmes procédés que ceux évoqués plus haut :
  • cela ne s’est pas passé comme on le dit,
  • c’est de leur faute,
  • nous sommes les victimes,
  • cela a été fait dans la légalité par nos troupes héroïques, et
  • ne vous inquiétez pas des résultats.
C’est ainsi que, génération après génération, des jeunes gens grandissent avec une vision tordue – ils ignorent la vérité, ils sont dans la confusion, et par conséquent ils ont aussi peur. Ils ne peuvent pas surmonter le gouffre entre l’histoire dans laquelle ils ont été élevés et celle qui est rapportée par les médias en dehors d’Israël. C’est ainsi qu’est modelée une mentalité de victimes impuissantes et désespérées.

Gil Gertel est un bloggeur israélien pour “Local Call”, où l’article a été initialement publié en hébreu.
Il a été publié en anglais par +972 le 23 octobre et traduit par Luc Delval.

pourlapalestine.be


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