Daniel Schneidermann
En tenir un. Un seul, une fois.
Un de ces rédacteurs de
la grande machine qui amorcent leurs sujets quotidiens du 20 heures sur
le Proche-Orient par les roquettes menaçant les villes israéliennes.
Qui donnent la parole aux enfants israéliens, aux passants israéliens,
aux mères israéliennes dont les enfants sont menacés. Et poursuivent et
concluent la synthèse quotidienne par quelques plans, filmés de loin,
sur les décombres de Gaza, en livrant mécaniquement le bilan des
victimes palestiniennes, 20, 30, 50. Dans cet ordre (l’acte de guerre du
Hamas précédant systématiquement l’acte de guerre d’Israël). Cet ordre
qui, plus efficacement qu’un éditorial - surtout ne pas prendre parti,
on est neutres, à la télé -, dit au téléspectateur : ce sont les
Palestiniens qui ont commencé, et les Israéliens ne mènent que des
«représailles». Seule nous importe cette chronologie, plus déterminante
dans la hiérarchie que nous édictons que le nombre respectif des
victimes.
En tenir un. Un seul, une fois.
Le regarder
dans les yeux. Lui expliquer gentiment. Surtout, gentiment. Lui
expliquer qu’on n’est pas spécialement pro-Palestinien. Pas davantage
que pro-Israélien. Qu’à la limite, on s’en fiche. Qu’on ne veut même
plus savoir qui a tort ou raison, qui a commencé, qui était là le
premier, on s’est assez tiré les neurones dans tous les sens, on est
fatigué d’essayer de départager. Mais tout de même, qu’on aimerait
simplement comprendre.
Pourquoi le kidnappé israélien
abattu par ses ravisseurs est un «adolescent», et le bombardé
palestinien un «mineur». Pourquoi les Israéliens qui se terrent dans les
abris sont des «personnes», et les Gazaouis bombardés des «victimes
civiles». Pourquoi l’Israélien parle, témoigne, et le Palestinien hurle
toujours, sa colère ou sa douleur.
Pourquoi l’Israélien
se contemple de près, pourquoi on peut voir son intérieur, son jardin,
visiter son abri antiroquettes douillettement décoré du drapeau
israélien, pourquoi on est si près de sa peau, de ses rides, de sa peur.
Alors que le Palestinien n’est qu’un chiffre qui crame sous les
décombres. Qui se confond avec les décombres. Qui n’est plus que
décombres, filmés de loin.
Pire encore : filmés depuis
les hauteurs de la ville israélienne de Sdérot, où des habitants ont
posé un canapé, au milieu des collines, pour contempler aux jumelles les
bombes qui écrasent Gaza. Oui, un canapé. De la part des habitants de
Sdérot, ça se comprend, et l’envoyé spécial de Libération, Nissim Behar, lui aussi grimpé sur le promontoire, leur donnait la parole vendredi : «Nous vivons dans une région où la mentalité droit-de-l’hommiste bêlante n’a pas cours»,
disait l’un, en sirotant ses bières. C’est vrai, on est tout de même
mieux sur un canapé, pour regarder flamber Gaza. Assis par terre dans le
sable, c’est tout de suite moins confortable. Mais que penser des
reporters de télé qui ont choisi le même point de vue, qui se bousculent
derrière le canapé et filment les ruines de Gaza derrière l’épaule des
Israéliens du canapé ? Font-ils la queue pour accéder au canapé ?
Ont-ils des numéros d’ordre ? Font-ils des pools ? Savent-ils bien ce
qu’ils filment ? (Ce n’est pas seulement qu’ils filment «côté
israélien», car l’image est avant tout accablante pour les Néron
israéliens. C’est simplement qu’ils ne savent pas ce qu’ils filment).
En
tenir un. Un jeune, de préférence.
Ce sont généralement des jeunes
qu’on colle aux marronniers comme Gaza, pendant l’été. Un jeune, peu
suspect d’être un copain de BHL ou de Finkielkraut, un jeune qui sorte
de l’école, insoupçonnable d’être aux mains du «lobby sioniste». Un
jeune qui n’ait d’autre raison d’avoir traité le sujet que le hasard des
affectations d’été. Un jeune qui n’ait pas encore eu le temps d’être
formaté.
En tenir un. Lui demander : mais pourquoi
commencez-vous toujours par les roquettes palestiniennes, et pourquoi ne
mentionnez-vous les bombardements israéliens qu’ensuite ? Pourquoi cet
ordre ? Ecouter toutes ses réponses (c’est parce qu’on a des images des
Israéliens sous les roquettes, et pas d’images de Palestiniens sous les
bombes ; c’est parce qu’il est plus facile d’aller tourner en Israël
qu’à Gaza ; c’est parce qu’il nous faut des francophones, et qu’il y a
davantage d’Israéliens que de Palestiniens qui parlent français).
Regarder toutes ces justifications s’autodissoudre les unes après les
autres, pour laisser à nu la seule réponse possible : c’est parce qu’on a
toujours fait comme ça, et on fait comme ça parce que tous nos
confrères sur place vivent à Jérusalem ou à Tel-Aviv, en tout cas pas en
Palestine, et que nous sommes donc culturellement, économiquement,
affectivement, intégrés à la société israélienne, et pas à la société
palestinienne, même si c’est largement à notre insu, comme d’habitude.
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