lundi 3 novembre 2014

Muhammad, où êtes-​​vous ?

Uri Avnery

On dirait une plaisanterie. Mais ce n’en est pas une. 


Il y a environ un mois, à la veille du Nouvel An juif, le bureau des sta­tis­tiques du gou­ver­nement a publié une série d’informations inté­res­santes sur la popu­lation de l’État. C’est conçu comme un cadeau aux citoyens. La popu­lation s’accroit, elle s’enrichit et elle est satisfaite.
L’une des infor­ma­tions est la liste des noms les plus popu­laires donnés l’an passé aux nou­veaux nés, garçons et filles.
Lorsque les sta­tis­ti­ciens ont vu les résultats, ils ont été sidérés. Il apparaît que le nom en tête de liste était Muhammad.
Muhammad ? Le nom le plus populaire de l’État Juif ?
Il y a une expli­cation simple à cela. Les Arabes repré­sentent plus de 20% des citoyens. Les parents arabes aiment à donner à leurs fils le nom du pro­phète, qu’il soit béni. De plus, les citoyens arabes ont beaucoup plus d’enfants que les citoyens juifs. Si un garçon arabe sur deux est pré­nommé Muhammad, cela fait en principe 5%.
Les citoyens juifs ont un choix beaucoup plus large. Il y a des cen­taines de noms pour des garçons et la liste aug­mente conti­nuel­lement, parce que les jeunes parents aiment à inventer de nou­veaux noms juifs. Même si un dixième des parents juifs pré­fèrent le nom de Joseph, le prénom hébreu le plus popu­laire de la liste, cela ne fait que 4%.
Que faut-​​il faire ? Simple : vous omettez juste les noms arabes. Pas de Muhammad.
Quand cela s’est su, beaucoup d’Israéliens ont ri. Comment devient-​​on idiot ?
Mais ce n’est pas une plai­san­terie. Cela prouve que les citoyens arabes sont consi­dérés comme n’ayant pas d’“appartenance” réelle. Soixante six ans après la fon­dation d’Israël, la place des Arabes dans « l’État Juif » demeure pro­blé­ma­tique, c’est le moins que l’on puisse dire.
Mardi dernier, en lisant Haaretz, j’ai constaté que toute une page – la page 4 – était consacrée à des infor­ma­tions sur les rela­tions Juifs-​​Arabes.
Point 1 : Des dizaines de colons juifs ont envahi le quartier arabe de Silwan, près du Mont du Temple, en pleine nuit. Silwan, le Shiloah biblique, est un village arabe qui a été rat­taché à Jéru­salem lors de l’annexion de Jérusalem-​​Est par Israël après la Guerre des Six Jours. Cela fait main­tenant des années qu’une asso­ciation de colons du nom d’Elad tente de judaïser ce quartier en achetant secrè­tement des pro­priétés à des Arabes pauvres, faisant appel pour cela à des traîtres arabes comme hommes de paille. Main­tenant l’association a décidé d’occuper les maisons, en arrivant comme des voleurs la nuit.
(Le pré­sident d’Elad est Élie Wiesel, l’écrivain de l’Holocauste et lauréat du Prix Nobel. Je suis fier de l’avoir détesté dès la pre­mière fois que je l’ai vu, et même d’avoir inventé pour lui un nouveau mot hébreu. Il se traduit en gros par “Holocaustiste”.)
Point 2 : Il a été révélé que l’organisme central de construction des colons, qui est géné­reu­sement sub­ven­tionné par le gou­ver­nement, accorde des dons consi­dé­rables à un groupe appelé “Si Vous en avez la Volonté”, qui s’est fait une spé­cialité de faire la chasse aux ensei­gnants ou confé­ren­ciers de gauche dans les uni­ver­sités et autres lieux.
Le groupe a constitué un système d’informateurs à la façon de la Stasi, et il prétend “pro­mouvoir les valeurs sio­nistes en Israël” – en dénonçant les ensei­gnants et les confé­ren­ciers qui exigent l’égalité pour les Arabes ou des choses de ce genre.
Point 3 : Le Pro­fesseur (émérite) Hillel Weiss, encore assistant à l’université Bar-​​Ilan, a lancé un appel sur Facebook pour un génocide des Pales­ti­niens. “Puisqu’ils ne sont pas un peuple, cela ne consti­tuerait pas un génocide,” affirmait-​​il, “mais sim­plement l’élimination de la racaille.” Il conseillait aux Pales­ti­niens de quitter Eretz Israël (le ter­ri­toire qui s’étend jusqu’au Jourdain) immé­dia­tement, avant que ne se pro­duise l’inévitable génocide.
L‘université Bar Ilan, il faut le rap­peler, est l’Alma Mater de Yigal Amir, l’assassin de Yitzhak Rabin.
Point 4 : Le ministre des Affaires étran­gères, Avigdor Lie­berman, a demandé de mettre “en prison pour de longues années” Hanine Zuabi.
Zuabi, députée à la Knesset d’une petite for­mation natio­na­liste arabe, a le don de faire des décla­ra­tions extrê­mement pro­vo­cantes. Elle a récemment déclaré qu’il n’y a pas de dif­fé­rence entre un com­battant de l’État Isla­mique qui coupe les têtes de per­sonnes une à une et un pilote israélien qui appuie sur un bouton pour tuer quantité de Palestiniens.
Lie­berman a dit à Zuabi de s’en aller vivre à Gaza. Il lui a laissé entendre qu’“en tant que femme céli­ba­taire, s’habillant comme elle s’habille (elle porte des vête­ments modernes)” elle souf­frirait sous le Hamas. Il demandait aussi qu’elle soit déchue de sa citoyenneté israélienne.
Point 5 : Ce point ne concerne pas direc­tement les Arabes, mais traduit le racisme dans ce qu’il a de pire. La Cour Suprême israé­lienne, qui agit comme une cour consti­tu­tion­nelle (bien qu’Israël n’ait pas de consti­tution, mais seulement quelques “lois fon­da­men­tales”), a ordonné au gou­ver­nement de fermer immé­dia­tement une prison “ouverte” construite en plein désert pour des deman­deurs d’asile afri­cains, qui y sont détenus indé­fi­niment sans être jugés, jusqu’à ce qu’ils consentent à quitter Israël “volontairement”.
Le gou­ver­nement a refusé d’obéir à cet ordre, chose sans aucun pré­cédent, et il est main­tenant en train de pré­parer la pro­mul­gation d’une nou­velle loi qui per­met­trait à 61 membres de la Knesset (sur 120) d’annuler les déci­sions de la Cour Suprême.
Israël se targue d’être la Seule Démocratie du Moyen Orient.

Ces élé­ments pris au hasard, et ceux publiés n’importe quel autre jour, jettent un certain doute sur cette affirmation.
Bien sûr, dans sa façon de traiter ses mino­rités natio­nales, Israël n’est pas seul, et il n’est pas le pire. Presque chaque État dans le monde a une ou plu­sieurs mino­rités natio­nales, et presque chaque minorité nationale a de quoi se plaindre. Il suffit de penser aux Kurdes de Syrie, aux rus­so­phones d’Ukraine ou aux Tamouls du Sri Lanka pour situer un peu les choses.
J’ai ten­dance à penser qu’une revue mon­diale impar­tiale de la situation des mino­rités pla­cerait Israël quelque part en position médiane.
Je suppose que la position de toute minorité est unique, déter­minée par l’histoire et les cir­cons­tances locales. C’est cer­tai­nement le cas de la minorité arabe en Israël.
Tout d’abord, comme les abo­ri­gènes d’Australie et les Inuits du Canada, ils étaient là bien avant la majorité actuelle. L’affaire Zuabi-​​Lieberman est un cas exemplaire.
La famille de Hanine Zuabi est en Basse Galilée depuis des siècles, peut-​​être des mil­lé­naires. Après la fon­dation d’Israël, Saif-​​al-​​Din Zuabi avait été membre du parti tra­vailliste sio­niste et assistant speaker de la Knesset. Un autre membre de sa famille, Abd-​​al-​​Rahman Zuabi, fut juge à la Cour Suprême. Abd-​​al-​​Aziz Zuabi, membre de la Knesset du parti sio­niste Mapam (aujourd’hui Meretz) fut Secré­taire d’État.
Le prénom d’origine de Lie­berman était Evet. Il est né à Kishinev en Mol­davie sovié­tique, et sa langue mater­nelle est le yiddish. Bien qu’arrivé en Israël en 1978, il est encore considéré comme “nouvel immi­grant” et il parle l’hébreu avec un accent russe pro­noncé. Des deux, c’est indis­cu­ta­blement Hanine Zuabi qui parle le mieux l’hébreu.
C’est Abd-​​al-​​Aziz qui eut cette formule “ma tra­gédie, c’est que mon pays est en guerre avec mon peuple”.
Voilà la seconde ano­malie : les “Arabes israé­liens” font partie inté­grante du peuple pales­tinien. Presque tous les citoyens arabes israé­liens ont des parents en Cis­jor­danie ou dans la bande de Gaza si ce n’est dans les deux, et aussi dans les camps de réfugiés.
Lorsque des combats ont réel­lement lieu, comme lors de la récente guerre de Gaza, leurs cœurs sont avec l’autre côté, celui de l’“ennemi”. En ce moment, plu­sieurs jeunes citoyens israé­liens arabes com­battent avec l’État Isla­mique, étant passé en Syrie par la Turquie.
Comme la généa­logie de la famille Zuabi le montre, il y a une autre face de la médaille. Les citoyens arabes sont pro­fon­dément insérés dans le tissu d’Israël.
Je me demande souvent ce qui se pas­serait si les désirs aveugles de Lie­berman (et d’autres de son acabit dans le monde) étaient satis­faits et si la minorité quittait le pays. L’histoire nous l’apprend. Lorsque les Huguenots français furent expulsés de France, beaucoup d’entre eux se réfu­gièrent dans l’État prussien naissant. Le Berlin arriéré devint un centre éco­no­mique et la Prusse s’épanouit tandis que la France s’affaiblissait. La même chose s’est pro­duite, et en pire, pour l’Espagne après l’expulsion des juifs et des musulmans. L’Espagne ne fut plus jamais la même, et l’Empire Ottoman, qui accueillit avec joie la plupart d’entre eux, prospéra.
Les citoyens arabes d’Israël ne servent pas dans l’armée. Ils ne veulent pas se battre contre leurs frères pales­ti­niens, et l’armée ne veut pas non plus les former ni leur fournir des armes, à Dieu ne plaise. (Encore qu’en ce moment, l’armée aimerait incor­porer des Arabes chré­tiens, une minorité dans la minorité, de façon à créer une division. Quelques Arabes, pour la plupart Bédouins ou Druzes, servent dans l’armée.)
Mais, à part le service mili­taire, les citoyens arabes rem­plissent tous les devoirs d’un citoyen. Ils paient leurs impôts. Du fait que la TVA et d’autres impôts indi­rects repré­sentent une grande partie des res­sources du gou­ver­nement, ils ne peuvent pas y échapper. Ils accom­plissent beaucoup de tâches.
Et même, les Arabes sont beaucoup plus insérés dans la société israé­lienne que beaucoup d’entre eux ne vou­draient l’admettre. Ils sont médecins, avocats, ingé­nieurs, juges. Lorsque j’ai conduit ma défunte épouse à l’hôpital, il m’a fallu plu­sieurs jours pour réa­liser que le chef du service était un médecin arabe.
Tous les citoyens arabes apprennent l’hébreu et le parlent bien, alors que le service de ren­sei­gnement de notre armée a beaucoup de peine à trouver des Juifs qui parlent l’arabe.
Le revenu des citoyens arabes est en moyenne infé­rieur à celui des citoyens juifs, mais encore beaucoup plus élevé que celui de leurs parents des ter­ri­toires occupés. Les Arabes des sec­teurs occupés de Jéru­salem Est, aux­quels n’a pas été accordée la citoyenneté israé­lienne mais qui sont offi­ciel­lement “rési­dents”, béné­fi­cient cependant de tous les droits du système d’assurance national, et ils sont importants.
En général, la situation des citoyens arabes est très éloignée de ce que nous (et eux, natu­rel­lement) sou­haitons. Nous devons lutter pour une égalité com­plète. Cette lutte doit être per­ma­nente et devrait être menée par les mili­tants des droits humains juifs et arabes, main dans la main.
Pourtant, la triste réalité c’est que cette coopé­ration, qui fut proche et presque intime, s’est faite dis­tante et rare. Les Arabes ont peur d’une “nor­ma­li­sation” qui pourrait donner l’impression d’un soutien à l’occupation. Les Juifs ont peur d’être cata­logués par l’extrême droite comme “amis des Arabes” et traîtres.

Cette situation, bien que natu­relle, doit être dépassée. La gauche israé­lienne n’a aucune chance de reprendre le pouvoir sans une coopé­ration active avec “les Zuabis”, comme le ministre des Finances Yair Lapid a un jour appelé avec mépris l’ensemble des citoyens arabes. Y compris Hanine, bien qu’elle soit une femme, céli­ba­taire et qu’elle s’habille comme elle en a envie.

Et y compris tous les Muhammad laissés de côté.

Source :  Article écrit en hébreu et en anglais, publié sur le site de Gush Shalom le 25 octobre 2014 – Traduit de l’anglais « Muhammad, Where Are You ? » pour l’AFPS : FL/​SW

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