mercredi 24 septembre 2014

Comment Israël « forme » des journalistes étrangers

Vinciane Jacquet    

Du 30 août au 4 sep­tembre s’est déroulée à Tel-​​Aviv une for­mation tous frais payés par le gou­ver­nement israélien pour « apprendre à parler d’un conflit de manière neutre et pro­fes­sion­nelle ». Au pro­gramme, des confé­rences sur le ter­ro­risme et les sujets mili­taires et poli­tiques, un « tour stra­té­gique » de Jéru­salem et des zones de conflit, et des ren­contres et échanges avec des leaders poli­tiques, des uni­ver­si­taires et des jour­na­listes israé­liens. Trente jour­na­listes du monde entier, triés sur le volet, y ont participé.  

« Les conflits sont partout. Notre vrai défi est d’en parler » : c’est sous ce slogan attrayant qu’une for­mation de cinq jours tous frais payés à Tel-​​Aviv, le Media In Conflicts Seminar (MICS), est pro­posée à de jeunes jour­na­listes du monde entier pour les inviter à adopter une vision plus « objective » des agis­se­ments d’Israël. Une action de la hasbara [1] très dis­crè­tement financée par le gou­ver­nement de Benyamin Nétanyahou.

Les sauveurs de la Palestine

« Je préfère que la Palestine devienne terre d’Israël, plutôt que de la voir tomber aux mains du Hamas », les orga­ni­sa­teurs du sémi­naire « médias en conflit » pré­viennent que l’interview est « off ». Ce Pales­tinien ne donnera pas son nom. Il craint pour sa vie. Il explique que si « cer­taines per­sonnes » venaient à apprendre ce qu’il pense, il serait menacé de mort. Il tra­vaille dans le bâtiment, « avec des Arabes et des juifs, et tout va bien », assure-​​t-​​il. Selon lui, cette situation et les morts qui s’accumulent depuis des années sont la faute du Hamas qui utilise les gens de Gaza comme bou­cliers humains. La réso­nance avec le dis­cours entretenu par l’armée israé­lienne laisse perplexe.
Parmi les seize inter­ve­nants du MICS, trois sont des Pales­ti­niens, et les trois sou­tiennent la poli­tique d’Israël. Là est toute l’étendue de l’« impar­tialité » pro­posée par la for­mation. Le message est asséné tous les jours : Israël nous sauvera tous. Barak Raz est un ancien porte-​​parole de l’armée israé­lienne et un ancien chef d’opérations mili­taires. Il est pré­senté dans le sémi­naire comme « un fier sio­niste qui aime à l’occasion par­tager ses pensées et ses impres­sions sur la situation en Israël et dans le monde ». Il assure que « Mahmoud Abbas et le Fatah savent très bien que seul Israël peut main­tenir l’ordre et la sécurité en Cis­jor­danie. C’est pour cette raison qu’ils nous laissent inter­venir ». La pers­pective israé­lienne est défensive et pro­tec­trice, et leur armée est une « force de défense » [2]. Miri Eisin, colonel à la retraite et aujourd’hui pro­fes­seure de géo­po­li­tique, explique qu’Israël a besoin de dif­fuser ce message car les médias étrangers, en choi­sissant de ne montrer qu’une face du conflit, dési­gnent les Israé­liens comme les enva­his­seurs. « Si vous choi­sissez, sur une pho­to­graphie, de montrer des soldats et des chars, vous choi­sissez de montrer l’occupation. Vous émettez donc l’hypothèse qu’il y a de la vio­lence à cause de cette occu­pation. En revanche, si vous choi­sissez de montrer les bombes du Hamas, vous montrez la vio­lence et sup­posez que l’occupation est néces­saire pour com­battre cette vio­lence. Mal­heu­reu­sement, les médias occi­dentaux ont décidé de montrer seulement l’occupation ».
Pourtant Israël est là pour Gaza. Sharon Banyan, ancien officier de l’armée qui a démis­sionné en octobre 2013 a tou­jours d’étroites rela­tions avec le corps mili­taire et aime mettre en avant les efforts qui sont faits pour sou­tenir les Pales­ti­niens. « Nous leur avons laissé la plus belle partie de la côte », dit-​​elle. « Nous leur avons permis de construire des hôtels de luxe en bord de plage, et vous pourrez les voir si vous y allez ». Elle insiste ensuite sur la façon dont le Hamas détruit tous ces efforts et trans­forme la vie des habi­tants en cau­chemar : « La cen­trale d’Ashkelon fournit à Gaza toute l’électricité dont elle a besoin. Et pourtant les com­bat­tants du Hamas en ont fait une cible légitime et ont essayé d’y envoyer des mis­siles plu­sieurs fois ». Schlomi Fogel est un homme d’affaires influent qui affirme qu’Israël assure éga­lement son soutien à l’ensemble des pays arabes grâce à des rela­tions com­mer­ciales qui repré­sentent plus de cinq mil­liards de dollars. « En tant que jour­na­listes, vous devez faire attention à ce qui se passe sous la table », conseille-​​t-​​il.

Cet enfant qui doit mourir

Les jour­na­listes occi­dentaux en prennent pour leur grade. Paul Hirschson, porte-​​parole du ministère israélien des affaires étran­gères, assène que « ce qui s’est passé à Gaza n’était pas du jour­na­lisme. Des ques­tions élé­men­taires n’ont pas été posées, ils [les jour­na­listes] savaient qu’ils ne fai­saient pas leur travail cor­rec­tement ». Hirschson fait notamment réfé­rence aux enfants de Gaza. « Per­sonne, parmi l’IDF, ne veut tuer des inno­cents », déclare Arie Sharuz Sha­licar, porte-​​parole auprès de l’Union euro­péenne. « Mais nous y sommes forcés. Quel autre choix avons-​​nous lorsque nous les voyons courir vers nous avec une ceinture d’explosifs à la taille ? », continue-​​t-​​il. Pho­to­gra­phies à l’appui, les confé­ren­ciers mettent en cause le Hamas et l’utilisation indigne de leurs propres familles comme bou­cliers humains. Les mis­siles se trouvent sur la ter­rasse d’un bâtiment avoi­sinant une école, un hôpital, un centre des Nations-​​Unies…
Boaz Ganor, fon­dateur et directeur de l’Institut inter­na­tional pour le contre-​​terrorisme, ajoute qu’« il ne connait pas une seule armée au monde qui ait dû faire face à une situation de cette com­plexité ». Bien triste, mais légitime et inévi­table selon tous les porte-​​paroles de l’armée. Le but de chaque opé­ration mili­taire israé­lienne n’est pas d’assassiner les têtes blondes de leurs voisins, mais de pro­téger les leurs. Banyan, lors de la visite des par­ti­ci­pants au sémi­naire à Sderot, insiste : « Lorsque la sirène retentit, vous n’avez qu’une poignée de secondes pour choisir quel enfant vous voulez sauver. Si vous avez trois enfants, jouant à trois endroits dif­fé­rents, vous n’aurez pas le temps d’aller tous les chercher ; c’est une situation insup­por­table à vivre. » Dis­cours rôdé répété mot pour mot par plu­sieurs inter­ve­nants et sau­poudré du témoi­gnage poi­gnant de parents ayant perdu leur fils ou leur fille. Nulle mention des abris anti-​​missiles construits dans chaque maison de Sderot. Nulle pré­sence des parents pales­ti­niens ayant perdu un ou plu­sieurs enfants. La com­passion et l’empathie deviennent des armes au service de la légi­ti­mation de l’action militaire.
La « for­mation » devient digne des plus grandes cam­pagnes poli­tiques. Les orga­ni­sa­teurs se disent étu­diants ou anciens étu­diants inté­ressés par les rela­tions inter­na­tio­nales. Mais qui paie les cinq jours tous frais payés (à l’exception du billet d’avion pour se rendre à Tel-​​Aviv), avec bus privé affrété tous les jours et séjour dans un hôtel à 150 dollars par jour ? Sans compter que devant le micro, ce sont pour la plupart des mili­taires haut-​​gradés, des porte-​​paroles ou d’anciens porte-​​paroles de l’armée qui se relaient.
Ce sémi­naire dit « pro­fes­sionnel » a en fait débuté en 2009, à l’initiative d’anciens membres de Stand­WithUs Israel, un groupe anti-​​palestinien basé aux Etats-​​Unis et géné­reu­sement soutenu par Israël à coups de plu­sieurs mil­lions de dollars. Le projet est approuvé et reçoit la col­la­bo­ration finan­cière du ministère de la diplo­matie (aujourd’hui englobé dans les ser­vices du premier ministre). En 2012, un rapport du Molad notait, se référant au MICS, que « le ministère de la diplo­matie organise un sémi­naire annuel […] pour des membres des médias et des jour­na­listes euro­péens en vue de déve­lopper des liens plus intimes et per­sonnels qui encou­ragent une attitude plus positive à l’égard de la poli­tique inté­rieure et étrangère d’Israël ». Dans un article de 2010, « Conflict Reporting 2010 : Lessons from Israel », Howard Hudson, ancien éditeur au Centre européen de jour­na­lisme, men­tionnait que les diplômes reçus à la fin de la for­mation por­taient le sceau du ministère de la diplo­matie. La « céré­monie » de remise des diplômes a tou­jours lieu, autour d’un buffet-​​traiteur accom­pagné de verres de vin rouge et blanc. Mais le sceau du ministère a disparu. Tout comme les com­mu­niqués de presse offi­ciels qui approu­vaient le pro­gramme du MICS. Restent l’ambiance estu­diantine et le sen­timent for­mi­dable d’appartenance à une même com­mu­nauté, cultivés avec enthou­siasme et loyauté par les étu­diants d’Herzliyya.

Une gentille communication

Et à force de bons sen­ti­ments, le sémi­naire se trans­forme en camp d’été. Les 18 jour­na­listes venus du monde entier, sélec­tionnés parmi plus de 300 can­didats, ont entre 20 et 30 ans. La plupart sont à peine sortis de l’école, d’autres en sont au début de leur car­rière. Ils arrivent frais et pleins d’enthousiasme devant des orga­ni­sa­teurs du même âge. L’ensemble fait un peu colonie de vacances ; les « monos » rap­pellent à l’ordre ces jeunes « piou­pious » excités qui ne savent pas se tenir.
Israël, vers laquelle tous les yeux sont braqués depuis des décennies, est la terre promise pour le reporter en herbe qui n’a jamais mis un pied en zone de guerre. Quelle fierté d’y être ! Et pourtant. Les heures de confé­rences s’enchaînent, mais très peu parmi les audi­teurs prennent des notes. Très peu de mains se lèvent pour pro­tester contre les dis­cours assénés. L’oreille semble attentive, c’est déjà bien assez. Tout le monde garde ses forces pour les sorties du soir. Selfies, tournée des pubs et dîner-​​pizzas initiés par les jeunes cadres dyna­miques de la capitale israé­lienne font oublier les bombes qui pleu­vaient sur Gaza il y a à peine quelques semaines.
Parce qu’au fond, ils ont l’air gentil ces Israé­liens. Fi de vio­lence dans les paroles, ils sont pré­ve­nants, attentifs, aux petits soins. Res­pec­tueux de tous. D’ailleurs « Israël n’a jamais violé les droits civils des Pales­ti­niens en 60 ans », clame l’avocat Elyakim Haetzni. Là, quand même, les piou­pious se réveillent. Murmure dans la salle. Mais pas plus, il ne fau­drait pas casser la bonne ambiance entre nous. Cela aura été l’unique véhé­mence jour­na­lis­tique de la semaine. Le sémi­naire se termine. Seuls deux par­ti­ci­pants sur 18 y attachent une ten­tative claire de pro­pa­gande sio­niste. Parmi les 16 autres, on arbore fiè­rement l’attestation de réussite reçue lors de la céré­monie de clôture. Aucun esprit cri­tique, aucune réflexion per­son­nelle de la part de ceux qui sont pré­sentés comme les « plumes » de demain.

Israël et sa stra­tégie de « com­mu­ni­cation gen­tille » peuvent se féli­citer de leur succès. Et nous, nous inquiéter de cette trop facile mani­pu­lation des jeunes cer­veaux du monde des médias.

Notes

[1] NDLR. La hasbara, mot hébreu qui signifie « expli­cation » ou « éclair­cis­sement », désigne la poli­tique de com­mu­ni­cation et de pro­pa­gande israé­lienne menée auprès de l’opinion internationale.
[2] NDLR. L’armée israé­lienne est appelée « armée de défense d’Israël », ce qui se traduit en hébreu par l’acronyme Tsahal, ou encore « forces de défense d’Israël » (Israel defense Forces, IDF).

Source : Orientxxi.info

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