Peter Harling
L’irruption de la "rue arabe" (concept jusqu’ici bien commode par son abstraction) place l’Occident face à ses contradictions : si l’interpellation populaire de pouvoirs autocratiques et corrompus résonne avec les valeurs démocratiques dont on se targue à Washington, Paris et ailleurs, elle s’accorde mal avec les aspects pratiques d’une politique occidentale qui n’a jamais fait grand cas de l’opinion publique locale. Comment embrasser un élan populaire quand on est tout sauf populaire dans la région ?
Le Moyen-Orient est de longue date le théâtre d’une diplomatie on ne peut plus traditionnelle, visant avant tout à préserver l’accès aux ressources énergétiques, la sécurité d’Israël et l’endiguement des islamismes, en forgeant des alliances, en déployant des troupes, en infligeant des sanctions, et en relançant de temps à autre des efforts somme toute assez velléitaires sur un "processus de paix" servant d’instrument de régulation d’une machine en apparence bien huilée. Les régimes eux-mêmes ont longtemps trouvé dans ce contexte de quoi consolider leurs assises, que ce soit dans l’alignement sur les États-Unis ou dans l’opposition à lui, ces deux options offrant l’une et l’autre des "rentes stratégiques" permettant aux pouvoirs de faire l’impasse sur toute notion de bonne gouvernance.
Les appels occidentaux aux réformes et au respect des droits de l’homme, censés faire bonne mesure, ont toujours cédé le pas devant des préoccupations plus pragmatiques. D’où un agenda strictement négatif – protéger des intérêts face à des agressions possibles –, réductible au maintien du statu quo, malgré un prix lourd à payer en termes de retard de développement, d’humiliations ressenties, et de conflits sanglants. Cette dynamique, stimulant diverses formes d’islamisme, renforçait dialectiquement les arguments des conservateurs de tout bord. Obsédé par une hostilité populaire dont il est pourtant en grande partie responsable, l’Occident a fait cause commune avec les régimes pour mieux se méfier des sociétés.
La région s’est ainsi organisée autour de considérations "stratégiques". Le déclin de l’influence occidentale, ces dernières années, laissait néanmoins grandir un vide dont on ne savait pas bien ce qui viendrait le combler. Sous l’administration Obama, les États-Unis en particulier se sont montrés absents ou impuissants sur tous les grands dossiers du jour. Ils se sont avérés incapables d’offrir même un début de réponse aux deux questions cruciales qui portent sur la place d’Israël dans la région (au-delà de sa "bunkerisation") et sur celle de l’Iran (au-delà de son ostracisation). Ils poursuivent en Irak une logique de retrait qui se résume à "après moi le déluge", malgré la responsabilité morale et les intérêts pratiques que met en jeu l’avenir encore incertain de ce pays clef. Enfin, la course à l’armement qui continue dans le théâtre israélo-libano-syrien, et qui fait peser sur la région le risque d’une guerre dévastatrice, réduit Washington à compter les missiles, faute de moyens à la fois de pression et de médiation.
À mesure que la politique occidentale perdait sa vigueur en tant que principe organisateur dans la région, cette dernière s’est vue contrainte d’en faire plus, par et pour elle-même. Aussi a-t-on pu assister à diverses initiatives diplomatiques laissant les États-Unis sur la touche : médiation turque entre Israël et la Syrie en 2008, résolution de l’imbroglio irakien à Erbil en novembre dernier, efforts conjoints syro-saoudiens au Liban en 2010 et 2011. Dans chacun de ces trois cas exemplaires les États-Unis n’ont joué quasiment aucun rôle. Sur un plan économique, de multiples projets d’intégration des infrastructures régionales révèlent aussi une volonté nouvelle de mettre de côté la politique au profit d’un minimum de coopération interétatique.
Mais si les régimes ont commencé à en faire plus pour eux-mêmes, ils semblaient bel et bien déterminés à en faire toujours aussi peu pour leurs peuples. Partout, un discours vaguement "réformiste" voilait à peine la réalité des inégalités économiques croissantes et des pratiques politiques régressives (successions paternalistes, élections frauduleuses, plébiscites unanimistes, etc.). En somme, ni l’Occident ni les régimes ne semblaient plus offrir la moindre direction.
Il est tout à la fois admirable, naturel et inattendu que les peuples tunisiens et égyptiens sortent eux-mêmes de leur passivité presque légendaire pour prendre leur avenir en main, retrouver une impulsion, en redéfinissant l’agenda autour de demandes de redistribution économique et de participation politique, loin de préoccupations stratégiques stagnantes. Une politique occidentale confuse et illisible a peut-être facilité, ironiquement, ce tournant, en cessant de galvaniser l’opinion publique contre elle, en inspirant une lassitude sans précédent pour des sujets comme le processus de paix et par extension la cause palestinienne, et en laissant croire à un lâchage possible des régimes. (Selon une rumeur persistante, les États-Unis ont voulu et orchestré la chute de Ben Ali).
Un des aspects les plus stimulants des changements en cours vient du fait qu’aucun des concepts à travers lesquels la région est généralement appréhendée (islamisme, terrorisme, sectarisme, antisémitisme, ou à l’inverse "modération") n’est pertinent dans la situation actuelle. Or ces thématiques qui mobilisent ou fascinent aujourd’hui les manifestants et téléspectateurs arabes jouissent, à l’évidence, d’une résonance profonde et répandue, beaucoup plus puissante que l’indignation ressentie face à Israël et aux États-Unis ou l’attrait du religieux.
Malgré la diversité des situations particulières dans les pays de la région, cette dernière n’en est pas moins remarquablement homogène (comparée à l’Europe par exemple), ce qui explique sans doute en partie l’effet de contagion. Les sociétés arabes partagent un même socle de références culturelles et historiques, un même retard de développement, une même lassitude face à des régimes qui ont cessé de pourvoir – chacun à sa manière – à leurs besoins matériels et moraux, et une même intégration dans une sphère médiatique globalisée.
Ce dernier point est important : si les régimes n’ont pas su adapter leurs discours, éreintés par l’hypocrisie et la censure, les sociétés sont devenues libres de se donner à voir aux autres et à elles-mêmes, à travers les chaînes d’information en continu, les séries télévisées à caractère social et les sites communautaires. Ces dernières années, elles ont acquis une étonnante familiarité les unes pour les autres (qui contraste avec la méconnaissance réciproque qui caractérise les européens, en dépit de tentatives beaucoup plus structurées de construction d’une destinée commune). Cette évolution a préparé le terrain à une mobilisation vécue non pas comme une spécificité tunisienne, mais comme la manifestation locale d’un malaise collectif. Par la force de l’image, des situations paradigmatiques ont instantanément été mises en circulation, en l’absence de discours bien articulés.
Que les régimes aient tous cru pouvoir continuer à ignorer ce malaise est instructif en soi. De fait, ils s’étaient assoupis dans le confort offert par une combinaison de rente stratégique, de canalisation des mécontentements vers l’islamisme, et d’apathie populaire. Ils ont fait leurs choux gras de sociétés toujours plus dépolitisées et démobilisées, le devenant eux-mêmes en abandonnant toute vision programmatique au bénéfice d’une logique d’enrichissement mafieuse. Un peu partout dans la région, les régimes ont pillés leurs institutions et ressources nationales, sapant leurs capacités à répondre à d’éventuelles demandes de redistribution.
D’ailleurs, ce sont bien souvent de minuscules coteries qui ont accumulé d’immenses richesses, laissant le gros de leurs employés au sein de l’appareil de pouvoir avec de bien maigres ressources. Ceci explique à la fois que la colère populaire, à Tunis et au Caire, se soit focalisée sur quelques individus, et que nombre de serviteurs du régime se soient trouvés davantage d’affinités avec le peuple qu’avec l’élite. Celle-ci, en Tunisie tout particulierement, s’est détachée par goût du lucre non seulement de sa base sociale mais de son soubassement politique.
Dans ce contexte, une subite remobilisation de certains pans de la société, autour de revendications diffuses mais instinctivement légitimes, et sans représentants clairs avec lesquels sévir ou négocier, ne peut que laisser sans réponse adéquate des structures de pouvoir en partie évidées. Après de longues années à laisser croître un ressentiment ignoré des dirigeants avec une arrogance ostensible, quelles mesures d’ajustement auraient-elles la moindre crédibilité ? Ainsi, Ben Ali finit par concocter des concessions aussi tardives que dérisoires, le mot même de "réforme" étant épuisé ; Mubarak s’efforce de resouder la population autour d’une peur du chaos ; et les autres, face aux risques d’extension, en sont réduits à croiser les doigts. Rien ne permet d’anticiper si la mobilisation prendra ailleurs ; ce qui est à peu près sûr, en revanche, c’est que les régimes peuvent facilement vaciller partout où ce sera le cas.
La chute de Saddam Hussein, en 2003, aurait pu servir de signe avant-coureur, si la question de l’invasion américaine n’avait occulté la fragilité intrinsèque du régime – pourtant le plus brutal que la région ait connu, et de loin. Seule l’armée régulière et quelques Fedayins fanatisés affrontèrent, avec une abnégation frôlant l’absurde, l’envahisseur.
Cependant l’appareil de pouvoir s’effondrait de l’intérieur : les premiers cercles, gangrenés par l’arrivisme, n’alertèrent jamais le tyran sur les dangers bien réels auxquels il faisait face, ne combattirent pas (y compris les soi-disant unités d’élite des gardes prétoriennes) et se fondirent dans la nature dès qu’ils sentirent l’heure venue. En Irak, étant donné le climat de terreur que faisait régner l’appareil de sécurité et le report des récriminations sociales sur l’embargo onusien, une puissante opération militaire était nécessaire pour atteindre ce point de rupture. Mais il n’en reste pas moins que le régime est tombé avant que le tsunami des chars américains ne le renverse.
Bagdad offre d’autres leçons à méditer. Bientôt huit ans après le déboulonnement des statues du tyran, la transition est loin d’être achevée. Les espoirs initiaux ont d’abord fait trembler la région d’excitation, avant que d’effroyables violences ne servent de repoussoir contre toute tentation d’aventurisme, puis que la désillusion ne s’installe dans un calme relatif teinté de certains travers de l’ancien régime (corruption endémique, tortures et disparitions). Les projets "néocons" de refonte de la région autour du "modèle irakien" oubliaient une chose : les transitions ont une temporalité et une rationalité qui ne se prêtent pas à celles – immédiate et réductrice – de l’action politique. En Tunisie et en Égypte, nous assistons certainement à un tournant majeur. Vers quoi ? Allahu ya’lam (Dieu seul le sait). Pour l’Occident, l’écueil consiste à tenter de réagir à l’événement en tâchant bien tardivement de mettre en conformité les valeurs et les intérêts qu’il entend défendre. Il va de soi que les aspirations populaires dans le monde arabe ne vont pas subitement venir chambouler une politique qui restera surdéterminée par la quête d’énergie, le soutien à Israël et la lutte contre l’islamisme. Les grands discours tressant des louanges aux peuples tunisiens et égyptiens sont bien myopes : et si les courageux peuples tunisiens et égyptiens optaient pour des postures nationales contraires aux visées occidentales, que diront alors Washington et Paris ? Déjà, on imagine ces capitales privilégier certaines composantes jugées plus commodes que d’autres au sein des courageux peuples en question – façon de réintroduire les clivages habituels entre islamistes et laïcs, modérés et militants. La pente est glissante vers une restauration, sous une forme ou sous une autre, du statu quo.
Ce risque est réel en Égypte, où l’armée, rare institution sécuritaire à être cohésive et populaire, est en bonne position pour gérer efficacement la transition, dans une logique d’endiguement des Frères musulmans et de maintien d’une ligne pro-occidentale en politique étrangère. S’il y a une chose à souhaiter, c’est que l’Occident, passées les homélies, ne deviennent pas une source de régression nouvelle dans une région qui a tant besoin de regarder de l’avant.
Le mieux serait de contribuer autant que possible, et sur la durée, à des transitions réussies vers des modèles aussi pluralistes et démocratiques que possibles, sans oublier que les problèmes de la région restent entiers. Le conflit israélo-palestinien, la question iranienne, la radicalisation d’une jeunesse urbaine sous-employée reviendront vite nous hanter, dans un environnement simplement rendu plus complexe encore par les changements subits qui viennent de s’opérer. S’il est grand temps pour la région de rendre justice aux aspirations populaires, il y a bien des raisons pour qu’elle ne l’ait pas fait depuis si longtemps.
Le meilleur service à rendre à ceux qui aspirent au changement serait d’assainir le climat sur des questions où l’Occident a bien plus à offrir que la logique du statu quo.
Peter Harling,
directeur des activités de l’International Crisis Group en Irak, en Syrie et au Liban
Le Monde du 04 février 2011
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