Petite leçon d’histoire de France pour éditocrates révisionnistes
Le refrain est connu : la démocratie n’est pas souhaitable pour certains peuples. L’exemple tarte à la crème : la révolution iranienne ! Alors peut-on se réjouir ou doit-on s’inquiéter de ce qui se passe en Tunisie, en Égypte, au Yemen, en Libye ? Je n’ergoterai pas sur le rôle des islamistes ici ou là ou sur les « dérives » possibles et imaginables dans tel ou tel pays. Je ne me demanderai pas quel rôle pourrait jouer Tariq Ramadan, son frère, son grand-père ou les disciples du fils de son arrière grand-père. Je ne me propose pas non plus de faire un cours sur les différences conceptuelles entre révolte et révolution. Non, tout en exprimant moi aussi mon immense joie de voir des peuples se débarrasser de tyrans sanguinaires, je ne peux m’empêcher de me rendre compte que les grincheux qui parlent un peu partout dans les médias semblent complètement oublier leur propre histoire.
La France a-t-elle toujours été une République ? Aux différents moments décisifs où le peuple français a difficilement arraché ses droits (que jamais aucun dominant n’a consenti à offrir gracieusement, éclairé par je ne sais quelles « Lumières »), pouvait-on aussi, inspiré par ces sentiments qui prédominent chez nos éditocrates face aux événements qui se déroulent au Maghreb et au Moyen-Orient, trouver des raisons de s’inquiéter ? Même si Tariq Ramadan ne sévissait pas encore en 1848, les raisons ne manquaient pas du côté des défenseurs de l’ordre établi : « Classes dangereuses » disait-on.
Loin de vouloir recycler les poncifs sur les manières dont certains progressistes peuvent « jouer le jeu » ou « faire le lit » de groupes plus ou moins bien intentionnés, sans méconnaître non plus (ni exagérer) les possibles rapports de cause à effets entre différents événements qui ont pu se succéder, sans enfin ignorer la complexité des études historiques mettant en perspective plusieurs dimensions d’une période, nous voudrions, à la manière d’un Alexandre Adler, jouer à ce petit jeu consistant à mettre en lumière certains aspects précis d’événements incontestablement décisifs afin d’en orienter l’interprétation.
Qu’est-ce que 1789 ?
L’abolition des privilèges, la prise de la Bastille, la Déclaration des Droits de l’homme et du citoyen... Mais les Révolutionnaires de 89 n’ont-ils pas « fait le lit » des "Terroristes" de 1793 ? N’ont-ils pas « fait le jeu » de Napoléon Bonaparte ? Ont-ils bien fait, du coup, de se révolter ?
Qu’est-ce que 1848 ?
L’abolition de l’esclavage, le suffrage « universel » (sans les femmes, soit dit en passant), qui a élu... le neveu de Napoléon 1er ! Louis-Napoléon Bonaparte qui, refusant de rendre le pouvoir à la fin de son mandat, fit ce fameux coup d’État à la suite duquel Victor Hugo dut s’exiler. Dix-huit années d’empire !
Alors ? Les Français ont-ils eu tort de renverser leur Roi ? Les pauvres de Paris, soumis pendant la monarchie de Juillet à des conditions de vie intolérables, ont-ils, en se révoltant, « fait le lit » du dictateur ? Au moment même où Républicains, Socialistes et Féministes commencèrent à s’organiser sérieusement en vue d’arracher très lentement des droits dont nous pouvons jouir aujourd’hui (et ce dans le cadre de luttes ayant presque continuellement buté sur la résistance quasi structurelle des dominants), nombreux furent les commentateurs conservateurs qui pouvaient insinuer que les morts de juin 48 résultaient des révoltes de Février. Alors ? Était-il préférable de ne pas abolir l’esclavage ?
1870 ?
Le 4 Septembre, la République est proclamée pour la troisième fois, et le suffrage « universel » (toujours sans les femmes), l’année suivante, amène au pouvoir une majorité monarchiste avec, à la tête de l’État, le tristement célèbre Adolphe Thiers, qui n’avait, me semble-t-il, rien à envier aux fondamentalistes les plus sanguinaires. Qu’est-ce à dire ? Ne fallait-il pas réagir au siège des Prussiens ? Ne fallait-il pas former comme l’ont fait les Républicains (alors minoritaires), un gouvernement de "Défense nationale" ?
Si c’est en effet la proclamation de la République (due à des partisans de la poursuite du combat) et le suffrage universel indirect qui ont débouché sur le triomphe d’un monarchiste sanguinaire, n’aurait-il pas mieux valu – afin d’éviter tous ces massacres – être un peu plus conciliants avec les Prussiens, auxquels nous aurions peut-être dû laisser le choix du régime le plus approprié ? Et décidément, ce suffrage universel ! À deux reprises, qui amène-t-il au pouvoir ? Des ennemis de la République !
Les libertés fondamentales et l’État de droit ont dû être très chèrement payés en France. La faute à qui ? À ceux, minoritaires au moins jusqu’aux élections de 1879, qui les réclamaient légitimement, ou à ceux dont les intérêts poussaient à réprimer durement toute protestation ? Et les différents combats qui ont permis de conquérir ces libertés fondamentales, ne sont-ils pas des moments heureux dont doit se féliciter tout bon citoyen, tout ami sincère du genre humain ? Quant aux événements fâcheux qui peuvent éventuellement succéder ou accompagner ces moments de libération joyeuse, doit-on les reprocher à ceux qui aujourd’hui ne supportent plus leurs conditions de vie, ou aux autres qui peut-être, viendront ensuite perpétrer, en complicité avec d’autres dominants, des actes contre-révolutionnaires ?
Etc...
Je pourrais jouer longtemps à ce petit jeu. 1830, par exemple ? Remplacement d’un Roi par son cousin… et début de la conquête de l’Algérie !
La conclusion serait toujours la même :
Conservons toujours l’ordre établi, ne changeons rien.
Qui peut bien avoir intérêt à de telles idées ? Qui peut au contraire en souffrir ?
Si l’humanité avait suivi de tels principes, en se focalisant, à chaque étape décisive de l’émancipation des peuples, sur des dérives toujours possibles, et en interprétant systématiquement chaque événement dans un sens qui ne prend en compte que les intérêts d’une seule partie de la société, nous serions encore, aujourd’hui, sous l’Ancien Régime.
La question est donc : pourquoi Alexandre Adler, BHL ou Alain Finkielkraut s’inquiètent-ils aujourd’hui de ce qui se passe chez les Arabes ? Ignorent-ils leur propre histoire, ou sont-ils tout simplement incapables de considérer les Arabes et les Musulmans comme leurs semblables ? Est-ce l’émancipation humaine et ses risques qui les effraie – ou bien l’émancipation de certains humains bien précis ?
Ou bien les deux ?
P.-S.
Après avoir écrit ces lignes, et tombant sur un opportun rappel du Bougnoulosophe, je réalise qu’elles sont certainement, en grande partie, inspirées par le souvenir inconscient que j’avais de ces paroles de Gilles Deleuze, qu’on peut entendre dans son Abécédaire – à la lettre R, comme révolution :
« Les Nouveaux Philosophes ont découvert que les révolutions tournaient mal ... Faut vraiment être un peu débile. Ils ont découvert ça avec Staline. Ensuite, la voie était ouverte. Tout le monde a découvert, par exemple, à propos de la révolution algérienne : "Tiens... Elle a mal tourné parce qu’ils ont tiré sur les étudiants". Mais enfin, qui a jamais cru qu’une révolution tournait bien ? Qui ? On dit : "Voyez les Anglais, au moins ils s’épargnent de faire des révolutions." C’est absolument faux ! Actuellement, on vit dans une telle mystification... Les Anglais, ils ont fait une révolution, ils ont tué leur roi. Et qu’est-ce qu’ils ont eu ? Cromwell... Et le romantisme anglais, c’est quoi ? C’est une longue méditation sur l’échec de la révolution. Ils n’ont pas attendu Glucksmann pour réfléchir sur l’échec de la révolution stalinienne. Ils l’avaient.
Et les Américains ? On ne parle jamais d’eux, mais les Américains ont raté leur révolution au moins autant, sinon pire, que les Bolcheviques. Faut pas charrier... Les Américains, même avant la guerre d’Indépendance, ils se présentent comme... mieux qu’une nouvelle nation. Ils ont dépassé les nations, exactement comme Marx le dira du prolétaire. Ils ont dépassé les nations : les nations, c’est fini, ils amènent le nouveau peuple. Ils font la vraie révolution. Et, exactement comme les marxistes compteront sur la prolétarisation universelle, les américains comptent sur l’émigration universelle. C’est les deux faces de la lutte des classes. C’est absolument révolutionnaire. C’est l’Amérique de Jefferson, c’est l’Amérique de Thoreau, et c’est l’Amérique de Melville... Tout ça, c’est une Amérique complètement révolutionnaire qui annonce le nouvel homme, exactement comme la révolution bolchevique annonçait le nouvel homme. Bon, elle a foiré. Toutes les révolutions foirent. Tout le monde le sait : on fait semblant de le redécouvrir, là. Faut être débile !
Alors, là-dessus, tout le monde s’engouffre. C’est le révisionnisme actuel : il y a Furet qui découvre que la révolution française, c’était pas si bien que ça. Très bien, d’accord : elle a foiré aussi, et tout le monde le sait ! La révolution française, elle a donné Napoléon. On fait des découvertes qui, au moins, ne sont pas très émouvantes par leur nouveauté. La révolution anglaise, elle a donné Cromwell... La révolution américaine, elle a donné quoi ? Elle a donné Reagan. Ça ne me parait pas tellement plus fameux.
Alors, qu’est-ce que ça veut dire ? On est dans un tel état de confusion... Que les révolutions échouent, que les révolutions tournent mal, ça n’a jamais empêché, ça n’a jamais fait que les gens ne deviennent pas révolutionnaires ! On mélange deux choses absolument différentes : d’une part, les situations dans lesquelles la seule issue pour l’homme c’est de devenir révolutionnaire, et d’autre part, l’Avenir de la Révolution. Les historiens, ils nous parlent de l’Avenir de la révolution, l’Avenir des révolutions. Mais ce n’est pas du tout la question ! Alors, ils peuvent toujours remonter aussi haut pour montrer que si l’Avenir a été mauvais, c’est que le mauvais était déjà là depuis le début, mais le problème concret, c’est : comment et pourquoi les gens deviennent-ils révolutionnaires. Et ça, heureusement, les historiens ne l’empêcheront pas.
C’est évident que les Africains du Sud, ils sont pris dans un devenir révolutionnaire. Les Palestiniens, ils sont pris dans un devenir révolutionnaire. Si on me dit après : "Vous verrez, quand ils auront triomphé... Si leur révolution réussit, ça va mal tourner !"... D’abord, ce sera pas les mêmes. Ce ne seront pas du tout les mêmes genres de problèmes. Et puis, bon : ça créera une nouvelle situation, à nouveau il y aura des devenirs révolutionnaires qui se déclencheront... L’affaire des hommes, dans les situations de tyrannie, d’oppression, c’est effectivement le devenir révolutionnaire, parce qu’il n’y a pas d’autre chose à faire. Quand on nous dit après "Ah, ça tourne mal", on ne parle pas de la même chose. C’est comme si on parlait deux langues tout à fait différentes : l’Avenir de l’histoire et le devenir actuel des gens, ce n’est pas la même chose. »
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