jeudi 29 mai 2014

Dans leur propre jus

Uri Avnery           

Selon des com­mu­niqués de presse, le Pré­sident Obama aurait décidé de laisser Ben­jamin Néta­nyahou et Mahmoud Abbas “mijoter dans leur propre jus”. 

Cela semble honnête.
Les États-​​Unis ont fait de très gros efforts pour amener la paix entre Israël et la Palestine. Le pauvre John Kerry a consacré la totalité de son énorme énergie à obtenir que les deux parties se ren­contrent, se parlent, abou­tissent à des compromis.
Au bout de neuf mois, il s’est rendu compte qu’il s’agissait d’une fausse gros­sesse. Pas de bébé, pas même de fœtus. Rien du tout.
Alors les diri­geants amé­ri­cains ont de bonnes raisons d’éprouver de la colère. De la colère contre l’un et l’autre. Aucun d’eux n’a fait montre de la moindre dis­po­sition à sacrifier ses intérêts pour faire plaisir à Obama ou à Kerry. Ingrats Moyen-​​Orientaux.
Il semble donc que la réaction est jus­tifiée. Vous ne voulez pas répondre à nos sou­haits ? Allez au diable. L’un et l’autre.

Mais “l’un et l’autre” relève d’un mensonge.

Lorsque l’on dit que “l’un et l’autre” n’ont pas eu le com­por­tement que l’on attendait d’eux, que “l’un et l’autre” n’ont pas pris les “déci­sions dif­fi­ciles néces­saires”, que “l’un et l’autre” n’ont qu’à mijoter dans leur propre jus, on considère consciemment ou incons­ciemment qu’ils sont égaux. Rien n’est plus éloigné de la vérité.
Israël est incom­pa­ra­blement plus fort que la Palestine dans tous les domaines au plan matériel. L’un res­semble à un splendide gratte-​​ciel amé­ricain, l’autre à une cabane en bois délabrée.
La Palestine est sous occu­pation de l’autre de “l’un et l’autre”. Les Pales­ti­niens sont tota­lement privés de l’ensemble des droits humains et civils élé­men­taires. Le revenu moyen en Israël est 20 fois supé­rieur au revenu moyen en Palestine. Ce n’est pas 20% mais un ver­ti­gineux 2000%. Au plan mili­taire, Israël est une puis­sance régionale et, à cer­tains égards, une puis­sance mondiale.

Face à cette réalité, parler de “l’un et l’autre” relève au mieux de l’ignorance, au pire du cynisme.

La for­mu­lation même “l’un et l’autre” équivaut à accepter la façon d’Israël de voir les choses.
Quelle est pour “l’un et l’autre” la signi­fi­cation de “mijoter dans leur propre jus” ?
Pour Israël, cela signifie qu’il peut continuer de construire de nou­velles colonies sur des terres arabes en Cis­jor­danie occupée sans inter­fé­rence étrangère. Il peut rendre la vie en Cis­jor­danie et dans la bande de Gaza encore plus dure, dans l’espoir que de plus en plus de Pales­ti­niens pré­fé­reront s’en aller. Des civils se font régu­liè­rement tuer de façon arbi­traire par les troupes d’occupation.
Cer­tains parmi nous ont conscience que cette voie conduit au désastre sous la forme d’un État bi-​​national, dans lequel une majorité crois­sante d’Arabes dépourvus de droits sera gou­vernée par la minorité juive. Cela s’appelle apar­theid. Mais la plupart des Israé­liens ne le voient pas.
Les Israé­liens sont heureux et n’ont jamais été plus heureux que cette semaine. Dans une répé­tition moderne de l’histoire biblique de David et Goliath, l’équipe Maccabi de basket de Tel-​​Aviv a battu la for­mi­dable équipe du Real Madrid pour la Coupe d’Europe. L’orgueil national a atteint des sommets olym­piques. (Dans une com­pé­tition puérile, le Pré­sident Peres et le Premier ministre Néta­nyahou ont tenté chacun de se mettre sur le chemin de l’équipe vic­to­rieuse en route vers la ren­contre popu­laire sur la place Rabin, afin de tirer profit de leur gloire.)
Ainsi Israël peut mijoter dans la joie, d’autant plus que les États-​​Unis conti­nuent de nous payer leur tribut annuel de trois mil­liards de dollars, de nous fournir des armes et d’utiliser leur pouvoir de véto aux Nations unies pour nous pro­téger d’une censure internationale.

Pour la partie pales­ti­nienne de “l’un et l’autre”, mijoter dans leur propre jus signifie quelque chose de très différent.

La ten­tative d’aboutir à la récon­ci­liation Fatah-​​Hamas pro­gresse len­tement et peut tourner court à tout moment. Elle dépend de la réussite d’Abbas à constituer un Gou­ver­nement d’Unité composé de “tech­no­crates” impar­tiaux et du consen­tement du Hamas à renoncer à son pouvoir exclusif dans la bande de Gaza.
Tous les Pales­ti­niens veulent l’unité, mais les dif­fé­rences idéo­lo­giques sont pro­fondes (quoiqu’elles soient main­tenant bien plus super­fi­cielles en pra­tique). Mais même si une cer­taine forme d’unité est obtenue et reconnue par la com­mu­nauté inter­na­tionale à l’encontre de la volonté d’Israël, que peuvent réel­lement faire les Pales­ti­niens sans recourir à la violence ?
Ils pour­raient avec l’aide de l’Arabie Saoudite et de la junte mili­taire d’Égypte, établir une sorte de contact direct entre la Cis­jor­danie et Gaza et rompre le blocus de la Bande.
Ils peuvent se porter can­didats à quelques orga­nismes inter­na­tionaux sup­plé­men­taires et demander davantage de réso­lu­tions de l’Assemblée générale des Nations unies en leur faveur, dans des domaines où le véto des États-​​Unis ne s’applique pas mais avec très peu d’effets concrets.
Ils peuvent demander aux pays euro­péens et au mou­vement BDS de ren­forcer le boycott des colonies ou d’Israël lui-​​même.
Tout compte fait, pas grand-​​chose. La période de mijotage accroîtra même davantage le dés­équi­libre de pouvoir entre “l’une et l’autre” partie.
Si le mijotage dure assez long­temps, les direc­tions “modérées” du Fatah et du Hamas seront balayées et la vio­lence pales­ti­nienne relèvera la tête.
Conclusion : “L’un et l’autre” qui semble tel­lement juste et impartial, est en réalité une poli­tique de soutien à 100% à la droite israélienne.

Est-ce que cela va renforcer le sentiment anti-​​israélien à l’étranger ?

Il y a deux semaines, une orga­ni­sation juive des États-​​Unis a lancé une bombe : dans tous les pays du monde il y a de l’antisémitisme, de 91% en Cis­jor­danie à 2% au Laos. (On peut se demander où les Lao­tiens trouvent des Juifs à haïr.)
Une per­sonne sur cinq dans le monde nourrit des pré­jugés anti­sé­mites. Plus d’un mil­liard d’êtres humains !!!
L’organisation qui a investi tant d’argent pour financer un tel sondage est la Ligue (Anti-)Diffamation. Je mets le mot “anti” entre paren­thèses parce que le nom qui convient serait Ligue de Dif­fa­mation. C’est une sorte de Police de la Pensée au service des milieux diri­geants de l’aile droite du judaïsme américain.
(Il y a un bon nombre d’années, lorsque j’étais membre de la Knesset, j’avais été invité à inter­venir dans 20 uni­ver­sités amé­ri­caines impor­tantes. J’étais invité par les aumô­niers juifs qui appar­tiennent à l’organisation Bnei Brith (Beit Hillel). Au dernier moment 19 inter­ven­tions furent annulées. Dans une lettre secrète la Ligue de Dif­fa­mation avait dit aux aumô­niers que “bien que l’on ne puisse pas qua­lifier le Membre de la Knesset Uri Avnery de traître…” etc. etc. En fin de compte, toutes les inter­ven­tions eurent lieu sous les aus­pices des aumô­niers chrétiens.)
La publi­cation des résultats acca­blants du sondage ont mis en évi­dence un fait curieux : l’annonce d’un accrois­sement de l’anti-sémitisme est accueillie par beaucoup de Juifs avec quelque chose qui res­semble étran­gement à de la joie.
Je me suis souvent étonné de ce phé­nomène. Pour des sio­nistes la réponse est simple : les mots anti-​​sémitismes et sio­nisme, comme des frères siamois, sont nés en même temps. L’antisémitisme a tou­jours amené des Juifs en Israël, et il continue de le faire (récemment depuis la France).
Pour d’autres Juifs, la source de la joie est moins évi­dente. Les Juifs d’Europe ont été entourés d’anti-sémites depuis si long­temps qu’il leur semble normal de les voir. Les redé­couvrir encore et encore donne aux Juifs un sen­timent ras­surant de familiarité.
Et puis il y a, bien sûr, les innom­brables employés de la Ligue et d’autres orga­ni­sa­tions juives, dont le gagne-​​pain dépend de la dénon­ciation d’anti-sémites.
L’interprétation du sondage lui-​​même est, évi­demment, une pure connerie (désolé). Des gens qui ont formulé des doutes concernant la poli­tique israé­lienne sont classés comme anti-​​sémites. Il en va de même pour tous les habi­tants des ter­ri­toires occupés qui n’aiment pas leurs occu­pants. Les Musulmans en général, qui ont une vision négative d’Israël, sont bien sûr racistes. Un sondage du même genre sur le racisme anti-​​russe pourrait bien conduire aux mêmes résultats en Ukraine.

Une semblabe ini­tiative est le congrès cette semaine de l’Association Inter­na­tionale des Avocats et Juristes Juifs.

Juristes juifs peut sonner presque comme une tau­to­logie. Chaque mère juive veut se glo­rifier de “mon fils, le docteur” ou “mon fils, l’avocat”. Aux États-​​Unis et dans beaucoup d’autres pays, les avocats et les juges juifs semblent être en majorité.
Cette ren­contre a un objectif clair : convaincre les Nations unies de sup­primer l’UNWRA, l’agence des Nations Unies chargée des réfugiés pales­ti­niens. Elle a été créée après la guerre de 1948, au cours de laquelle quelques 750.000 Pales­ti­niens se sont enfui ou ont été chassés du ter­ri­toire qui est devenu Israël. Leurs des­cen­dants, qui sont aussi reconnus comme des réfugiés, sont main­tenant au nombre de quelques six ou sept millions.
L’UNWRA nourrit ces réfugiés, les protège et assure leur édu­cation. C’est vrai qu’il s’agit d’une ins­ti­tution unique, expression de la mau­vaise conscience des Nations unies. Il semble que les réfugiés d’aucun autre pays n’ont une telle orga­ni­sation spé­ci­fique pour s’occuper d’eux.
Actuel­lement les Jew-Ju’s (si je peux les désigner ainsi) sont en train de monter une attaque, pilotée direc­tement par Israël, pour sup­primer com­plè­tement cette orga­ni­sation. Je suppose que l’objectif est de déman­teler les camps de réfugiés pales­ti­niens qui existent dans plu­sieurs pays autour d’Israël – Sabra et Chatila viennent à l’esprit – et de dis­perser les réfugiés sur l’ensemble de la Planète, où ils repré­sen­teront moins une épine dans le pied du gou­ver­nement Nétanyahou.

Tout cela au nom de la justice et de l’égalité. Israé­liens et Pales­ti­niens peuvent “les uns et les autres” mijoter dans leur propre jus. Des jus TRÈS différents, cependant.

Source :  Article écrit en hébreu et en anglais, publié sur le site de Gush Shalom le 24 mai 2014 – Traduit de l’anglais « In Their Own Juice » pour l’AFPS : FL/​SW

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