Notre refus d’admettre le coût humain de notre violence nous rend aveugles face à la malveillance de l’impérialisme américain.
Selon le Pentagone, les frappes
aériennes menées par les États-Unis contre l’État islamique (EI) n’ont
tué que deux civils, tous deux des enfants, « probablement en Syrie ».
Un récent rapport publié par le groupe à but non lucratif Airwars,
qui recense les frappes aériennes de la coalition au Moyen-Orient,
dénombre jusqu’à 591 pertes civiles dans plus de 50 accidents crédibles
sur 5 600 frappes aériennes.
En 1928, lorsqu’Arthur Ponsonby, un politicien britannique, a
affirmé : « quand la guerre est déclarée, la vérité est la première
victime », il n’a pas précisé ce que pourrait être cette « vérité »
déformée. Si l’on examinait toutes les guerres dans lesquelles les
États-Unis se sont engagés dans l’histoire contemporaine, on pourrait
toutefois conclure que les premières victimes sont les civils.
Le gouvernement américain et ses personnalités médiatiques toujours
fiables et consensuelles ne discutent, ne débattent ou ne s’attardent
que très rarement, voire jamais, sur les pertes civiles. Faire cela
reviendrait à reconnaître nos propres péchés. Et reconnaître nos péchés
reviendrait à admettre que les États-Unis sont aussi barbares et
incultes que ceux qu’ils considèrent comme une menace existentielle.
« Quand des ennemis commettent des crimes, ce sont des crimes. Nous
pouvons d’ailleurs les exagérer et mentir à leur sujet avec une impunité
totale », déclare Noam Chomsky lors d’une interview publiée dans
Imperial Ambitions : Conversations in a Post-9/11 World. « Quand nous
commettons des crimes, ils n’ont pas eu lieu. »
Même si l’on regroupe les pertes civiles engendrées par les
États-Unis sous le terme terriblement euphémique de « dommages
collatéraux », la moindre des choses serait de les recenser avec
précision. Mais les États-Unis ont, et c’est le moins que l’on puisse
dire, des antécédents en ce qui concerne la sous-estimation des pertes
civiles, voire la dissimulation volontaire de la vérité.
En 2004, le New York Times a diffusé des extraits d’enregistrements
de conversations entre le président Nixon et le secrétaire d’État Henry
Kissinger. Dans un de leurs échanges, Kissinger déclare qu’il souhaite
« balayer sous le tapis » le massacre de My Lai, au cours duquel des
marines américains ont massacré 500 civils en 1969.
Face à l’échec prolongé de la campagne aérienne au nord du Viêt Nam
et contre le Viêt Công au sud, le président Nixon exprime sa frustration
avec colère : « non seulement nos troupes ne sont pas imaginatives,
mais elles ne savent faire qu’une chose : bombarder sans arrêt la
jungle », indique-t-il. « Elles doivent y aller ! Elles doivent
s’enfoncer dans la jungle ! Je veux qu’ils tirent dans tous les sens. Je
veux qu’ils y aillent avec de gros avions, de petits avions, tout ce
qu’ils peuvent. Donnons-leur un petit choc. »
Henry Kissinger transmet immédiatement l’ordre au Pentagone :
« bombardements massifs sur le Cambodge. Tout ce qui vole fonce sur tout
ce qui bouge ».
Noam Chomsky indique que cet épisode est l’« appel le plus explicite à
ce que nous qualifions de génocide, lorsque d’autres en sont
responsables, qu’il m’ait été donné de voir dans toute l’histoire ».
Plus qu’un jeu de nombres
Plus qu’un jeu de nombres
Mais alors, combien de civils les États-Unis ont-ils assassinés au
Viêt Nam et au Cambodge ? Tout dépend de la source choisie. Selon les
« archives officielles » du gouvernement américain, le bilan s’élèverait
à environ 2 millions. Mais si vous demandez aux ONG qui comptabilisent
le nombre de pertes civiles, le bilan avoisine plutôt les 4 millions.
Si l’écart est important entre 2 et 4 millions, il est encore plus
élevé entre ces 4 millions et le nombre de pertes civiles que les
Américains moyens estiment avoir engendrées par le biais de leurs
opérations militaires au Viêt Nam. Les auteurs de The Gulf War : A Study
of the Media, Public Opinion, and Public Knowledge ont demandé aux
Américains d’estimer le nombre de Vietnamiens ayant été tués pendant la
guerre. La réponse moyenne était de 100 000, soit 5 % des estimations
américaines officielles et 2,5 % des estimations plus vraisemblables.
Évidemment, les chiffres officiels et les estimations crédibles
mentionnés ci-dessus n’incluent pas les 500 000 personnes dont on estime
qu’elles ont succombé à une mort lente et douloureuse au cours des
décennies qui ont suivi la guerre suite à l’exposition à des armes
chimiques telles que l’« agent orange » et d’autres dioxines.
Plus récemment, entre 2003 et 2010, l’invasion et l’occupation de
l’Irak par les États-Unis se sont caractérisées par la manipulation des
chiffres relatifs au nombre de morts irakiens par les représentants de
l’administration Bush. Lors d’une conférence de presse en 2005, le
président Bush a été interrogé sur le nombre de morts en Irak. Avec le
ton confus et condescendant qui le caractérise, M. Bush a répondu que
seuls « 30 000 citoyens irakiens » avaient été tués au cours du conflit
jusque-là.
Lancet, un journal médical britannique très réputé, a toutefois
publié en novembre 2004 une « étude épidémiologique » qui concluait que
plus de 100 000 Irakiens avaient trouvé la mort lors d’« opérations
violentes » depuis l’invasion. En 2006, deux sondages réalisés auprès
des ménages, méthode considérée comme la plus précise pour recenser les
pertes, estiment qu’entre 400 000 et 650 000 personnes auraient été
tuées en Irak, ridiculisant ainsi l’estimation fournie par George W.
Bush.
« Ce manque d’attention pour les pertes civiles lors des guerres
menées par les Américains ne se limite pas à l’Irak », affirme John
Tirman, auteur de The Deaths of Others : The Fate of Civilians in
American Wars. « Très peu de signes montrent que le public américain
accorde de l’intérêt aux personnes qui vivent dans les nations où nous
intervenons militairement. »
John Tirman compare l’indifférence des Américains envers les pertes
civiles à ce que les psychologues sociaux appellent la « croyance en un
monde juste », qui part du principe que « les êtres humains supposent
que le monde est ordonné et rationnel. Lorsque ce "juste monde" est
perturbé, nous avons tendance à considérer cet événement comme une
aberration ». Lorsque la guerre commence à mal tourner pour les
États-Unis, les Américains ont tendance à « ignorer, voire à blâmer les
victimes ».
L’indifférence des États-Unis
L’indifférence des États-Unis vis-à-vis des pertes civiles trouve
également ses racines dans le racisme qui s’exprime par l’intermédiaire
de ce que l’historien de la culture Richard Slotkin appelle « le mythe
de la Frontière », qui part du principe que les États-Unis essaient en
permanence de soumettre un « ennemi sauvage » et qui régit la manière
dont les Américains se perçoivent et voient le monde qui les entoure.
« L’ennemi sauvage tue et terrorise sans limites [...] afin d’exterminer
ou de chasser la race civilisée [et] la race civilisée apprend à
riposter en conséquence. Un cycle de massacres et de vengeances se met
alors en place et pousse les deux parties vers une guerre
d’extermination », écrit-il.
L’indifférence vis-à-vis des « sauvages » étrangers et de la
souffrance est même codifiée au sein du système éducatif public
américain. Susan Fujita, professeur adjoint d’histoire contemporaine
américaine, a étudié des manuels d’histoire américaine publiés aux
États-Unis entre 1949 et 2010.
Sur 58 manuels mentionnant la bombe atomique, seulement 42 évoquaient
les pertes civiles à Hiroshima, et seulement 18 celles de Nagasaki.
Concernant Hiroshima, 35 des manuels indiquaient un nombre inférieur aux
estimations officielles des Nations unies. Pour Nagasaki, presque tous
mentionnaient un nombre inférieur.
Mais quelles étaient les estimations des Nations unies ? 140 000
pertes civiles pour Hiroshima et 70 000 pour Nagasaki. Comparons
maintenant ces estimations aux estimations officielles de l’Enquête des
États-Unis sur le bombardement stratégique (US Strategic Bombing
Survey) : 70 000 et 35 000 morts, respectivement.
Notre refus d’admettre le coût humain de la violence que nous
infligeons à ceux que nous cherchons à dominer, à subjuguer et à occuper
nous aveugle quant à la réalité de la guerre et de l’impérialisme
américain. Le philosophe Bertrand Russell a écrit : « il est dans la
nature de l’impérialisme que les citoyens des puissances impérialistes
soient toujours les derniers à apprendre ou à se soucier de ce qui se
passe dans les colonies ».
Noam Chomsky affirme que nous sommes les derniers au courant à cause
des « campagnes massives de propagande » qui nous empêchent de savoir,
ajoutant que « quand vous taisez vos propres crimes, c’est aussi de la
propagande ».
Allez-y. Faites votre propre sondage la prochaine fois que vous
discuterez avec des Américains. Demandez-leur combien de civils ont été
tués au Viêt Nam, à Hiroshima, à Nagasaki, en Irak, en Syrie, au Panama,
à Cuba, au Nicaragua, en Corée, etc. Je parie qu’ils ne savent pas et
qu’ils s’en moquent. Et c’est pour cela que les États-Unis sont, comme
l’a écrit Noam Chomsky dans un article de 2014, « le premier État
terroriste, et fier de l’être ».
* CJ Werleman est l’auteur de Crucifying America, God Hates You. Hate Him Back, et Koran Curious. Il est également l’animateur de « Foreign Object ». Suivez-le sur twitter : @cjwerleman
6 août 2015 - Middle East Eye - Vous pouvez consulter cet article à :
http://www.middleeasteye.net/column...
http://www.middleeasteye.net/column...
Photo : Falloujah 2004 - Une fillette en larmes alors que ses parents
viennent de se faire tuer dans leur maison par des soldats américains,
lors d’une descente des troupes d’occupation.
Info Palestine
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire