Il s’agit aujourd’hui
de la pire et potentiellement la plus dangereuse confrontation
américano-russe depuis plusieurs décennies, probablement depuis la crise
des missiles de Cuba de 1962. La guerre civile ukrainienne, précipitée
par le changement illégal du gouvernement de Kiev en février, est déjà
en train de se transformer graduellement en une guerre
par procuration entre les Etats-Unis et la Russie.
Ce que l’on croyait
impensable est en train de devenir imaginable : une réelle guerre entre
l’OTAN, dirigée par les Etats-Unis, et la Russie post-Soviétique. Nous
sommes certainement déjà dans une nouvelle guerre froide, que les
sanctions à sévérité croissante ne pourront qu’aggraver et
institutionnaliser, une guerre potentiellement plus dangereuse que la
précédente, à laquelle le monde a à peine survécu. Et ceci pour
plusieurs raisons :
L’épicentre de la nouvelle guerre froide n’est plus à Berlin mais sur la frontière russe, en Ukraine, qui aux yeux de Moscou est une région absolument essentielle à sa sécurité nationale et même à sa civilisation. Ceci veut dire que le genre d’erreurs de calcul, d’incidents et de provocations dont le monde a été témoin il y a des décennies seront encore plus dangereux cette fois-ci. (L’abattage mystérieux d’un avion de ligne malaisien au-dessus de l’Ukraine en juillet en était un exemple alarmant).
Un risque
encore plus sérieux est que la nouvelle guerre froide pourrait inciter à
l’utilisation d’armes nucléaires d’une manière que la guerre Etats-Unis
– Soviétiques n’incitait pas. J’ai en tête l’argument avancé par
certains stratèges militaires russes que si la Russie était menacée
directement par les forces conventionnelles supérieures de l’OTAN, elle
pourrait recourir à son arsenal bien plus large d’armes tactiques
nucléaires. (L’actuel encerclement effectué par les Etats-Unis / l’OTAN
de la Russie avec des bases militaires, ainsi qu’avec des défenses
anti-missiles terrestres et navales, ne peut qu’augmenter cette
possibilité).
Cependant,
un autre facteur de risque réside dans le fait que dans cette nouvelle
guerre froide, il manque les règles de modération réciproque qui
s’étaientt développées durant les quarante années de la guerre froide,
en particulier après la crise des missiles de Cuba. De fait, de lourdes
suspicions, rancœurs, idées reçues et désinformations à la fois à
Washington et Moscou peuvent rendre cette modération réciproque d’autant
plus difficile. Il en va de même pour l’entreprise de diabolisation
surréaliste du président russe, Vladimir Poutine – un genre de
diffamation personnelle sans précédent, du moins depuis la mort de
Staline. (Henry Kissinger a fait remarquer que la “diabolisation de
Vladimir Poutine n’est pas une politique, c’est l’alibi pour palier son
absence.” Je pense que c’est pire : une abdication de l’analyse
factuelle et de l’élaboration d’une politique rationnelle.)
Enfin,
cette nouvelle guerre froide pourrait être encore plus dangereuse
puisque, à la différence de la précédente, il n’y a aucune véritable
opposition américaine – ni dans l’administration, ni au Congrès, ni dans
les média, les universités et les think tanks, ni ailleurs dans la
société. À cet égard, nous devons comprendre dans quelle situation
difficile nous nous trouvons. Nous, opposants aux politiques américaines qui
ont participé si terriblement à la crise actuelle, sommes peu nombreux,
sans partisans influents et désorganisés. Nous étions une minorité,
mais une minorité substantielle avec des alliés dans les hautes sphères,
même au Congrès et au Département d’État. Nos opinions étaient
sollicitées par les journaux, la télévision et la radio. En plus d’un
soutien populaire, nous avions aussi nos propres organisations de
lobbying à Washington, l’American Commitee on East-West Accord, dont le
Conseil d’Administration incluait des chefs d’entreprise, des hommes
politiques, d’éminents chercheurs et des hommes d’État de la stature
d’un George Kennan.
Nous n’avons rien
de tout cela aujourd’hui. Nous n’avons pas accès à l’administration
Obama, pratiquement aucun au Congrès, qui est un bastion bipartite de la
politique de la guerre froide, très peu aux médias traditionnels.
(Depuis l’agravation de
la crise ukrainienne, qui se souvient d’avoir lu nos points de vue sur
les pages éditoriales ou “dissidentes” du New York Times, du Washington
Post ou du Wall Street Journal, ou de les voir présentés sur MSNBC ou
Fox News, qui diffèrent peu dans leurs émissions asymétriques ?). Nous
avons accès à d’importants médias alternatifs, mais ils ne sont pas
considérés comme faisant autorité, voire indispensables, à l’intérieur
du sérail. De toute ma longue vie, je ne me souviens pas d’un tel échec
du discours démocratique américain dans une telle période de crise.
(Gilbert Doctorow, spécialiste américain de la Russie et dirigeant
expérimenté de multinationale, vivant en Belgique, tente de créer une
version américano-européenne de la Commission sur l’Accord Est-Ouest.)
Pour le reste
de mon temps limité, je vais parler de façon générale de cette
situation désastreuse – presque certainement un tournant fatidique dans
les affaires du monde – selon mes trois capacités propres: en tant que
participant à ce petit débat autorisé des grands médias ; comme
historien académique de longue date de la Russie et des relations
américano-russes ; et comme observateur averti qui croit qu’il y a
encore un moyen de sortir de cette terrible crise.
Stephen F. COHEN : Professeur émérite d’Études et Politiques Russes à l’Université de New-York et à l’Université de Princetown.


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