
« La seule chose qu’on n’a pas essayée, c’est de faire confiance aux entreprises. »
Ah ! la riche idée : faire confiance aux « entreprises »…
Faire
confiance au preneur d’otages en se jetant dans ses bras, persuadé sans
doute que l’amour appelle invinciblement l’amour — et désarme les
demandes de rançon. Mais le pire, dans toute cette affaire, c’est peut-être l’irrémédiable inanité de la stratégie de M. Hollande et de ses conseillers, esprits entièrement colonisés par la vue Medef du monde et qui n’ont d’autre point de départ de toutes leurs réflexions que la
prémisse, l’énoncé princeps du néolibéralisme, il est vrai répété
partout, entré dans toutes les têtes sur le mode de l’évidence
indubitable : « Ce sont les entreprises qui créent l’emploi. », cet
énoncé, le point névralgique du néolibéralisme, est la chose dont la
destruction nous fait faire un premier pas vers la sortie de la prise
d’otages du capital.
Les entreprises
n’ont aucun moyen de créer par elles-mêmes les emplois qu’elles
offrent : ces emplois ne résultent que de l’observation du mouvement de
leurs commandes, dont, évidemment, elles ne sauraient décider
elles-mêmes, puisqu’elles leur viennent du dehors — c’est-à-dire du bon
vouloir dépensier de leurs clients, ménages ou autres entreprises.
Dans un éclair
de vérité fulgurant autant qu’inintentionnel, c’est M. Jean-François
Roubaud, président de la Confédération générale des petites et moyennes
entreprises (CGPME), qui a vendu la mèche, qui déballe tout sans malice
ni crier gare : « Encore faut-il que les carnets de commandes se remplissent… », répond-il en toute candeur à la question de savoir si « les entreprises sont prêtes à embaucher en échange ».
Ce n’est pas faux, Roubaud ! Si les entreprises produisaient
elles-mêmes leurs propres carnets de commandes, la chose se saurait
depuis un moment, et le jeu du capitalisme serait d’une déconcertante
simplicité. Mais non : les entreprises enregistrent des flux de
commandes sur lesquels elles n’ont que des possibilités d’induction
marginale (et, à l’échelle agrégée de la macroéconomie, aucune
possibilité du tout), puisque ces commandes ne dépendent que de la
capacité de dépense de leurs clients, laquelle capacité ne dépend
elle-même que de leurs carnets de commandes à eux, et ainsi de suite
jusqu’à se perdre dans la grande interdépendance qui fait le charme du
circuit économique.
À quelques variations près,
réglées par la concurrence intersociétés, la formation des carnets de
commandes, dont M. Roubaud nous rappelle — pertinemment — qu’elle décide
de tout, ne relève donc pas des entreprises individuellement, mais du
processus macroéconomique général. Passives face à cette formation de
commandes, qu’elles ne font qu’enregistrer, les entreprises ne créent
donc aucun emploi, mais ne font que convertir en emplois les demandes de
biens et de services qui leur sont adressées, ou qu’elles anticipent.
Là où l’idéologie patronale nous invite à voir un acte démiurgique
devant tout à la puissance souveraine (et bénéfique) de l’entrepreneur,
il y a donc lieu de voir, à moins grand spectacle, la mécanique
totalement hétéronome de l’offre répondant simplement à la demande
externe.
On dira cependant
que les entreprises se différencient, que certaines réduisent mieux
leurs prix que d’autres, innovent davantage, etc. Ce qui est vrai. Mais
qui n’a d’effet, in fine, que sur la répartition entre elles toutes de
la demande globale… laquelle demeure irrémédiablement bornée par le
revenu disponible macroéconomique. Ne peut-on pas aller chercher
au-dehors un surplus de demande au-delà de la limite du revenu interne ?
Oui, on le peut. Mais le cœur de l’argument n’en est pas altéré pour
autant : les entreprises enregistrent, à l’export comme à domicile, des
demandes que, par construction, elles ne peuvent pas, individuellement,
contribuer à former, et elles se borneront (éventuellement) à convertir
ces commandes en emplois. Aucun geste « créateur » du type de celui que
revendique l’idéologie patronale là-dedans. Les entrepreneurs et les
entreprises ne créent rien, en tout cas en matière d’emploi — ce qui ne
veut pas dire qu’elles ne font rien : elles se font concurrence pour
capter comme elles peuvent des flux de revenu-demande et font leur
boulot avec ça.
Tout cela signifie que nous n’avons pas à déférer à toutes leurs extravagantes demandes au motif qu’elles détiendraient le secret de la « création des emplois ».
Elles ne détiennent rien du tout. Mais si l’emploi n’est pas créé par
les entreprises, par qui l’est-il donc, et à qui devraient aller nos
soins ? La réponse est que le « sujet » de la création des emplois n’est
pas à chercher parmi les hommes ; en vérité, le sujet est un non-sujet,
ou, pour mieux dire, la création des emplois est l’effet d’un processus
sans sujet, un processus dont le nom le mieux connu est la conjoncture
économique — terrible déception de ceux qui attendaient l’entrée en
scène d’un héros. La conjoncture économique est en effet ce mécanisme
social d’ensemble par quoi se forment simultanément revenus, dépenses
globales et production. Elle est un effet de composition, la synthèse
inassignable de myriades de décisions individuelles, celles des ménages
qui vont consommer plutôt qu’épargner, celles des entreprises qui
lanceront ou non des investissements. Drame pour la pensée libérale
héroïsante : il faut avoir la sagesse intellectuelle de s’intéresser à
un processus impersonnel.
Mais s’y intéresser,
on le peut, et très concrètement, même ! Car la conjoncture est un
processus qui, dans une certaine mesure, se laisse piloter. C’est
précisément l’objet de cette action qu’on appelle la politique
macroéconomique. Mais, de cela, le gouvernement « socialiste », ligoté
consentant aux contraintes européennes, a manifestement abdiqué toute
velléité. Il ne lui est alors plus resté qu’à dévaler avec tout le monde
la pente de l’idéologie libérale entrepreneuriale
pour former le puissant raisonnement selon lequel « si ce sont les
entreprises qui créent les emplois, alors il faut être très gentil avec
les entreprises ».
Reconnaissons
qu’à la profondeur où cette ânerie est désormais enkystée, mesurable à
la vitesse éclair à laquelle elle vient à la bouche de l’éditorialiste
quelconque, le travail d’éradication va demander du temps. Mais la
politique se portera mieux, c’est-à-dire un peu plus rationnellement,
quand ses discours commenceront à être à peu près purgés de toutes les
contrevérités manifestes, et manifestement attachées à un point de vue
très particulier sur l’économie, et quand les schèmes de pensée
automatique que ces contrevérités commandent auront été désactivés.
Les entreprises ne créent pas l’emploi :
elles « opèrent » l’emploi déterminé par la conjoncture. Si on veut de
l’emploi, c’est à la conjoncture qu’il faut s’intéresser, pas aux
entreprises. Mais faire entrer ça dans une tête « socialiste »… Il est
vrai que, parmi le programme chargé des conversions symboliques à
opérer, il y a à défaire l’habitude irréfléchie qui consiste à donner le
Parti socialiste pour la gauche et à donner (très inconsidérément) de
la gauche au Parti socialiste. Alors que, rappelons-le, et il met
d’ailleurs assez d’effort comme ça pour qu’on n’en doute plus et qu’on
puisse l’en « créditer », le Parti socialiste, c’est la droite, mais une
droite complexée.
À propos de laquelle, d’ailleurs, du train où vont
les choses, il va bientôt falloir se demander ce qu’il lui reste
exactement de complexes…
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