La déstabilisation à grande échelle subie par le
Vénézuela - dernier épisode d’une guerre larvée contre cet empêcheur de
tourner en rond dans “l’arrière cour” impérialiste - vient administrer
quelques leçons que les partisans d’un changement radical - c’est-à-dire
tout autre que cosmétique - gagneraient à méditer.
La première leçon,
c’est qu’on ne peut construire une alternative politique sans prendre le
risque d’un affrontement décisif avec les détenteurs du capital, qu’ils
soient à l’intérieur ou à l’extérieur des frontières. Par alternative
politique, on entendra exactement l’opposé de ce que l’on nomme
“alternance”, c’est-à-dire la simple permutation des équipes au pouvoir.
C’est un processus beaucoup plus profond, qui ne se contente pas de
quelques modifications de surface, mais qui met explicitement en jeu les
structures déterminant la répartition des richesses.
Cette alternative politique s’identifie donc avec la
reprise expresse, par le peuple, des attributs de la souveraineté. Elle
suppose la rupture des liens qui rattachent le pays au capital étranger
dominant et au capital local “compradore” qui en dépend. Mais c’est une
tâche colossale. À peine entreprise, la pesanteur objective des
structures s’y conjugue avec la guerre acharnée que mènent les nantis
pour conserver leurs privilèges de classe. La presse internationale
décrit le Vénézuela comme un pays en faillite, mais elle oublie de
préciser que cette faillite est celle d’un pays capitaliste
latino-américain. Ce pays a accompli des progrès significatifs jusqu’en
2014, mais l’absence de transformation structurelle l’a laissé dans
l’ornière de la dépendance économique. Ruiné par la chute des cours du
pétrole, il n’a pas su - ou pu - bâtir un modèle alternatif.
Si les nervis de la droite vénézuélienne se
déchaînent dans les rues de Caracas sous les vivats de la presse
bourgeoise et des chancelleries occidentales, c’est parce que Maduro
n’est ni Castro ni Tsipras. S’il était Castro, c’est-à-dire si le
Vénézuéla avait pleinement restauré sa souveraineté et s’était engagé
dans un processus de développement autonome non capitaliste, il n’y
aurait pas de nervis à Caracas. Mais c’est de la politique fiction :
Maduro n’est pas Castro, et le Vénézuela n’est pas Cuba. Inversement,
Maduro n’est pas non plus de la graine d’un Tsipras. Il n’entend pas
rendre les armes et céder à l’opposition malgré la crise économique
gravissime que connaît le pays. Résolu - ou résigné - à occuper cet
entre-deux, Maduro ne peut ni renier un chavisme dont il est l’héritier
ni pousser les feux d’une “révolution bolivarienne” que la paralysie
économique du pays et la victoire électorale de l’opposition ont
suspendue de facto.
La crise qui sévit depuis 2014 a tendance à le faire
oublier, mais le chavisme fut porté par un puissant mouvement social qui
est loin d’avoir disparu - comme en témoigne la grande manifestation
chaviste du 19 avril 2017 -. Depuis la première élection de Chavez en
1998, il a combattu les préjugés de race et de classe. Il a fait reculer
de manière spectaculaire la pauvreté et l’analphabétisme. Nationalisant
le pétrole, il a restitué à la nation la maîtrise de ses ressources
naturelles. Bouleversant la politique étrangère du pays, il a rompu avec
Israël, inventé l’alliance bolivarienne et défié l’Oncle Sam au coeur
de son “arrière-cour” sud-américaine. Approuvé par le peuple
vénézuélien, le chavisme a bousculé le désordre établi de manière
séculaire en Amérique latine au profit des firmes multinationales
nord-américaines et de la bourgeoisie raciste qui leur sert de VRP.
Bien sûr, la “révolution bolivarienne” n’a pas
supprimé du jour au lendemain tous les maux de la société vénézuélienne,
et elle traîna avec elle son lot d’erreurs et d’imperfections. Elle a
utilisé la manne pétrolière pour sortir de la misère les couches
sociales les plus déshéritées, mais elle a renoncé à transformer les
structures sociales profondes du pays. Au Vénézuela, l’économie est
toujours entre les mains d’une bourgeoisie réactionnaire qui en organise
le sabotage pour exaspérer la crise et chasser Maduro du pouvoir. Ce
n’est pas le gouvernement qui crée une inflation à trois chiffres, et
l’immobilisme auquel le condamne une majorité parlementaire hostile
devrait au moins tempérer les jugements hâtifs portés sur les
responsabilités de l’exécutif.
Depuis l’élection de cette majorité réactionnaire, en
décembre 2015, la droite vénézuélienne ouvertement appuyée par
Washington et relayée par des médias locaux affidés rêve d’abattre
Maduro et de liquider le chavisme. La “révolution bolivarienne” eut beau
n’avoir de révolution que le nom, elle ne pouvait que déchaîner la
haine revancharde des nantis et susciter l’hostilité mortifère des USA.
Lorsqu’elle s’indigne des victimes - présumées - de la répression
policière plutôt que des sanglantes opérations de l’ultra-droite, la
gauche bien-pensante oublie qu’une protestation de rue n’est pas
toujours progressiste, qu’une revendication démocratique peut servir de
paravent à la réaction, et qu’une grève peut contribuer à la
déstabilisation d’un gouvernement de gauche, comme le mouvement des
camionneurs chiliens en fit la démonstration en 1973.
La leçon a été oubliée par les progressistes boboïsés
des pays riches, mais les vrais progressistes latino-américains le
savent : si l’on veut changer le cours des choses, il faut agir sur les
structures. La nationalisation des secteurs-clé, la protection contre la
mondialisation libérale, la restauration de l’indépendance nationale,
la consolidation d’une alliance internationale des Etats souverains, la
mobilisation populaire pour une meilleure répartition des richesses,
l’alphabétisation, l’éducation et la santé pour tous sont les
différentes facettes d’un même projet progressiste. Contrairement à ce
que prétend une idéologie qui recycle les vieilles lunes
social-démocrates, ce n’est pas sa radicalité qui condamne un tel projet
à la défaite, mais la peur de l’assumer.
Dès qu’il s’attaque aux intérêts géopolitiques et
géo-économiques des puissances dominantes, le projet progressiste
franchit la ligne rouge. Ce cap une fois passé, toute imprudence peut
devenir fatale. L’impérialisme et ses exécutants locaux ne font pas de
cadeaux. Pourquoi faudrait-il leur en faire ? Franco n’a laissé aucune
chance à la République espagnole (1936), ni la CIA à Mossadegh (1953),
ni Mobutu à Lumumba (1961), ni Suharto à Soekarno (1965). Allende commit
l’erreur tragique de nommer Pinochet au ministère de la Défense, et
Chavez dut son salut en 2002 à la fidélité de la garde présidentielle.
Il ne suffit pas d’être du côté du peuple, il faut se donner les moyens
de ne pas le perdre en laissant ses ennemis prendre le dessus. Comme
disait Pascal, il ne suffit pas que la justice soit juste, il faut aussi
qu’elle soit forte.
Comme d’habitude, la majeure partie de la “gauche”
occidentale ne comprend rien et elle hurle avec les loups. Comme si sa
seule source d’information était “Le Monde”, elle exige de Maduro qu’il
renonce au pouvoir pour mettre fin à la crise. Face à la rébellion de
quelques milliers de fils de famille et d’une masse de
lumpen-prolétaires manipulés, le président élu du Vénézuela devrait
aller à Canossa. Capitulant devant la rue, il devrait renoncer à la
convocation d’une Assemblée constituante (le 30 juillet) dont le mérite
est pourtant, comme son nom l’indique, de remettre le pouvoir entre les
mains du peuple.
Faute d’avoir pu lui infliger le sort d’Allende, cette
gauche “humaniste” se réjouirait, sans doute, de le voir finir comme
Tsipras. Ce n’est pas gagné d’avance, et le peuple vénézuélien
tranchera.
Bruno Guigue, ancien élève de l’École Normale Supérieure et de l’ENA,
Haut fonctionnaire d’Etat français, essayiste et politologue, professeur
de philosophie dans l’enseignement secondaire, chargé de cours en
relations internationales à l’Université de La Réunion. Il est l’auteur
de cinq ouvrages, dont Aux origines du conflit israélo-arabe, L’invisible remords de l’Occident, L’Harmattan, 2002, et de centaines d’articles.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire