Je
participais sur RMC, le mercredi 22 juillet, au « Conseil des Grandes
Gueules » qui réunit, chaque mercredi, de 12 h à 13 h, trois invités
politiques pour débattre de l’actualité du jour à la sortie du Conseil
des Ministres.
Après
l’habituel échange sur les affaires courantes (cette semaine :
agriculteurs en colère, interdiction du flashball, buralistes et paquets
de cigarettes neutres) j’ai dû commenter, suivant le déroulé habituel
de l’émission, une « déclaration choc de l’actualité » qui m’était
réservée : Obama se réjouissant du rétablissement des relations
diplomatiques des Etats-Unis avec Cuba. Immédiatement m’a été posée « la
question qui tue » : « Est-ce que Cuba est une dictature ? ».
Sans
hésiter, j’ai répondu « non, absolument pas ». Si la question ne m’a
pas « tué », la réponse a quant à elle fait l’effet d’une bombe à
fragmentation, d’abord dans le studio, et ensuite paraît-il sur certains
réseaux sociaux.
« Mais enfin, André Chassaigne, comment pouvez-vous dire une chose pareille ! ».
Ces quelques mots du journaliste, sincèrement choqué, ont suffi pour
que je mesure les dégâts faits dans les têtes par la propagande
distillée depuis des années par les forces libérales et leurs porte-voix
médiatiques. Une bataille ininterrompue qui a secrété au fil du temps
une vision complètement déformée de la réalité cubaine, avec l’objectif
de déconsidérer aux yeux du monde l’édification d’une société nouvelle
et d’un état souverain par un peuple de 11,2 M d’habitants, et sur une
île si proche des Etats-Unis.
Face
à la conviction, souvent de bonne foi, que le peuple cubain est sous le
joug d’une dictature familiale le maintenant dans la misère, il faut
donc prendre le temps d’expliquer ce qu’il en est. Rappeler tout d’abord
le contexte particulier qui a pu conduire, ce que je n’ai pas nié, à
des atteintes aux libertés :
-
Les 4 siècles de colonialisme et la lutte historique pour
l’indépendance de l’île, de la guerre contre l’occupant espagnol à sa
vassalisation, dès 1898, par les Etats-Unis qui n’ont jamais pu
admettre que Cuba sorte de sa sphère d’influence, jusqu’à occuper
illégalement l’espace stratégique que représente la baie de Guantanamo.
-
Le processus révolutionnaire dans un pays qui avait été rongé par
l’exploitation et l’injustice, avec une détermination et une exigence
d’unité qui ont conduit au rôle dirigeant du Parti et à la
présidentialisation du système politique, en lien avec la mobilisation
populaire pour maintenir la souveraineté de Cuba.
-
Une île des Caraïbes à 150 km seulement de la plus grande puissance
capitaliste et impérialiste, qui a multiplié agressions militaires,
attentats contre Fidel Castro, actions terroristes et plans de
déstabilisation.
Quant
aux difficultés économiques et à la pauvreté de la population, il faut
aussi prendre en compte les conditions dans lesquelles Cuba a dû se
développer :
-
Un blocus économique et financier, en violation du droit international,
que les Etats-Unis n’ont eu de cesse de renforcer, destiné à asphyxier
l’économie et tout développement social pour donner « le coup de grâce »
à la révolution cubaine.
-
Les conséquences de la disparition de l’Union Soviétique avec un
effondrement de 33 % du PIB cubain en 1990, dû à la pénurie de pétrole
et de pièces de rechanges ainsi qu’à l’arrêt de multiples
investissements.
-
Le coût des aléas climatiques, qui se chiffre à plusieurs milliards
après un cyclone (10 milliards de dollars pour la seule année 2008 sur
un PIB de 60 milliards).
Et
surtout, il faut souligner, dans ce contexte, les résultats malgré tout
remarquables de la révolution cubaine. Loin d’être exhaustif, j’en
retiens trois :
-
Le parti pris de la jeunesse et des personnes âgées, avec une politique
d’éducation universellement reconnue et des résultats exemplaires en
matière de santé.
-
La production agricole qui se développe dans le respect de
l’environnement, tout en enregistrant désormais une forte croissance
après des années catastrophiques.
-
Au risque de surprendre, et malgré ses imperfections, je citerai aussi
une pratique démocratique qui bouscule notre vision figée du modèle
d’une « démocratie occidentale » conduisant à l’alternance de grands
partis défendant l’ordre libéral et au renoncement de la population par
une abstention massive.
Les
arguments ne manquent donc pas pour ceux qui connaissent vraiment Cuba.
Mais si ces explications parviennent à ébranler, elles ne suffisent pas
toujours à convaincre.
« La lucidité est la blessure la plus rapprochée du soleil »
écrivait René Char. Il faut donc être lucide sur l’état actuel de Cuba,
ne rien cacher des réalités et donc en aucun cas occulter les erreurs
et les échecs. Raùl Castro lui-même a maintes fois exprimé sa volonté « d’éradiquer les erreurs commises en plus de cinquante ans depuis le 1er janvier 1959, et les nouvelles qui peuvent se produire à l’avenir ».
Certes,
la critique est plus difficile à exprimer pour l’observateur extérieur
que je suis sans s’ériger en donneur de leçons ! Pour autant, il faut
bien parler de la bureaucratie paralysante au service d’une
centralisation excessive, de l’absence de motivations due à un
collectivisme stérilisant les énergies, des difficultés à se nourrir et
de la réalité d’un quotidien faisant de la débrouille un sport national,
de cette obsession des autorités qui fait de tout opposant un espion
américain, d’un culte excessif des figures légendaires que sont Fidel
Castro et davantage encore Che Guevara. Car, dire aussi ces réalités
permet de chercher le pourquoi, d’analyser et réfléchir aux évolutions
possibles, et au final de mieux comprendre les choix actuels du pouvoir
cubain. Je pense plus particulièrement à « l’actualisation du modèle
économique » mise en chantier en 2011, avec des réformes murement
réfléchies, engagées « sin prisa, pero sin pausa » (sans
précipitation mais sans pause), et une évaluation permanente de leur
effet sur le mieux vivre de l’ensemble de la population.
L’actualité
nous conduit aussi à nous interroger sur la prédiction largement admise
que le régime s’écroulera dès que les Américains et leurs dollars
mettront à nouveau les pieds sur l’île, pourrissant de l’intérieur la
« pureté révolutionnaire ». Le risque n’est en effet pas à écarter quand
on connaît la définition de la liberté et de la conception du bonheur
des peuples, portée par les banques et les entreprises américaines !
C’est la perspective d’une île livrée à un capitalisme conquérant, d’une
jeunesse cubaine se jetant dans le miroir aux alouettes de la société
marchande, de dirigeants se reconvertissant comme tant d’apparatchiks
communistes après l’effondrement du bloc soviétique.
Si
j’ai conscience des difficultés à s’adapter à une situation nouvelle,
je ne m’associe pas à cette chronique d’une mort annoncée. La société
cubaine d’aujourd’hui est construite sur des bases solides. L’éthique de
ses dirigeants et la maturité du peuple cubain génèrent une
intelligence collective pas prête d’être balayée par les vents de
l’ouest venus du grand voisin yankee !
Dans
la nouvelle phase du développement cubain, au cœur de l’affrontement
idéologique des systèmes politiques, la « main invisible » du marché et
le mécanisme de rentabilité maximale des capitaux ne seront pas en
terrain conquis. Dans cette évolution du monde et le constat de l’échec
patent, malgré ses multiples recyclages, de la vieille théorie
économique libérale, Cuba dispose d’un atout appréciable : elle n’est
pas isolée. Les gouvernements progressistes latino-américains ont initié
des politiques qui valorisent un nouveau type de développement où
l’humain, la souveraineté nationale et la coopération réduisent le rôle
du marché au profit d’un nouvel ordre économique et social.
À l’heure
d’une intégration européenne dévastatrice pour les peuples et la
souveraineté des états, l’ALBA (Alternativa Bolivariana para las
Americas) fait la preuve que des voies de coopération d’un type nouveau,
équilibré et solidaire sont possibles, à l’opposé de l’intégration
libérale. En s’attaquant à une dictature, bien réelle celle-ci, celle de
l’argent, ils nous ouvrent un chemin…
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