mardi 4 août 2015

Les laquais de Sheldon

Uri Avnery              

AU JAPON dans les bons vieux jours, Benjamin Nétanyahou se serait déjà fait hara-kiri. 
En Angleterre à l’époque, le roi l’aurait envoyé comme gouverneur dans la petite île la plus éloignée de l’Océan Pacifique.
En Israël, sa cote de popularité a toutes les chances de monter.

Parce que dans notre pays, le vieil adage est en train de prendre une nouvelle tournure : Rien ne réussit comme l’échec.
Et quel échec ! Waou !!!
Netanyahou a pratiquement déclaré la guerre au Président des États-Unis, le leader du monde libre, le Protecteur suprême de l’État juif.
Il n’y a pas si longtemps, on aurait pensé cela impossible. Mais rien n’est impossible pour Benjamin Nétanyahou.
Pour quelqu’un débarquant de la planète Mars, voici une courte liste des dépendances d’Israël à l’égard des États-Unis : il en reçoit l’essentiel de ses armements lourds sans avoir à les payer, il peut compter sur eux pour mettre leur véto à toutes les résolutions du Conseil de Sécurité des Nations Unies condamnant les actes et les crimes d’Israël, il en reçoit chaque année des milliards de dollars bien que l’économie israélienne soit florissante.
Il y a un autre avantage que l’on néglige souvent. Comme le monde entier pense que les deux chambres du Congrès des États-Unis sont totalement au service d’Israël, tous les pays paient Israël pour avoir accès au Congrès. Il faut soudoyer le portier pour entrer.
Qu’un Premier ministre israélien engage une querelle avec le Président des États-Unis apparaît comme de la folie pure – ce que c’est.
Pourtant Nétanyahu n’est pas fou, bien que ses actes le donnent à penser. Il n’est même pas imbécile.
Alors, que diable veut-il faire ?
Il y a plusieurs explications possibles qui me viennent à l’esprit.
L’une est de flatter l’opinion publique israélienne. Loin de la création d’un Juif nouveau que promettait le sionisme, c’est le Juif ancien qui domine Israël. Le Juif ancien croit que le monde entier est anti-sémite, et toute nouvelle preuve le comble de satisfaction. Vous ne voyez pas ? Les Goyim n’ont pas changé du tout.
Les cotes de popularité de Nétanyahou sont appelées à croître à chaque nouvelle manifestation d’hostilité de la part de l’étranger. Si les Américains eux-mêmes, eux qui se prétendaient depuis si longtemps les meilleurs amis d’Israël, nous vendent aux Iraniens anti-sémites, il nous faut un dirigeant fort et résolu. Bref – un Nétanyahou.
Une autre explication plausible du comportement de Nétanyahou est peut-être sa réelle conviction qu’aucun sénateur ou représentant des États-Unis n’oserait jamais enfreindre les ordres de l’AIPAC, sachant que cela serait la fin de sa carrière politique. Comme les pires anti-sémites, Nétanyahou pense que les Juifs mènent le monde, ou tout au moins le Congrès des États-Unis.
Une autre explication peut être, paradoxalement, une croyance aveugle à l’intégrité du Président Obama. Nétanyahou pense qu’il peut lui taper sur la tête, lui cracher à la figure, lui botter le cul, et que malgré tout Obama continuera à agir calmement, rationnellement et à maintenir constamment son soutien à Israël, excepté pour la question iranienne. Il continuera à envoyer des armes et des dollars, à opposer son véto aux résolutions du Conseil de Sécurité, à recevoir des appels téléphoniques d’Israël en pleine nuit.
Vous savez bien comment sont ces Américains. Soumis. En particulier les noirs.
Mais il peut y avoir une autre explication qui l’emporte sur toutes les autres.
En s’attaquant au président des États-Unis, à son administration et à son parti, Nétanyahou joue avec notre avenir. Ce qui nous conduit à l’empereur du monde des jeux, le roi de Las Végas, le prince de Macao : Sheldon Adelson.
Adelson ne fait pas mystère de son soutien à Nétanyahou, à l’homme, à la famille et au parti. Il dépense des sommes d’argent considérables pour un quotidien hébreu diffusé gratuitement aux Israéliens, qu’ils le veuillent ou non. C’est aujourd’hui le journal qui a la plus grande diffusion en Israël, et il est consacré à Nétanyahou et à sa femme personnellement . Il n’a pas d’autre objet.
Pourtant Adelson semble n’avoir aucun intérêt réel en Israël. Il ne vit pas ici, même en partie. Alors qu’obtient-il en retour ?
Adelson a acheté Nétanyahou dans un seul but : placer l’un de ses laquais à la Maison Blanche. C’est un objectif qu’aucun autre multi-milliardaire peut même imaginer.
Pour atteindre cet objectif, Adelson a besoin d’utiliser le Parti Républicain comme une échelle. Il lui faut choisir son candidat à la présidence, éliminer Hillary Clinton et gagner les élections. Pour réussir dans toutes ces entreprises, il lui faut mobiliser le pouvoir immense du lobby pro-israélien sur le Congrès des États-Unis et détruire le Président Obama.
La première étape de cette longue marche est de faire échouer l’accord iranien. Nétanyahou n’est qu’un rouage dans ce grand projet. Mais c’est un rouage très important.
Cela ne ressemble-t-il pas à une caricature de Der Stürmer, l’infâme torchon anti-sémite nazi, ou, pire encore, à une page des Protocoles des Sages des Sion, le célèbre faux document anti-sémite ? C’est la présentation anti-sémite classique : l’affreux Juif de la finance cherchant à soumettre le monde.
Pour un Israélien, il y a quelque chose de révoltant dans cette représentation. La vision sioniste était née du rejet total de cette caricature. Les Juifs cesseraient de s’occuper d’actions financières et de prêts à intérêt. Le Juif cultiverait la terre à la sueur de son front, se livrerait au travail manuel de production, rejetterait toutes les formes de spéculation parasites. On considérait cela comme un idéal tellement élevé qu’il justifiait même le déplacement de la population indigène arabe.
Et nous en sommes là, un État obéissant aux ordres d’un magnat international de casino dont l’occupation est peut-être la plus improductive du cosmos. C’est triste.
Y a-t-il une valeureuse opposition à cela en Israël ? Aucune. Littéralement aucune.
De toute ma longue vie en Israël je n’ai jamais rien vu d’aussi proche d’une totale absence d’opposition que ce que nous connaissons actuellement.
Un petit nombre de voix dans Haaretz, quelques déclarations à la frange de l’extrême gauche, et voilà tout.
En dehors de ceux-là (dont Gush Shalom), rien d’autre que des applaudissements tonitruants pour Nétanyahou ou le silence terrible du cimetière.
Le traité est “mauvais”. Pas simplement mauvais, mais “catastrophique”. Pas simplement catastrophique, mais “l’un des désastres les plus terribles de toute l’histoire du peuple juif”. Quelque chose proche d’un “second Holocauste”. (Je n’invente rien.)
Les arguments sans fondement de Nétanyahou sont acceptés comme vérités sacrées, comme les paroles des autres grands prophètes juifs. Personne ne se soucie de poser la question qui s’impose : Pourquoi ?
Le soleil se lève le matin. Les fleuves coulent vers la mer. L’Iran va construire une bombe atomique et la lancer sur nous, même s’il attire ainsi sur lui un désastre historique. Les mollahs sont des nazis. Le traité est un nouvel accord de Munich. Obama est un nouveau Neville Chamberlain, mais noir.
Personne ne se préoccupe d’étayer ces affirmations. Les choses vont de soi. Le jour est le jour et la nuit est la nuit.
J’ai vu, au cours de ma vie, en particulier en temps de guerre, de nombreuses situations d’une opinion publique quasi unanime. Mais de toute ma vie je n’ai jamais connu une telle situation de complète unanimité, de totale absence de doute et de questionnement, comme en ce moment.
Cette situation comporte aussi ses absurdités. Par exemple : le chef suprême iranien doit évidemment affronter ses propres extrémistes qui l’accusent de se vendre au Satan américain. Pour les calmer, il doit prétendre que le traité est une très grande victoire pour la République Islamique, qu’il a mis les États-Unis (et Israël) à genoux. L’énorme machine de propagande de Nétanyahou s’empare de ces citations pour les vendre comme des vérités révélées. Tout le monde sait que les Iraniens mentent toujours, mais cette fois ce qu’ils disent est la réalité.
Yair Lapid, le leader d’un parti “centriste” affaibli, maintenant dans l’opposition (les orthodoxes n’ont pas permis à Nétanyahou de le faire entrer au gouvernement) dénonce le traité comme un désastre historique pour le peuple juif. Cela étant, il demande d’une voix forte : pourquoi Nétanyahou n’est-il pas obligé de démissionner après son échec à prévenir ce désastre ? Cela d’autant plus depuis qu’il y a un leader beaucoup plus capable prêt à prendre la place pour mener le combat, un homme du nom de Yair Lapid.
Il y a vraiment quelque chose de paradoxal dans la situation de Nétanyahou : si le traité est un tel désastre historique, “l’un des pires de l’histoire juive”, pourquoi Netanyahou reste-t-il à son poste ?
Pour faire tomber un Premier ministre, un pays a besoin d’une opposition pour le remplacer. En réalité, c’est la tâche principale de l’opposition.
Pas ici.
Le leader de l’opposition (un titre officiel en Israël) condamne le traité dans des termes aussi violents que Nétanyahou lui-même. Il s’est proposé d’aller aux USA pour participer au combat contre le traité. Son champion, Yair Lapid, le fils d’un nationaliste d’avant-garde, est encore plus extrémiste que lui. Le leader du troisième parti d’opposition est Avigdor Lieberman, en comparaison de qui Nétanyahou est un mollasson de gauche. Il y a, naturellement, un quatrième parti d’opposition – le parti arabe uni – mais quelle est son audience ?
On pourrait supposer que, face à un tel désastre, Israël bouillonnerait de débats sur le traité. Mais comment pourrait-on avoir un débat si tout le monde est d’accord ? Je n’ai pas entendu un seul débat réel à la télévision, ni lu un seul dans les journaux imprimés, ni sur internet. Ici ou là un petit murmure de doute, mais un débat ? Nulle part !

Vraiment, on peut vivre heureux en Israël des jours durant sans entendre la moindre allusion à ce désastre historique. Le prix du fromage blanc suscite davantage d’émotion.
Alors nous allons tranquillement vers le désastre – à moins que l’un des laquais de Sheldon, avec l’aide de Bibi, n’entre à la Maison Blanche.

Aucun commentaire: