Je suis citoyen français, employé subalterne,
j’ai 39 ans et suis père de deux enfants. Au lendemain d’élections qui auront
fait beaucoup de bruit, j’ai le regret de ne pas ressentir la tristesse de
commande. Et j’ai, je crois, de bonnes raisons à opposer aux indignés et aux
dépités que les « heures sombres » affolent.
Commençons par montrer patte
blanche : je ne fais pas partie des électeurs frontistes. Le camp du bien ne
pourra, pour autant, me compter dans ses rangs car je me suis abstenu. J’aggrave
mon cas par ceci : ce fut un véritable choix politique de ma part, étranger
aussi bien à la paresse qu’à la lâcheté, à l’inconscience qu’aux postures du
« tous pourris ». Pour la première fois, en effet, j’ai délibérément boudé un
scrutin qui, sans cela, aurait recueilli de ma part un suffrage blanc, comme
tous les scrutins depuis plusieurs années maintenant. Le vote blanc, toute la
classe politique le sait pouvoir porter rapidement témoignage du premier parti
de France : celui précisément des non-représentés, des gens qui ne se
reconnaissent ni dans la gauche, ni dans la droite, ni dans les ultras des deux
bords.
Or, si la récente « reconnaissance » du vote
blanc semblait le signe d’un début de courage politique, lui refuser toute
légitimité dans le décompte final était un camouflet ne pouvant qu’inviter les
gens sans parti, soit à rejoindre en définitive les rangs du FN, soit à se
résoudre à devoir végéter dans les limbes de l’abstention. Vexé, et par esprit
de vengeance, j’aurais donc pu, moi aussi, me montrer plus susceptible encore et
me complaire dans le fameux « vote sanction ». D’autant plus que cette
reconnaissance à la fois désespérée et stérile du vote blanc masquait très mal
la volonté, par ce biais, d’émousser les résultats de l’extrême droite, annoncés
comme dévastateurs.
Le FN, parlons-en. Je suis né en 1974 et n’ai
connu que la France qui tombe. De manière concomitante, ce parti a fédéré,
prospéré sur l’incurie des uns et les désillusions des autres. Mais quoi qu’on
en pense, il est sidérant de constater combien nos « élites » sont loin de
comprendre un phénomène qu’elles participent par ailleurs à amplifier à chaque
fois qu’elles en parlent avec des trémolos et à grands coups d’anathèmes.
Lorsque l’on est attaché à son pays, que l’on tient la liberté d’expression pour
première valeur démocratique et la justice (la vraie, sans l’épithète hypocrite
à la mode) pour la simple émanation du bon sens, on ne peut qu’être consterné
par la médiocrité dont font preuve à qui mieux mieux journalistes et hommes (ou
femmes, parité oblige) politiques.
Car comment réagissent systématiquement les uns
et les autres à l’annonce d’une victoire de l’extrême droite ? L’attention de la
classe politique se porte alors sur les seuls moyens de barrer la route au FN
quand l’obsession des journalistes est d’avoir l’exclusivité d’une bisbille,
d’une polémique ou d’une déclaration de candidature aux prochaines élections.
Triste et pitoyable constat. Toutes et tous ont profondément ancrés dans les
esprits l’image de la politique spectacle, d’un grand théâtre de marionnettes ou
le choix est laissé aux électeurs entre côté cour et côté jardin. Et lorsque le
FN sort vainqueur, halte au sketch ! entend-on, on ne joue plus, les masques
tombent. Point alors un « Front républicain » qui tient autant de la République
que son ennemi préféré ne tient de la Nation. Ainsi devient-il au moins
manifeste qu’il n’y a que deux partis dans ce pays ; les Français en ayant soupé
de l’un, en toute logique, à tort ou à raison, ils plébiscitent à présent le
second.
Disons quelques mots du projet européen – on en
oublierait presque que c’est de lui qu’il est question au départ. L’Europe tient
debout depuis des décennies grâce à un chantage : on la dit garante de la paix.
Il est bien évident que sans l’amitié franco-allemande accouchée aux forceps
après des années de guerre fratricide, l’Europe n’aurait jamais vu le jour. De
là à prétendre que la paix est un legs, voire un produit de l’Europe, il y a
beaucoup. C’est l’inverse qui est vrai. C’est dans le dégoût de la pire guerre
de l’histoire que le doux commerce s’est immiscé comme jamais et que la
construction européenne s’est élancée. Nulle identité commune à l’horizon
néanmoins, nulle perspective culturelle, politique ou militaire à partager. On
escomptait souder les peuples par la seule ou inaugurale effusion marchande,
faisant à moyen terme d’un continent entier un souk sans âme où les plus nantis
spéculent sur la consommation hébétée des classes moyennes.
Durant les Trente Glorieuses, ces classes
moyennes n’ont rien vu venir et le pouvaient difficilement. Depuis quarante ans,
chaque jour qui passe est un désaveu infligé à la grande cause marchande dont
ils sont devenus les esclaves consentants. Cette cause, aussi bien les libéraux
que les socialistes ou les néo-marxiens la soutiennent ; elle stipule qu’une
identité est ad libitum et que nous devons nous soucier avant tout de
l’ « avoir » et non de l’ « être ». Résultat : c’est un parti dans l’outrance
identitaire qui, par réaction, dame le pion à tous les boutiquiers qui ne
cessent de nous dire, sans rougir, que « sortir de l’Europe, c’est sortir de
l’histoire ». Et si sortir de l’Europe, c’était plutôt sortir de l’historicisme,
de la fuite en avant, du culte de la croissance, du conformisme et des rêves de
fin de l’histoire, fût-ce au prix de quelques années de continence forcée ? En
outre, les Phéniciens ont-ils attendu l’Union européenne pour commercer ? Même
dans le cadre de relations commerciales, il y a de fortes chances qu’il y ait
une vie en dehors de l’Europe. Dans le cas contraire, cette Europe laisserait
clairement paraître ses visées hégémoniques et ses tendances impérialistes,
centralisatrices, uniformisantes.
J’en viens à présent, et pour finir, à l’état de
la politique en France. Je ne fais pas partie de celles et ceux qui conspuent à
longueur de temps nos représentants. À mes yeux, ces derniers sont autant si ce
n’est davantage les jouets avides que les promoteurs avisés du cours des choses.
Je n’attends rien d’eux et surtout pas un homme providentiel que notre époque,
médiocre et revendiquée telle, serait bien incapable de produire. Je sais aussi
pertinemment qu’à l’heure de la foison consumériste, la France n’a plus, à elle
seule, les capacités de concurrencer les États-Unis, la Chine ou la Russie. Qu’à
cela ne tienne : c’est au plan des idées qu’elle a une place à prendre, et non
en tant que donneuse de leçons, comme c’est si souvent le cas, mais en tant
qu’humble exemple à suivre.
Le régime représentatif est en train de mourir à
petit feu, ici comme ailleurs, et avec lui l’idée d’expertise ; j’entends par là
que nos représentants sont tellement mauvais et impuissants que l’on se dit que
n’importe qui ne ferait pas plus mal à leur place, de là que la politique, c’est
bête comme chou. Un gouffre béant s’est ainsi creusé, en France peut-être plus
qu’ailleurs, entre dirigeants déconnectés du réel et masses à l’écoute des
moindres projets de renouveau, avec une préférence marquée pour les plus
démagogiques d’entre eux. Or, en évacuant l’expertise avec la
professionnalisation – délétère quant à elle – le risque est grand de tomber de
Charybde en Scylla. Si la politique doit redevenir ce qu’elle était à ses
origines grecques – une activité d’amateurs – elle ne doit pas pour autant
devenir ce qu’elle n’a jamais été (même à Athènes du temps de sa splendeur), à
savoir la seule activité humaine pour laquelle ne serait requis aucun talent
particulier ni aucun devoir adossé, dans le cas présent, à une finalité
commune.
Cela dit, les « élites » actuelles devront, tôt
ou tard, prendre acte de l’ampleur des changements politiques qui attendent ce
pays, consentir, tout comme leurs administrés frileux, à faire de la politique
autrement (i.e. hors du mercenariat), accepter la mort culturelle et politique
des grands médias qu’auront été la presse écrite et surtout la télévision
(débarrassée des dîners-spectacles les soirs d’élections), et ne plus dauber sur
l’Internet, où foisonnent à la fois le pire et le meilleur, la vanité la plus
sordide et le questionnement sur notre condition politique le plus ancré dans la
réalité, qu’un énoncé de valeurs communes devrait aider à démêler. Le
dépassement du régime représentatif ne doit pas inquiéter et désarmer, sauf à
considérer les travaux de grands penseurs – à commencer par Simone Weil – comme
totalement creux. La France doit profiter de la crise (politique avant d’être
économique), non pas pour marteler « croissance, croissance ! », mais pour
penser la cohérence d’institutions inédites, réellement démocratiques, ne
négligeant ni ses ressources humaines, ni le besoin de compétences, ni
l’horizontalité, ni la verticalité. Des succès dans ce domaine ne seraient pas
seulement exportables, ils seraient pérennes. Tout est donc à faire.
Le résultat électoral ne
restera probablement pas sans effet, et nous sommes rendus à un point tel que le
moindre mouvement est, en soi, une bonne nouvelle. Aucun parti, par définition,
ne peut pour autant porter en son sein de réels espoirs tant le bien commun les
transcendent tous. Sortir de l’Europe mercantile est peut-être un premier pas
vers le changement salutaire. Âgé de dix-huit ans et trois mois le jour du
référendum de Maastricht en 1992, je n’ai à l’époque pas pu voter à cause d’un
embrouillamini administratif dont la France, cette usine à gaz bureaucratique, a
le secret. J’aurais voté non. Je n’ai pas manqué, cependant, en 2005, de
déclarer à l’Europe mon absence de flamme et j’ai constaté, comme tout le monde,
le peu de cas qu’avait suscité mon geste, pourtant majoritaire, en haute sphère
bruxelloise. Aujourd’hui, le divorce entre la France et le consortium chargé de
statuer sur la taille des tomates est consommé.
Contrairement à ce que l’on
essaie de nous faire croire, cela ne signifie pas que la France déclare la
guerre à l’Europe, cela signifie qu’elle veut à nouveau faire passer l’ « être »
(le sien propre comme celui de ses voisins) avant l’ « avoir ». C’est à force de
mépriser l’ « être », vital pour chaque peuple et étranger à l’Europe actuelle,
que nous aurons à nouveau la guerre.
Source : Global Relay Network
Réseau International
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