Uri Avnery
Les Israéliens ordinaires ne savent presque rien de l’Islam et du monde arabe. Comme répondait il y a 65 ans un général israélien (de gauche) lorsqu’on lui demandait comment il voyait le monde arabe : “par la mire de mon fusil.” Tout est ramené à la “sécurité”, et l’insécurité empêche, naturellement, toute réflexion sérieuse.
VOILÀ une histoire sortie tout droit des “Mille et une nuits”. Le génie est sorti de la bouteille, et aucune puissance au monde ne peut l’y faire entrer à nouveau.
Quand c’est arrivé en Tunisie, on aurait bien pu dire : OK, un pays arabe, mais un petit pays. Il a toujours été plus progressiste que les autres. Ce n’est qu’un incident isolé.
Et puis c’est arrivé en Égypte. Un pays pivôt. Le coeur du monde arabe. Le centre spirituel de l’islam sunnite. Mais on aurait pu dire : l’Égypte est un cas particulier. La terre des Pharaons. Des milliers d’années d’histoire avant même que les Arabes n’y arrivent.
Mais maintenant cela s’est étendu à l’ensemble du monde arabe. À l’Algérie, à Bahrein, au Yémen, à la Jordanie, à la Libye, même au Maroc. Et aussi à l’Iran qui n’est ni sunnite ni arabe.
Le génie de la révolution, du renouveau, du rajeunissement inquiète actuellement tous les régimes de la région. Les habitants de la “Villa dans la jungle” peuvent très bien se réveiller un matin en découvrant que la jungle a disparu, que nous sommes entourés par un nouveau paysage.
LORSQUE NOS pères sionistes décidèrent d’établir un havre sûr en Palestine, ils avaient le choix entre deux options :
- Ils pouvaient se présenter en Asie de l’ouest comme des conquérants européens qui se considèrent comme une tête de pont de l’homme “blanc” et comme le maître des “indigènes”, comme les conquistadors espagnols et les colonialistes anglo-saxons en Amérique. C’est ce que firent en leur temps les croisés.
- La seconde option consistait à se considérer comme un peuple asiatique de retour dans sa patrie, les héritiers des traditions politiques et culturelles du monde sémite, prêts à prendre part, avec les autres peuples de la région, à la guerre de libération de l’exploitation européenne.
J’ai écrit ces mots il y a 64 ans, dans une brochure parue juste deux mois avant le déclenchement de la guerre de 1948.
Je maintiens ces mots aujourd’hui.
Ces jours-ci j’éprouve le sentiment de plus en plus fort que nous nous trouvons une fois encore à la croisée des chemins. La direction que nous allons choisir dans les prochains jours va déterminer la destinée de l’État d’Israël pour les années à venir, de façon peut-être irréversible. Si nous choisissons la mauvaise voie, nous aurons “des larmes pour des générations”, comme l’exprime le dicton hébreu.
Et peut-être le plus grand des dangers est que nous ne fassions aucun choix, que nous n’ayons même pas conscience de la nécessité de prendre une décision, que nous nous contentions de suivre la route qui nous a conduits à la situation où nous sommes aujourd’hui. Que nous soyons occupés à des futilités – la bagarre entre le ministre de la Défense et le chef d’état major sur le départ, la bataille entre Nétanyahou et Lieberman pour la désignation d’un ambassadeur, les non-événements de “Big Brother” et des inepties du même genre à la télévision – que nous ne nous rendions même pas compte que l’histoire nous dépasse, nous laissant à la traîne.
LORSQUE NOS hommes politiques et nos experts ont trouvé le temps – au milieu de leurs distractions quotidiennes – de s’occuper des événements qui se déroulent autour de nous, c’était de la vieille et (tristement) familière façon.
Même dans les quelques rares émissions à moitié intelligentes, l’idée que les “Arabes” puissent fonder des démocraties suscitait beaucoup d’hilarité. De savants professeurs et des commentateurs des médias “prouvaient” qu’une telle chose ne pouvait tout simplement pas se produire – l’islam était “par nature” anti-démocratique et rétrograde, les sociétés arabes étaient dépourvues de l’éthique des chrétiens protestants dont a besoin la démocratie et des fondements capitalistes d’une saine classe moyenne, etc. Au mieux une forme de despotisme cèderait la place à une autre.
La conclusion la plus courante était que des élections démocratiques conduiraient inévitablement à la victoire d’“islamistes” fanatiques qui établiraient des théocraties brutales à la façon des Talibans, ou pire.
Bien sûr ceci est en partie de la propagande délibérée, destinée à convaincre les Américains et les Européens naïfs qu’ils doivent soutenir les Moubarak de la région ou de fortes personnalités militaires. Mais c’était en majeure partie tout à fait sincère : la plupart des Israéliens pensent réellement que les Arabes, livrés à eux-mêmes, vont mettre en place des régimes “islamistes” meurtriers, dont le principal objectif serait de rayer Israël de la carte.
Les Israéliens ordinaires ne savent presque rien de l’Islam et du monde arabe. Comme répondait il y a 65 ans un général israélien (de gauche) lorsqu’on lui demandait comment il voyait le monde arabe : “par la mire de mon fusil.” Tout est ramené à la “sécurité”, et l’insécurité empêche, naturellement, toute réflexion sérieuse.
CETTE ATTITUDE remonte aux débuts du mouvement sioniste.
Son fondateur – Théodore Herzl – a écrit dans son traité historique cette chose célèbre que le futur État juif constituerait “une partie du mur de la civilisation” contre la barbarie asiatique (c’est à dire arabe). Herzl admirait Cecil Rhodes, le serviteur type de l’impérialisme britanique, lui et ses disciples partageaient l’attitude culturelle répandue alors en Europe et qu’Edward Said a qualifiée plus tard d’“orientalisme”.
Considérée rétrospectivement, cela était peut-être naturel si l’on considère que le mouvement sioniste a pris naissance vers la fin de l’époque impérialiste, et qu’il projetait de créer une patrie juive dans un pays où vivait un autre peuple – un peuple arabe.
La tragédie, c’est que cette attitude n’a pas changé en 120 ans et qu’elle est aujourd’hui plus forte que jamais. Ceux d’entre nous qui proposent une autre voie – et il s’en est toujours trouvé quelques uns – restent des voix qui prêchent dans le désert.
C’est évident ces jours-ci dans l’attitude israélienne face aux évènements qui secouent le monde arabe et au delà. Parmi les Israéliens ordinaires, il y avait vraiment beaucoup de sympathie spontanée pour les Égyptiens qui affrontaient leurs persécuteurs Place Tahrir – mais tout était perçu de l’extérieur, à distance, comme si cela se passait sur la lune.
La seule question concrète soulevée était : le traité de paix israélo-égyptien tiendra-t-il ? Ou bien devons-nous lever de nouvelles divisions en vue d’une guerre possible avec l’Égypte ? À partir du moment où presque tous les “experts en sécurité” nous ont assuré que le traité ne courait aucun risque, les gens ont perdu tout intérêt pour l’ensemble de l’affaire.
MAIS LE traité – en réalité un armistice entre les régimes et les armées – ne devrait constituer pour nous qu’une préoccupation seconde. La question la plus importante est : à quoi va ressembler le nouveau monde arabe ? La transition vers la démocratie va-t-elle se faire de façon calme et pacifique, ou non ? Se fera-t-elle réellement et se traduira-t-elle par l’émergence d’une région islamique plus radicale – ce qui est une autre possibilité ? Pouvons-nous avoir une quelconque influence sur le cours des événements ?
Bien entendu, aucun des mouvements arabes d’aujourd’hui n’est tenté par une étreinte israélienne. Ce serait une étreinte étouffante. Israël est perçu aujourd’hui par pratiquement tous les Arabes comme un État colonialiste, anti-arabe, qui opprime les Palestiniens et qui s’apprête à déposséder autant d’Arabes que possible – encore qu’il y ait aussi, je pense, beaucoup d’admiration silencieuse pour les réalisations techniques et autres d’Israël.
Mais lorsque des peuples entiers se soulèvent et que la révolution bouscule toutes les positions bien établies, il devient possible de remettre en question les vieilles idées. Si les leaders politiques et intellectuels israéliens étaient prêts à se lever aujourd’hui pour déclarer publiquement leur solidarité avec les masses arabes dans leur lutte pour la liberté, la justice et la dignité, ils seraient capables de semer une graine susceptible de porter des fruits dans les années qui viennent.
Bien sûr, de telles déclarations doivent venir vraiment du cœur. Comme stratagème politique superficiel, elles seraient à juste titre traitées par le mépris. Elles doivent s’accompagner d’un profond changement de notre attitude à l’égard du peuple palestinien. Voilà pourquoi la paix avec les Palestiniens maintenant, tout de suite, est une nécessité vitale pour Israël.
Notre avenir n’est ni avec l’Europe ni avec l’Amérique. Notre avenir est dans cette région à laquelle appartient notre État, pour le meilleur et pour le pire. Ce n’est pas simplement notre politique qui doit changer, mais notre attitude fondamentale, notre orientation géographique. Il nous faut comprendre que nous ne sommes pas la tête de pont d’une entité lointaine, mais partie intégrante d’une région qui est en train maintenant – enfin – de rejoindre la marche des hommes vers la liberté.
Le réveil Arabe n’est pas une affaire de mois ou d’un petit nombre d’années. Il peut très bien être une longue lutte, avec des échecs et des défaites, mais le génie ne retournera plus dans la bouteille. Les images des 18 jours sur la Place Tahrir resteront vivantes dans les cœurs de toute une génération de Marrakech à Mossoul, et aucun nouvelle dictature qui émergerait ici ou là ne sera capable de les effacer.
Dans mes rêves les plus chers je ne saurait imaginer une attitude plus sage et plus attrayante pour nous autres Israéliens, que de nous joindre de corps et d’esprit à cette marche.
Uri Avnery
Article écrit en hébreu et en anglais le 19 février 2011, publié sur le site de Gush Shalom – Traduit de l’anglais “The Genie is out of the Bottle” pour l’AFPS : FL
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