Uri Avnery
Selon des communiqués de presse, le Président Obama aurait décidé de
laisser Benjamin Nétanyahou et Mahmoud Abbas “mijoter dans leur
propre jus”.
Cela semble honnête.
Les États-Unis ont fait de très gros efforts pour amener la paix
entre Israël et la Palestine. Le pauvre John Kerry a consacré la
totalité de son énorme énergie à obtenir que les deux parties se
rencontrent, se parlent, aboutissent à des compromis.
Au bout de neuf mois, il s’est rendu compte qu’il s’agissait d’une
fausse grossesse. Pas de bébé, pas même de fœtus. Rien du tout.
Alors les dirigeants américains ont de bonnes raisons d’éprouver
de la colère. De la colère contre l’un et l’autre. Aucun d’eux n’a fait
montre de la moindre disposition à sacrifier ses intérêts pour faire
plaisir à Obama ou à Kerry. Ingrats Moyen-Orientaux.
Il semble donc que la réaction est justifiée. Vous ne voulez pas répondre à nos souhaits ? Allez au diable. L’un et l’autre.
Mais “l’un et l’autre” relève d’un mensonge.
Lorsque l’on dit que “l’un et l’autre” n’ont pas eu le comportement
que l’on attendait d’eux, que “l’un et l’autre” n’ont pas pris les
“décisions difficiles nécessaires”, que “l’un et l’autre” n’ont qu’à
mijoter dans leur propre jus, on considère consciemment ou
inconsciemment qu’ils sont égaux. Rien n’est plus éloigné de la vérité.
Israël est incomparablement plus fort que la Palestine dans tous
les domaines au plan matériel. L’un ressemble à un splendide
gratte-ciel américain, l’autre à une cabane en bois délabrée.
La Palestine est sous occupation de l’autre de “l’un et l’autre”.
Les Palestiniens sont totalement privés de l’ensemble des droits
humains et civils élémentaires. Le revenu moyen en Israël est 20 fois supérieur au revenu moyen en Palestine. Ce n’est pas 20% mais un vertigineux 2000%. Au plan militaire, Israël est une puissance régionale et, à certains égards, une puissance mondiale.
Face à cette réalité, parler de “l’un et l’autre” relève au mieux de l’ignorance, au pire du cynisme.
La formulation même “l’un et l’autre” équivaut à accepter la façon d’Israël de voir les choses.
Quelle est pour “l’un et l’autre” la signification de “mijoter dans leur propre jus” ?
Pour Israël, cela signifie qu’il peut continuer de construire de
nouvelles colonies sur des terres arabes en Cisjordanie occupée sans
interférence étrangère. Il peut rendre la vie en Cisjordanie et dans
la bande de Gaza encore plus dure, dans l’espoir que de plus en plus de
Palestiniens préféreront s’en aller. Des civils se font
régulièrement tuer de façon arbitraire par les troupes d’occupation.
Certains parmi nous ont conscience que cette voie conduit au
désastre sous la forme d’un État bi-national, dans lequel une majorité
croissante d’Arabes dépourvus de droits sera gouvernée par la
minorité juive. Cela s’appelle apartheid. Mais la plupart des
Israéliens ne le voient pas.
Les Israéliens sont heureux et n’ont jamais été plus heureux que
cette semaine. Dans une répétition moderne de l’histoire biblique de
David et Goliath, l’équipe Maccabi de basket de Tel-Aviv a battu la
formidable équipe du Real Madrid pour la Coupe d’Europe. L’orgueil
national a atteint des sommets olympiques. (Dans une compétition
puérile, le Président Peres et le Premier ministre Nétanyahou ont
tenté chacun de se mettre sur le chemin de l’équipe victorieuse en
route vers la rencontre populaire sur la place Rabin, afin de tirer
profit de leur gloire.)
Ainsi Israël peut mijoter dans la joie, d’autant plus que les
États-Unis continuent de nous payer leur tribut annuel de trois
milliards de dollars, de nous fournir des armes et d’utiliser leur
pouvoir de véto aux Nations unies pour nous protéger d’une censure
internationale.
Pour la partie palestinienne de “l’un et l’autre”, mijoter dans leur propre jus signifie quelque chose de très différent.
La tentative d’aboutir à la réconciliation Fatah-Hamas
progresse lentement et peut tourner court à tout moment. Elle dépend
de la réussite d’Abbas à constituer un Gouvernement d’Unité composé de
“technocrates” impartiaux et du consentement du Hamas à renoncer
à son pouvoir exclusif dans la bande de Gaza.
Tous les Palestiniens veulent l’unité, mais les différences
idéologiques sont profondes (quoiqu’elles soient maintenant bien
plus superficielles en pratique). Mais même si une certaine forme
d’unité est obtenue et reconnue par la communauté internationale
à l’encontre de la volonté d’Israël, que peuvent réellement faire les
Palestiniens sans recourir à la violence ?
Ils pourraient avec l’aide de l’Arabie Saoudite et de la junte
militaire d’Égypte, établir une sorte de contact direct entre la
Cisjordanie et Gaza et rompre le blocus de la Bande.
Ils peuvent se porter candidats à quelques organismes
internationaux supplémentaires et demander davantage de
résolutions de l’Assemblée générale des Nations unies en leur faveur,
dans des domaines où le véto des États-Unis ne s’applique pas mais
avec très peu d’effets concrets.
Ils peuvent demander aux pays européens et au mouvement BDS de renforcer le boycott des colonies ou d’Israël lui-même.
Tout compte fait, pas grand-chose. La période de mijotage accroîtra
même davantage le déséquilibre de pouvoir entre “l’une et
l’autre” partie.
Si le mijotage dure assez longtemps, les directions “modérées” du
Fatah et du Hamas seront balayées et la violence palestinienne
relèvera la tête.
Conclusion : “L’un et l’autre” qui semble tellement juste et impartial, est en réalité une politique de soutien à 100% à la droite israélienne.
Est-ce que cela va renforcer le sentiment anti-israélien à l’étranger ?
Il y a deux semaines, une organisation juive des États-Unis
a lancé une bombe : dans tous les pays du monde il y a de
l’antisémitisme, de 91% en Cisjordanie à 2% au Laos. (On peut se demander où les Laotiens trouvent des Juifs à haïr.)
Une personne sur cinq dans le monde nourrit des préjugés antisémites. Plus d’un milliard d’êtres humains !!!
L’organisation qui a investi tant d’argent pour financer un tel
sondage est la Ligue (Anti-)Diffamation. Je mets le mot “anti” entre
parenthèses parce que le nom qui convient serait Ligue de
Diffamation. C’est une sorte de Police de la Pensée au service des
milieux dirigeants de l’aile droite du judaïsme américain.
(Il y a un bon nombre d’années, lorsque j’étais membre de la Knesset, j’avais été invité à intervenir dans 20
universités américaines importantes. J’étais invité par les
aumôniers juifs qui appartiennent à l’organisation Bnei Brith (Beit
Hillel). Au dernier moment 19
interventions furent annulées. Dans une lettre secrète la Ligue de
Diffamation avait dit aux aumôniers que “bien que l’on ne puisse pas
qualifier le Membre de la Knesset Uri Avnery de traître…” etc. etc. En
fin de compte, toutes les interventions eurent lieu sous les
auspices des aumôniers chrétiens.)
La publication des résultats accablants du sondage ont mis en
évidence un fait curieux : l’annonce d’un accroissement de
l’anti-sémitisme est accueillie par beaucoup de Juifs avec quelque chose
qui ressemble étrangement à de la joie.
Je me suis souvent étonné de ce phénomène. Pour des sionistes la
réponse est simple : les mots anti-sémitismes et sionisme, comme des
frères siamois, sont nés en même temps. L’antisémitisme a toujours
amené des Juifs en Israël, et il continue de le faire (récemment depuis
la France).
Pour d’autres Juifs, la source de la joie est moins évidente. Les
Juifs d’Europe ont été entourés d’anti-sémites depuis si longtemps
qu’il leur semble normal de les voir. Les redécouvrir encore et encore
donne aux Juifs un sentiment rassurant de familiarité.
Et puis il y a, bien sûr, les innombrables employés de la Ligue et
d’autres organisations juives, dont le gagne-pain dépend de la
dénonciation d’anti-sémites.
L’interprétation du sondage lui-même est, évidemment, une pure
connerie (désolé). Des gens qui ont formulé des doutes concernant la
politique israélienne sont classés comme anti-sémites. Il en va de
même pour tous les habitants des territoires occupés qui n’aiment pas
leurs occupants. Les Musulmans en général, qui ont une vision négative
d’Israël, sont bien sûr racistes. Un sondage du même genre sur le
racisme anti-russe pourrait bien conduire aux mêmes résultats
en Ukraine.
Une semblabe initiative est le congrès cette semaine de l’Association Internationale des Avocats et Juristes Juifs.
Juristes juifs peut sonner presque comme une tautologie. Chaque
mère juive veut se glorifier de “mon fils, le docteur” ou “mon fils,
l’avocat”. Aux États-Unis et dans beaucoup d’autres pays, les avocats
et les juges juifs semblent être en majorité.
Cette rencontre a un objectif clair : convaincre les Nations unies de supprimer l’UNWRA, l’agence des Nations Unies chargée des réfugiés palestiniens. Elle a été créée après la guerre de 1948, au cours de laquelle quelques 750.000
Palestiniens se sont enfui ou ont été chassés du territoire qui est
devenu Israël. Leurs descendants, qui sont aussi reconnus comme des
réfugiés, sont maintenant au nombre de quelques six ou sept millions.
L’UNWRA nourrit ces réfugiés, les protège
et assure leur éducation. C’est vrai qu’il s’agit d’une institution
unique, expression de la mauvaise conscience des Nations unies. Il
semble que les réfugiés d’aucun autre pays n’ont une telle
organisation spécifique pour s’occuper d’eux.
Actuellement les Jew-Ju’s (si je peux les désigner ainsi) sont en
train de monter une attaque, pilotée directement par Israël, pour
supprimer complètement cette organisation. Je suppose que
l’objectif est de démanteler les camps de réfugiés palestiniens qui
existent dans plusieurs pays autour d’Israël – Sabra et Chatila
viennent à l’esprit – et de disperser les réfugiés sur l’ensemble de la
Planète, où ils représenteront moins une épine dans le pied du
gouvernement Nétanyahou.
Tout cela au nom
de la justice et de l’égalité. Israéliens et Palestiniens peuvent
“les uns et les autres” mijoter dans leur propre jus. Des jus TRÈS différents, cependant.
Source : Article écrit en hébreu et en anglais, publié sur le site de Gush Shalom le 24 mai 2014 – Traduit de l’anglais « In Their Own Juice » pour l’AFPS : FL/SW
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