mercredi 9 mars 2011

Jacques Chirac – Rafic Hariri : L’implosion du couple vedette de la politique moyen orientale de la décennie 1990

René Naba

Le couple vedette de la politique moyen orientale de la décennie 1990, le Président français Jacques Chirac et le Premier ministre libanais Rafic Hariri a implosé en plein vol, en pleine offensive néoconservatrice américaine visant à redéfinir un «grand moyen orient» sur la base de la vassalisation du monde arabe à l’ordre israélo-américain: le milliardaire libano saoudien, dans la foulée de l’invasion américaine de l’Irak, le 14 février 2005, alors que son compère français, son pensionnaire posthume dans un somptueux appartement à Paris, sur les quais de la Seine, doit répondre en justice des affaires en rapport avec l’argent illicite.

La présentation de Jacques Chirac devant le Tribunal de Grande instance de Paris est la première comparution d’un chef d’état français devant la justice depuis le Maréchal Philippe Pétain, en 1946. Jacques Chirac, qui avait bénéficié de douze années d’immunité pénale durant ses mandats est finalement rattrapé par la justice à 78 ans. À partir du 7 mars, l’ancien chef de l’État doit répondre avec neuf autres prévenus de « détournement de fonds publics, abus de confiance et prise illégale d’intérêt » dans deux dossiers concernant 28 emplois présumés fictifs mais rétribués sur fonds publics, de la Ville de Paris, dont il en était le maire.
Retour sur cette singulière amitié.

La technique est connue et la procédure éculée. En vieux cacique de la politique, Jacques Chirac s’en servira habilement pour désamorcer les préventions qui pesaient sur la personnalité de son ami libanais Rafic Hariri et les critiques qui portaient sur leur singulière amitié.

Jeudi 4 : «Pour mon voyage à Beyrouth on m’avait prédit, comme d’habitude, un parcours d’obstacles au-dessus de mes capacités ou de celles de la France. Sur ce terrain miné, je ne pourrais pas faire deux pas sans sauter. La première de ces mines étant constituée, aux yeux des commentateurs qui jugent plus facile de tout ramener à des questions de personnes, par mon amitié avec le Premier ministre Rafic Hariri: au mieux un ancien chauffeur de taxi qui s’est bâti une énorme fortune -douteuse, forcément douteuse- dans l’immobilier et les travaux publics, au pire «un Pétain libanais». Un Pétain qui aurait le sourcil noir, la lèvre gourmande, un embonpoint et un rire d’homme sans complexe. Et un langage assez franc pour déclarer: «Il n’y a pas que l’amitié, il y a l’intérêt. Chirac cherche une porte d’entrée dans la région et nous, nous cherchons à avoir un poids politique accru. Cela peut joindre l’utile à l’agréable».

(Christine Clerc – Journal intime de Jacques Chirac Tome 2 Mai 1995 – Mai 1996
Albin Michel, pages 318-319)

Dénégation vaut aveu. Nul ne l’ignore depuis Sigmund Freud et son livret «Die Verneinung», paru en 1925 : La dénégation vaut aveu dérivé en ce qu’elle constitue une étape dans la levée du refoulement, un processus défensif qui consiste à énoncer des pensées, tout en ne les reconnaissant pas. Dénégation vaut aveu, mais pour un futur pensionnaire de son ami assassiné, dont la double mandature présidentielle a été polluée par des procédures judicaires en rapport avec les financements occultes et l’argent illicite, dénégation vaut aveu avéré.

Que les amateurs de conte de fée se détrompent. La jonction de Rafic Hariri avec la France n’est pas le fruit du hasard. Elle résulte d’une double conjonction : la conjonction des intérêts des états, ceux de la France et de l’Arabie saoudite, les principaux soutiens de l’Irak dans sa guerre contre l’Iran (1979-1988), la conjonction des intérêts des personnes, ceux du Maire de Paris, candidat à la présidence française et de l’homme d’affaires libano saoudien, candidat au poste de premier ministre à Beyrouth. Cette double conjonction donnera à la relation Chirac Hariri une tournure singulière pour atteindre son paroxysme avec la présence simultanée des deux hommes au pouvoir à Paris et à Beyrouth entre 1995 et 1998, conditionnant pour une large part les relations franco-libanaises de la dernière décennie du XX me siècle et sans doute au delà.

L’intermédiation est une institution propre à l’Orient méditerranéen et la transaction relève de l’ordre naturel des choses. Son usage si ancré dans les mœurs a sécrété un corps de métiers dont les membres étaient désignés dans l’antiquité sous le vocable grec de «proxénos» ou par l’expression latine de «proxeneta», qui signifie «celui qui doit aide et protection aux hôtes étrangers d’une cité», en somme des courtiers et des médiateurs, activité noble s’il en fut dans l’acception originelle du terme.

La généralisation de son usage par suite du développement des échanges transméditerranéens et du brassage des populations tant du fait de la conquête arabe que de la levantinisation des Croisés de l’Occident finira par l’ancrer dans les mœurs françaises et par enrichir la langue française d’un néologisme -«le truchement»- forgé à partir du mot arabe «al Tourjoumane», c’est à dire l’interprète.

Par ses dérives successives, l’intermédiaire, littéralement un intercesseur et non un entremetteur, connaîtra des altérations de sens en fonction des infléchissements successifs intervenus dans cette activité. Au terme d’une pérégrination bimillénaire, il finira par signifier le contraire de sa fonction initiale. Il en est de l’évolution sémantique du terme comme de son application en France.

Zone de négoce internationale de toute éternité, le Moyen-Orient regorge de marchands de tous ordres. Toutes les grandes puissances ont eu recours à ces intermédiaires dans leur négoce avec l’Orient. L’un de leurs plus illustres représentants sera Calouste Gulbenkian, arménien d’Irak, qui établira la jonction entre les prospecteurs occidentaux et les producteurs pétroliers du Moyen-Orient et gagnera le titre de «Monsieur 5 pour cent», en référence au pourcentage des commissions qu’il percevait des transactions pétrolières.

Parmi les autres célébrités du courtage international figure Emile Boustany, ingénieur libanais des travaux publics, tué dans un accident d’avion en haute mer peu de temps après que ce capitaliste d’avant garde ait pactisé avec la firme pétrolière italienne ENI vers la fin des années cinquante pour contourner le monopole des Majors occidentales. Le dernier et non le moindre de ces grands courtiers internationaux n’est autre que Adnane Kashoogi, fils du médecin personnel du Roi d’Arabie, diplômé des universités américaines et un des premiers démarcheurs pour le compte du Royaume wahhabite des firmes américaines notamment la General Motors.

Grands seigneurs et grands professionnels, un mandataire s’honorait de leur coopération. Les engagements étaient précis et les rapports fondés sur la clarté. Américains, Anglais, Allemands et Maharadjas des Indes ont eu recours à leur entremise, mais à l’inverse de ses rivaux occidentaux, la France, comme mue par une sorte de fatalité, a paru confondre rabatteur et rapporteur d’affaires, manifestant une prédilection au recrutement d’intermédiaires dans les alcôves du monde interlope des compagnons festifs des dignitaires arabes. Des caudataires dont les éblouissantes paillettes masquaient mal leur fadeur, dont l’entregent compensait mal leur absence de consistance et partant leur absence d’influence dans toutes les affaires consubstantielles au Moyen-Orient. Cela a été particulièrement vrai depuis le boom pétrolier de la décennie 1970.

Comme si par manque de réserves énergétiques, la France a souffert d’un complexe de manque, manque de compétitivité et manque de confiance en elle-même, l’incitant à préférer le marché captif au libre marché et aux grands courtiers, les petits courtisans. Craignait-elle de pâtir de l’éclat des grands nababs ou se complaisait-elle dans ce goût prononcé pour la singularité?

Les noms abondent de ces intermédiaires décorés de la légion d’honneur qui ont défrayé la chronique mondaine et judiciaire française de ce dernier quart de siècle, que cela soit sous le pouvoir socialo mitterrandien ou le pouvoir gaullo chiraquien, qu’il s’agisse des convoyeurs libanais ou de leur acolyte français, que cela soit pour «délit d’initié» comme dans l’affaire Péchiney American Can ou pour les avatars du scandale Clearstream dont l’un des accusés vedettes n’est autre que l’ancien boursier de la Fondation Hariri, le franco-libanais Imad Lahoud, ou encore pour la rétro commission de transactions pour la vente de vedettes à Taiwan ou des sous marins au Pakistan, comme c’est le cas pour Ziad Takieddine ou enfin la tentative de bradage de la firme Thomson pour un «franc symbolique» au coréen Daewoo par «le meilleur d’entre nous» Alain Juppé ou, enfin, la cession à prix dérisoire de la Compagnie Générale Maritime, le fleuron de la flotte commerciale française, au Libanais Jacques Saadé, ami de Rafic Hariri.

Comme tous ceux qui ont cru faire fortune en liant leur sort à la France d’aujourd’hui, bon nombre d’entre eux ont connu un sort funeste, entraînant dans leur déconvenue leur partenaire français, tel le patron coréen de Daewoo, ainsi que Samir Traboulsi (American can), Imad Lahoud (Cleastream) et André Kamel (BTP), enfin Christian Blanc, ancien PDG de la compagnie aérienne libanaise Middle East Airlines.

Le mal est profond. Les déboires de la France sur le plan international, tant au niveau diplomatique qu’au niveau audiovisuel, particulièrement dans la sphère méditerranéenne, cruellement illustrés lors du printemps arabe de l’hiver 2011, de même que les convulsions politiques internes ne paraissent guère relever de l’ordre du hasard. Le dévoiement intellectuel de l’élite politico-médiatique française Tunisie et en Egypte en porte témoignage.

Moins d’un an après la déroute française à la coupe du monde de football en Afrique du sud, en juin 2010, le diagnostic s’impose dans toute sa simplicité sans complaisance, ni excès. Vouloir le nier reviendrait à sombrer dans une satisfaction béate propice aux illusions lyriques et à de graves désenchantements. La déliquescence de la gauche, la radicalisation de la droite en une tendance chauvine, ne paraissent pas non plus fortuites.

Tel un catalyseur, elles ont révélé le profond malaise de la France soixante ans après la fondation de la V me République, un malaise si profond qu’il suggère une crise de l’identité française. Les principes fondateurs de l’excellence française paraissent sinon dévoyés du moins bafoués. Ni une gesticulation déclamatoire, ni une exaltation à connotation passéiste ne peuvent masquer cet état de fait, en tout cas y remédier.

Dans ce pays de vieille tradition de centralisation jacobine, le service de la collectivité nationale fait place à la gestion de la carrière personnelle et le pantouflage se substitue au sacerdoce du service public des grands commis de l’état.

Pis, au mépris de la déontologie du commandement, la France a érigé en culte l’irresponsabilité administrative, faisant une surconsommation abusive du «fusible». L’exception française se vit comme une impunité, au point qu’elle apparaît comme la loi commune à la classe politico administrative. L’impunité n’est toutefois pas gratuite et son coût est élevé.

La loyauté n’est pas nécessairement synonyme de complaisance, de même que la compétence n’est pas antinomique avec la loyauté. Toute critique ne constitue pas un dénigrement, toute proposition n’est pas forcément démagogique et le bon sens peut parfois suppléer aux constructions intellectuelles les plus élaborées et prévenir des dérives fatales.

L’exception française devrait se vivre comme une éthique et non comme un passe droit, comme une exigence de qualité et non comme une rente de situation. C’est à ce prix que la France pourra redevenir ce qu’elle a été dans le passé, un pôle de référence de la liberté, de l’intelligence et de la générosité.

C’est par un sursaut moral que la France doit payer le prix de l’identité française pour reconquérir le respect de ses citoyens, maintenir son rang dans le monde, à l’effet de compenser quelque peu les effets dévastateurs de cinq décennies de fric et de frime, d’errance et déviance qui font qu’un ancien Président de la République comparait en justice pour des faits en rapport avec l’argent illicite, première comparution en justice d’un chef d’État français depuis le Maréchal Philippe Pétain, en 1946, qui plus est un pensionnaire posthume, à titre gracieux de surcroît, de son ami assassiné, l’ancien premier ministre libanais Rafic Hariri.

Pour aller plus loin

«Hariri, de père en fils, Hommes d’affaires, Premiers ministres»
René Naba • Edition l’Harmattan - Février 2011

René Naba est l’auteur du premier ouvrage critique dans l’espace francophone, et vraisemblablement au Monde, du tandem Jacques Chirac Rafic Hariri, le couple vedette de la politique moyen orientale de la décennie 1990, avant son implosion par l’assassinat du milliardaire libano saoudien, le 14 février 2005. Dix ans plus tard, à travers la grille de lecture du couple Chirac-Hariri, cet ouvrage fait le bilan critique de dix ans de « guerre contre le terrorisme » (2001-2011) et de l’offensive israélo-américaine contre le Monde arabo- musulman. De nos jours, les principaux vecteurs de l’influence occidentale en terre d’Orient ont été pulvérisés, du commandant Massoud Shah (Afghanistan), à Benazir Bhutto (Pakistan), en passant par Rafic Hariri (Liban).

Chef du clan américano-saoudien au Liban, l’ancien Premier ministre, ancien partenaire de la Syrie reconverti en fer de lance du combat antibaasiste, a été, en protée de la vassalité, un exécutant majeur de la pantomime du Moyen-Orient et, à ce titre, une victime majeure du discours disjonctif occidental. L’histoire du monde arabe abonde de ces exemples de « fusibles » magnifiés dans le « martyre », victimes sacrificielles d’une politique de puissance dont ils auront été les partenaires jamais, les exécutants fidèles, toujours. Pur produit de la financiarisation de la vie publique nationale du fait de la mondialisation économique, Rafic Hariri aura implosé à l’instar d’une bulle financière, en purge d’un passif, en solde de tout compte.

René Naba

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