mardi 8 mai 2018

Syrie : entre intoxication chimique et manipulation politique


Jérôme Henriquès

Le 07 avril 2018, l'Organisme Syrien des Droits de l'Homme (OSDH) et les casques blancs dénoncent depuis la ville de Douma (Ghouta orientale, banlieue de Damas), ce qui semble être un nouveau cas d'attaque chimique.

La première ONG évoque des "cas de suffocation après un raid aérien" (1) tandis que la seconde évoque un recours au "gaz de chlore toxique" (2). Accusant le pouvoir Syrien d'avoir une nouvelle fois franchi la "ligne rouge", les Etats-unis, la France et l'Angleterre décident alors d'une intervention militaire pour le sanctionner. Une décision hâtive, qui n'est pas sans soulever quelques questions : une attaque chimique a t-elle vraiment eu lieu ? si oui, quelles sont les preuves permettant d'accuser Assad ? enfin, quel est le but d'une intervention militaire ?
On peut déjà commencer par évoquer les sources, à savoir l’OSDH et la Défense Civile Syrienne (casques blancs). L’OSDH tout d’abord. Créé en 2006 par un opposant au régime Syrien ayant quitté le pays, cet organisme est devenu à partir de 2011 la principale source d’information des médias occidentaux sur le conflit syrien. Basé à Londres, l’OSDH a été financé entre 2011 et 2013 par le Qatar et reçoit depuis 2013 des subventions de l’Union européenne. Mais c’est moins pour son impartialité que pour son manque de professionnalisme que l’organisme est régulièrement sous le feu des critiques : on l’accuse notamment de disposer d’un réseau d’informateurs orientés (voire opportunistes) qui collectent l’information sur internet (notamment sur les pages de groupes politiques, d’unités combattantes de l’opposition ou de partisans du régime) plutôt que sur le terrain ; on l’accuse aussi de publier des données floues et invérifiables (nombre de morts balancés à la volée, valeurs "réajustées" au fil du temps, aucun nom de victime ...) ; on l’accuse enfin de romancer ses récits (notamment en accentuant ou en inventant de toute pièce le caractère confessionnel de certains événements) pour chercher à coller aux opinions publiques occidentales (3).
S’agissant de la Défense Civile Syrienne (casques blancs), son histoire bien que plus récente, n’en n’est pas moins intéressante. Créée en 2013 par James le Mesurier (un ancien officier de l’armée Britannique, passé en quelques années du consulting stratégico-militaire à ... l’action humanitaire en zone de guerre (4)), l’ONG a depuis fait couler beaucoup d’encre. Notamment à cause de son instrumentalisation par les puissances hostiles au régime Syrien. Formés par l’Akut (une ONG turque spécialisée dans l’aide aux victimes lors de catastrophes naturelles) et par des experts de l’Ark (une société Emirati oeuvrant à "la transformation/stabilisation de conflits ..." (5)), les casques blancs ont pu, depuis leur création, bénéficier d’un soutien financier extérieur (Etats-unis, Royaume-uni, Japon, Union européenne ...) de plus en plus important (300.000 de dollars en 2013 puis 120 millions sur la période 2014-2017 (6)). Il faut dire que contrairement au Croissant-Rouge syrien et CICR, surtout actifs dans les zones contrôlées par le régime, les casques blancs n’opèrent qu’en zones rebelles. Une aubaine pour canaliser l’opinion publique. En témoigne l’agitation politico-médiatique occidentale autours de l’ONG (7).
Que s’est t-il passé le 07 avril 2018 à Douma ? Le 12 avril, lors d’une intervention télévisée (8), le président Français Macron affirmait avoir des preuves que "des armes chimiques avaient été utilisées, au moins du chlore, par le régime Syrien d’Assad". Des preuves ? On aurait donc des preuves ? À la lecture du rapport publié deux jours plus tard par le ministère des armées (9), on comprend qu’il s’agit en fait uniquement d’informations recyclées depuis internet : "Les services français ont procédé à l’analyse des témoignages, photos et vidéos apparus spontanément sur les sites spécialisés, dans la presse et les réseaux sociaux ...". Pas le moindre nom de journal, de site, de témoin ou de médecin, juste des "images et vidéos" publiées par des entités "habituellement fiables" et analysées par des "experts Français". Et pour ceux qui trouveraient ça un peu léger, le rapport met en avant "la nature spontanée de la mise en circulation des images sur les réseaux sociaux ..." ; une spontanéité censée confirmer "qu’il ne s’agit pas d’un montage vidéo ou d’images recyclées". Tiens donc ... on jurerait avoir entendu l’exact contraire lors du projet de loi sur les fake-news ...
De leur côté, Assad et ses alliés prétendent qu’il n’y a jamais eu d’attaque chimique. Le 09 avril, devant le conseil de sécurité de l’ONU, le représentant de la Russie affirmait ainsi que son pays avait envoyé des experts sur place et que ceux-ci n’avaient trouvé ni chlore ni aucune autre substance neuro-toxique (10). Bien entendu, on n’est pas obligé là non plus de croire sur parole. Mais il existe d’autres témoignages plus intéressants. Comme celui de ce médecin local, le Dr Rahaibani, qui confirme qu’il y a bien eu un nombre important de victimes ce jour là (une quarantaine), mais que celles-ci ne résultent en aucun cas d’une attaque chimique. Selon lui, elles aurait succombé, non à du gaz mais "à des nuages de fumée et de poussière causés par des bombardements incessants ..., nuages qui, sous l’effet du vent, se seraient engouffrés dans les sous-sols où les habitants étaient réfugiés" (11). Une thèse par ailleurs confirmée par un étudiant en médecine du même hôpital, Marwan Jaber (12). Et cette histoire de gaz alors ? Selon Rahaini, elle aurait commencé à l’hôpital, après qu’un casque blanc se soit soudainement mis à crier "gaz". Les gens auraient alors "commencé à paniquer et à s’asperger d’eau les uns les autres".
L’hypothèse d’une intoxication pulmonaire par inhalation de poussières doit donc être prise en compte. Elle est d’ailleurs corroborée par le contexte des événements dans la Ghouta orientale ; un contexte de bombardements intensifs et d’habitants qui se terrent dans des caves. Elle est aussi corroborée par la pauvreté des arguments du camp adverse. Comme ceux du ministère de la défense Français, qui, à défaut de preuves, enfonce des portes ouvertes : "en raison de la situation opérationnelle dans la Ghouta orientale ... nous estimons ... que la responsabilité du régime syrien est engagée" (rapport du 14 avril). Pourquoi ? En quoi le "contexte d’une offensive militaire globale du régime sur la région", déjà archi-documenté depuis plusieurs mois (13)), constituerait-il la preuve d’une attaque chimique ? Même carence d’arguments côté Etasunien. Ainsi la maison blanche nous apprend t-elle (rapport publié le 13 avril (14)) qu’elle dispose de photos/vidéos de personnes à l’agonie (non sourcées/non identifiées), de témoignages sur la présence d’hélicoptères le jour J (ce qui n’a rien de nouveau (15)) et de photos des bombes chimiques utilisées à Douma (encore intactes au milieu des décombres, si si (16)) ...
Bien sûr, l’absence de preuves (ou même d’arguments sérieux) en faveur d’une hypothèse ne permet pas pour autant de l’invalider. Alors, et si l’hypothèse chimique était la bonne ? Si les victimes du 07 avril avaient bien succombé à une intoxication au chlore ? Après tout, la question des armes chimiques (chlore, sarin et autres ...) a tant de fois été évoquée à propos de la Syrie qu’elle mérite quand même qu’on s’y attarde un peu. Le problème à priori, c’est qu’il est bien difficile de déterminer les auteurs de tels massacres. Pas de problème pour les occidentaux, il suffit de procéder par élimination : "Nous n’avons pas d’informations suggérant que Jaïch al Islam (dernier groupe rebelle encore présent dans la Ghouta orientale, ndr), ait déjà utilisé des armes chimiques" (rapport Etasunien du 13 avril) ; "Nous ne disposons d’aucune information permettant d’étayer la thèse selon laquelle les groupes armés dans la Ghouta (4.500 à 5.500 combattants du Jaïch al Islam, localisés principalement à Douma) auraient cherché à se procurer ou auraient disposé d’armes chimiques" (rapport Français du 14 avril). Sauf que ...
Il est aujourd’hui prouvé que le groupe rebelle salafiste Jaïch al-Islam a déjà utilisé des armes chimiques. Du ... chlore précisément. C’était en avril 2016 dans la région d’Alep (au nord de la Syrie) lors d’affrontements avec les kurdes (YPG). Révélée à l’époque par la Croix-Rouge Kurde, l’information avait d’ailleurs été implicitement confirmée par un porte-parole du groupe (17). Et il ne s’agit pas là du seul exemple documenté d’utilisation de gaz par des groupes rebelles. Très actifs en Syrie et en Irak ces dernières années, les groupes djihadistes al-Nosra/al-Qaïda et Etat Islamique ont notamment été maintes fois mis en cause (18). Rappel : en décembre 2012, le Front al-Nosra s’empare d’une base militaire près d’Alep et pille son stock d’armes chimiques (chlore, gaz sarin, gaz moutarde) ; en août 2013, il prend le contrôle d’une usine de fabrication de Chlore toujours près d’Alep ; en août 2015, l’Etat Islamique utilise du gaz moutarde dans une confrontation avec d’autres groupes rebelles à Marea ; même chose en septembre 2016 à Oum haouch ; puis en janvier 2017 à Tall Qabr al-Maqri (19) ... Des exemples auxquels on peut ajouter ceux mentionnant la présence d’ateliers clandestins (armes chimiques artisanales) en Syrie et en Irak (20).
Si Jaïch al-Islam était vraisemblablement le seul groupe rebelle encore présent à Douma le 07 avril, il est important de noter que d’autres y étaient encore actifs quelques semaines plus tôt (accords de réddition conclus fin mars - début avril). Outre le puissant Jaïch al-Islam, on peut notamment citer Faylaq al-Rahmane, Ahrar al-Cham et Hayat Tahrir al-Cham. Un mot sur ces groupes. Jaïch al-Islam est un mouvement salafiste (anti-chiite/alaouite ...) mais nationaliste (son combat ne s’inscrit pas dans une perspective djihadiste/internationaliste) ; il est essentiellement soutenu par l’Arabie Saoudite mais reçoit également des aides de la part du Qatar. Egalement nationaliste, Faylaq al-Rahmane prône pour sa part un Islam plus démocratique (proche des frères musulmans) ; affilié à l’Armée Syrienne Libre (ASL), il est essentiellement soutenu par le Qatar et la Turquie. Assez proche idéologiquement de Jaïch al-Islam, Ahrar al-Cham est lui aussi soutenu par la Turquie et le Qatar. Quant à Hayat Tahrir al-Cham (ex Front Al Nosra/Al-Qaïda de 2013 à 2016, rebaptisé en 2016 fatah al-Cham puis Hayat Tahrir al-Cham en 2017), il appartient à la mouvance djihadiste et est soutenu (de façon plus ou moins opaque) par les pétromonarchies du Golfe et la Turquie (21).
Ainsi, outre le fait d’être instrumentalisés par des puissances étrangères, il est intéressant de noter que les groupes rebelles ne partagent pas la même idéologie. De fait, s’ils savent parfois unir leurs forces dans la lutte contre Assad, ils peuvent aussi à d’autres moments (ou dans d’autres circonstances) s’affronter les uns les autres. Dans la Ghouta orientale, on peut notamment citer les combats ayant opposé Jaïch al-Islam aux deux autres groupes, d’abord en avril-mai 2016 (plus de 500 morts) puis à nouveau en avril - mai 2017 (environ 170 morts)(22). Par ailleurs, il faut aussi tenir compte de la brutalité/violence de ces groupes ; des groupes qui n’ont jusqu’ici pas hésité à user des pires exactions pour arriver à leurs fins : enlèvements de civils, exécutions de prisonniers, torture, exécutions, enrôlements forcés, utilisation de boucliers humains (23), attentats (24) ... Bien entendu, il ne s’agit pas ici de désigner les rebelles comme seuls responsables de toutes les atrocités commises en Syrie ; le régime d’Assad ayant lui aussi largement prouvé ce dont il était capable (cf. les bombardements massifs et indiscriminés de ces derniers mois dans la Ghouta orientale (25)). En revanche, il s’agit d’essayer de prendre en compte la complexité de la situation Syrienne et de se méfier des approches un peu trop binaires.
"La première victime de la guerre c’est la vérité" disait Kipling. Doit-on croire les Russes lorsqu’ils annoncent avoir découvert un atelier de fabrication de chlore dans la Ghouta orientale en mars dernier ? Et cette histoire de chlore Allemand en avril (26) ? Et ces immenses tunnels souterrains, dont on prétend aujourd’hui qu’ils ont pu permettre de transporter toutes sortes de choses (27) ? L’hypothèse d’une utilisation de chlore par les rebelles est bien sûr sujette à caution. Elle n’est en tout cas pas plus absurde que celle qui accuse Assad. Quel intérêt pour le régime d’utiliser du gaz à ce moment là ? À un moment où après des mois de bombardements intensifs, il a progressivement reconquis la totalité de la Ghouta orientale (28) ? À qui une "alerte chimique" pouvait-elle profiter, dans un contexte de mises en garde occidentales et de coupable préalablement désigné ("ligne rouge", "riposte immédiate" ...)(29). Et puis, pourquoi focaliser sur le 07 avril ? Que dire des cas de suffocation/asphyxie relevés les mois précédents (le 13/01, 22/01, 01/02, 25/02, 05/03)(30) ? Le nombre de morts était-il trop faible pour pouvoir incriminer Assad ?
Non seulement le trio occidental (Etats-unis/France/Angleterre) est incapable d’avancer la moindre preuve, mais il fournit en plus des hypothèses qui ne tiennent pas la route. Exemple dans le rapport du ministère de la défense Français : "Stratégiquement, l’utilisation d’armes chimiques, notamment au chlore ... a pour effet de "déloger les combattants ... punir les populations civiles ... et provoquer sur elles un effet de terreur et de panique ...". Or, pourquoi le chlore justement, qui est l’une des armes chimiques les moins létales qui soit (10.000 fois moins que le Sarin par exemple (31)) et dont l’usage en tant de guerre est généralement associé à un contexte de fabrication artisanale ? Puisque apparemment "la Syrie n’a pas déclaré l’intégralité de ses stocks" (accord de désarmement chimique de 2013) et que certains signes évoquent la présence "de VX, de Sarin, d’Yperite ..." comment expliquer que le régime n’ait pas plutôt choisi d’utiliser une telle arme ? Notons au passage que l’un des deux sites soi-disant non-déclaré par le régime, Barzeh ("initialement omis ... puis finalement déclaré en 2018"), figure en réalité sur la liste des inspecteurs de l’OAIC de novembre 2017 (32).
Il ne s’agit pas ici de défendre Assad, mais de montrer que le tapage politico-médiatique autours de la journée du 07 avril à Douma est un exemple flagrant de manipulation. Par là, il s’agit de dénoncer le fait que, à partir d’accusations sans preuves et d’hypothèses vaseuses, les Etats-unis, la France et l’Angleterre aient pu décider d’une intervention militaire en Syrie le 14 avril dernier ; des frappes aériennes qui, soit dit en passant, ont été effectuées en dehors de tout cadre légal (aucun mandat de l’ONU) et sur des cibles "sorties du chapeau" (à savoir des centres censés abriter un "programme clandestin chimique" mais dont l’OIAC n’a curieusement jamais fait état (33). à quoi ces frappes ont-t-elles bien pu servir ? À "punir Assad" nous dit-on, à lui envoyer un "message clair" après son "franchissement de la ligne rouge" le 07 avril dernier. Oui mais alors ... plutôt comme le message de menace d’Obama en 2012 ("ligne rouge") ? celui qui avait précédé le massacre de la Ghouta l’année suivante ? Ou plutôt comme le message-sanction de Trump en 2017 (bombardement d’une base militaire) ? celui qui avait succédé au massacre de Khan Cheikroun ? Au fond rien de nouveau. Juste un nouvel épisode dans la droite lignée de la politique occidentale de ces dernières années. Absurde et cynique ...
Déjà, le concept même de "ligne rouge" est, en soi, une absurdité. En quoi le fait de mourir dans une attaque chimique serait-il plus horrible que de finir enseveli sous les bombes ? Ou torturé dans un camp de prisonnier ? Ou abandonné à la maladie et à la faim dans une ville assiégée ? La guerre est un engrenage de violences, une surenchère d’horreurs qu’il faut avoir l’honnêteté de considérer en bloc. Comment peut-on d’un côté justifier la guerre et d’un autre côté énoncer des codes de bonne conduite ? En soufflant sur les braises du printemps Syrien de 2011 (soutien puis armement des rebelles), les occidentaux ont, avec leurs alliés du golfe (Arabie Saoudite, Turquie, Qatar ...), ouvert la boite de Pandore). Dès lors, tiraillée entre une multitude de groupes armés d’un côté, et un pouvoir luttant pour sa survie de l’autre, la Syrie a peu à peu sombré dans le chaos. Depuis, le trio occidental (France en tête) n’a eu de cesse de jouer aux pompiers-pyromanes, ciblant tour à tour Assad (cf. les accusations antérieures d’attaques chimiques, N fois démontées (34)) et ses ennemis djihadistes (qui gagnaient du terrain quand le premier en perdait). L’épisode d’avril dernier a montré que les Etats-unis, la France et l’Angleterre n’avaient tiré aucune leçon des erreurs passées. 

Qu’après 7 années de guerres, des centaines de milliers de civils tués, la crise des réfugiés etc... ils n’avaient toujours pour seule réponse au malheur du peuple Syrien ... que le bruit du canon.

Source : agoravox.fr

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