Facebook est le miroir de nos ambivalences. Et il serait sans
doute utile d’être plus lucide à l’égard de nos propres pratiques si
l’on voulait rendre cohérentes les multiples critiques que nous
adressons aux réseaux sociaux de l’Internet. Un paradoxe, en effet, ne
cesse de traverser notre rapport aux nouveaux mondes numériques. Nos
représentations et nos pratiques ne sont pas simplement désajustées.
Elles font le grand écart.
Nous nous méfions, et ceci de plus en
plus, des risques relatifs à la capture de nos données personnelles par
les grands acteurs commerciaux du web, mais nous continuons toutefois à
nous exposer sans grand scrupule. Nous définissons de plus en plus
l’amitié comme une relation pure et désintéressée, mais nous multiplions
les contacts opportunistes sur les plateformes relationnelles en
appelants «ami» la première personne qui nous clique, nous «like» ou
nous «retweete».
De la quête d'authenticité à l'auto-observation
Nous
sommes en quête d’expériences authentiques, mais pour les vivre, nous
nous auto-observons afin d’en faire le récit sur les réseaux sociaux de
l’Internet. Nous fantasmons la vie réelle comme la seule scène de
rencontres vraies, mais les outils de communication ne cessent de
s’immiscer dans notre vie relationnelle pour la continuer, l’augmenter
et l’étendre.
Il y a quelque chose d’incohérent, et d’une
incohérence qui se sait elle-même fautive, dans les reproches que nous
adressons continuellement aux réseaux sociaux de l’Internet : perte de
temps, bavardage, addiction, faux-amis, désordre de la relation et de la
personnalité, etc.
Ces critiques, le plus souvent, nous les
destinons aux autres. Ce sont eux, les jeunes, les naïfs, les
narcissiques, et non nous, utilisateur conscient et réflexif de
l’Internet, qui se dispersent, se perdent, s’exhibent et vivent des
expériences déréalisées. Cependant, si tout le monde considère que les
autres sont aliénés tout en s’en exonérant, c’est la réalité de
l’aliénation elle-même qui s’évapore.
La multiplication des discours critiques, sans effet sur les comportements
Il
faudrait quand même considérer avec un peu de sérieux le fait que nos
critiques de Facebook sont, à proprement parler, inconséquentes. Certes
une partie de ces critiques, celles relatives au traitement des données
personnelles notamment, ne relèvent pas directement du domaine
d’intervention des individus, mais en revanche de leur capacité
d’influence.
Mais tel n’est pas le cas de beaucoup de ces
insatisfactions dont nous faisons porter la responsabilité aux
plateformes de réseaux sociaux sans jamais songer à s’en désabonner. Si
le discours critique à l’égard de l’Internet emprunte souvent un
vocabulaire disciplinaire (gouvernementalité, rationalisation,
réification, aliénation, etc.) il faut aussi, très prosaïquement, faire
le constat qu’il n’est pas très difficile de desserrer l’étau de ces
nouvelles disciplines. Il suffirait de ne pas… utiliser, répondre dans
l’urgence, s’exhiber sans retenu, accepter les demandes d’amitié
d’inconnus, céder au mimétisme. Il suffirait aussi de bloquer la
publicité sur son navigateur (cela prend à peu près 30 secondes et c’est
très efficace).
Tout se passe comme si la multiplication des
discours critiques était sans effets aucun sur les comportements des
utilisateurs. Comment dès lors comprendre que nous consentions aussi
facilement à mener une vie sociale numérique que nous désapprouvons ?
Les explications structurales par l’aliénation sont démenties par la
plupart des enquêtes qui montrent que le niveau d’expertise critique des
individus à l’égard des plateformes relationnelles augmente avec la
fréquence et la densité de leur pratique.
Les explications par le
calcul rationnel, les individus faisant un arbitrage entre coûts et
bénéfices estimés de leur pratique de Facebook, proposent un modèle
d’acteur hyper-conscient peu réaliste. Aussi faut-il proposer une
explication plus agile susceptible de s’introduire dans l’étau peu
questionné de nos hypocrisies. Car l’écart de plus en plus tendu qui
sépare nos représentations d’une vie sociale désirable et la réalité de
nos pratiques relationnelles participe de la même cause.
Imaginaire libéral de l’individualisme
Ce
qui nous pousse vers Facebook est aussi ce qui nous fait nous en
méfier. C’est dans le processus continue d’individualisation expressive
de nos identités, phénomène qui s’est mis en route dans les sociétés
occidentales dans les années 70’s, que s’enracine à la fois le désir de
relations sociales pures et authentiques et le souci accru de gérer son
capital social comme une micro-entreprise personnelle.
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La
réalité est que Facebook nous confronte à ce que nous percevions plus
ou moins tacitement sans jamais le voir aussi clairement : notre vie
sociale est complexe, nos identités sont multiples, nos trajectoires de
vie sont heurtées, la recherche d’efficacité s’est introduite dans notre
carnet d’adresse, les liens forts nous ennuient alors que les liens
faibles nous excitent, nous avons le désir d’exprimer ce qui fait notre
singularité et de la faire reconnaître à un public de plus en plus
large… Facebook nous met face à la réalité, interdépendante, multiple,
mobile de notre vie sociale alors que nous rêvons d’une vie
relationnelle stable, ancrée et profonde.
Le développement de
l’imaginaire individualiste dans nos sociétés valorise l’idée que
l’autonomie des individus passe par l’émancipation de toutes contraintes
pesant sur nos choix, nos décisions et nos comportements. Que notre vie
sociale, notre identité et notre sociabilité, puisse être soumises à
des contraintes techniques, sociales ou relationnelles est toujours
perçu comme une altération de notre individualité.
À idéaliser le
fait que nos choix d’individus devraient être des décisions purement
internes aux personnes et qu’elles ne doivent rien à leur environnement
externe, nous entretenons une illusion permanente, et constamment déçue,
sur la réalité de notre vie sociale. L’exacerbation de cette tension
dans l’imaginaire libéral de l’individualisme contemporain est justement
ce à quoi confronte l’expérience à la fois enthousiaste et malheureuse
de Facebook.
Note : Dominique Cardon est sociologue au Laboratoire des usages (Orange Labs), et au LATTS (Université Marne la vallée-Paris Est) - article du 19/3/2013 -
Photo : Le logo de Facebook (Photo Karen Bleier. AFP)
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