Très intéressant entretien de Renaud Girard au Figaro.
Figaro.-
Un accord historique sur le nucléaire iranien a été conclu alors que la
France s'est montrée en retrait. Laurent Fabius s'est rendu mercredi 29
juillet à Téhéran pour tenter de réchauffer les relations
franco-iraniennes. La France a-t-elle été à la hauteur de l'enjeu ?
RG.-
Comme l'a dit l'ancien ambassadeur à Téhéran François Nicoullaud, dans
cette négociation menée avec succès par Obama, les Français n'ont joué
que «les grognards ou les utilités».
L'initiative a été américaine. Laurent Fabius a même tardé à recevoir
l'ambassadeur d'Iran en France. Lors de la conférence de Genève II en
janvier 2014, Fabius avait refusé la participation de l'Iran. C'était
une position stérile! Comme le disait De Gaulle, «il faut prendre les choses comme elles sont, car on ne fait pas de politique autrement que sur les réalités.» L'Iran est évidemment un facteur essentiel dans la résolution de la crise syrienne. Ne pas inviter l'Iran alors que des puissances scandinaves l'étaient, c'était mener une politique non ancrée dans le réel.
François
Hollande a pris sur lui de livrer des armes à la pseudo Armée syrienne
libre - des missiles Milan, des mitrailleuses 12.7 et 14.5 - ; elles se
sont retrouvées au bout d'une semaine aux mains des Katiba islamistes.
C'est l'un des plus gros échecs des missions récentes de la DGSE.
Espérons que ces armes ne se retourneront jamais contre la France.
Figaro.- La France aurait-elle pu davantage exploiter une position de médiateur ?
RG.- Je regrette de manière générale que ce ne soit pas la diplomatie française qui ait réussi ce deal historique,
comme elle avait réussi par le passé à faire la paix entre les
Américains et les Vietnamiens - je fais référence aux accords de Paris
de janvier 1973. J'avais moi-même proposé, dans un éditorial du Figaro du 21 mai 2007, alors que Nicolas Sarkozy et Bernard Kouchner venaient d'arriver aux affaires, que la France jouât le rôle d'honest broker (médiateur
sincère) entre l'Iran et les Etats-Unis. Ces deux pays ne sont pas des
rivaux naturels. Autour de la mer Caspienne, les rivaux naturels sont
plutôt la Russie et l'Iran. Il me semblait qu'une fenêtre d'opportunité
se présentait alors, celle de la politique française classique au
Moyen-Orient, qui se caractérise par une certaine indépendance. Le fait
que Sarkozy et Kouchner entretenaient de fortes relations d'amitié avec
les Etats-Unis était paradoxalement un avantage, car l'Amérique n'aurait
pas mis de bâtons dans les roues à une initiative française.
Le
numéro 3 du régime, Ari Larijani, m'avait reçu le 24 mai 2007 à Téhéran
pour me convaincre qu'une ingénierie était possible afin de ramener la
confiance entre Occidentaux et Iraniens. Je l'avais amené dans le bureau
de Bernard Kouchner fin juin 2007 et il lui avait répété le même message.
Cette ingénierie a été trouvée par l'accord historique du 14 juillet
2015 à Vienne. Un arrangement a été trouvé pour rassurer les Occidentaux
sur la non-militarisation du programme nucléaire iranien. Évidemment,
le Traité de non-prolifération dont l'Iran est signataire autorise les
activités nucléaires civiles. Nous avons perdu huit ans, et c'est
dommage.
Figaro.- Quelles peuvent être les conséquences économiques et politiques pour la France de ce «raté diplomatique» ?
RG.- La
France avait une position exceptionnelle qu'elle n'a pas exploitée. On
peut craindre que la France, dans les futurs gros contrats qui se
noueront en Iran, se fasse dépasser par l'Allemagne, l'Italie ou les
Etats-Unis. La politique anti-iranienne quasi obsessionnelle qu'a menée
Laurent Fabius au début de son mandat a viré à une attitude plus
rationnelle de l'exécutif français - quand Hollande a rencontré Rohani à
l'ONU en 2013. J'approuve la visite de Fabius à Téhéran, même si je la
trouve tardive. Je me réjouis que le président ait invité Rohani à Paris
en novembre prochain.
Figaro.- Peugeot
et Renault se sont respectivement retirés en 2012 et 2013 du marché
iranien, en raison des sanctions américaines. Les Etats-Unis vont-ils
profiter commercialement et économiquement de ce nouveau marché ?
RG.- La
France a tellement peur des Etats-Unis que nous avons accepté que la
BNP paie une amende de 9 milliards de dollars au Trésor américain, alors
que la BNP n'avait violé aucune loi française, mais financé
l'exportation de produits - ni trafic d'êtres humains, armes ou drogue -
en provenance du Soudan, de Cuba ou d'Iran. La justice américaine a
pris prétexte que ces transactions étaient libellées en dollars pour
étendre l'application de la loi américaine et de ses sanctions
commerciales aux relations entre une entreprise française et ces pays.
En 1965, De Gaulle dénonçait «le privilège exorbitant du dollar».
Aujourd'hui on assiste au privilège exorbitant de la justice américaine
qui prétend appliquer sa loi au monde entier. Renault et Peugeot ont
été victimes de pressions américaines, nous les avons hélas acceptées.
Aujourd'hui, les entreprises françaises craignent d'agir par peur de
s'attirer les foudres de la justice américaine. Elles regrettent que
l'UE et ses Etats membres aient été incapables de les protéger le moins
du monde. Après la scandaleuse amende imposée à la BNP, on aurait pu
imaginer que l'Europe infligeât une amende de 15 milliards de dollars à
Goldman Sachs pour avoir aidé le gouvernement grec à truquer ses comptes
publics afin d'entrer dans la zone euro.
Figaro.- Au-delà du cas iranien, peut-on parler de tournant atlantiste de la politique étrangère française ?
RG.- Disons
que Bernard Kouchner comme Laurent Fabius n'ont pas apporté de
véritable succès à la diplomatie française. La crise russo-ukrainienne
serait propice à une médiation de la France, ce qu'a commencé François
Hollande le 6 juin 2014 en Normandie,
et ce qu'il a poursuivi avec les accords de Minsk, tout cela, main dans
la main avec Angela Merkel. La médiation française entre la Russie et
l'Ukraine aurait aujourd'hui plus de poids s’il n'y avait pas eu
l'incompréhensible boycott en France du défilé de la victoire contre le
nazisme du 9 mai 2015 à Moscou, et la ridicule affaire du refus de
livraison des Mistral à la Russie. Le refus de respecter les engagements
commerciaux sur les Mistral n'a rien changé à la balance stratégique
dans cette région - où les Russes sont infiniment plus forts que les
Ukrainiens - mais il a inutilement blessé les dirigeants russes.
Notre
relation avec les États-Unis m'apparaît de plus en plus déséquilibrée.
De Gaulle en son temps avait recadré les choses en affirmant que nous
étions alliés, et non alignés. Mais nous sommes aujourd'hui alignés.
Sarkozy a commis une erreur en faisant revenir la France dans le
commandement intégré de l'OTAN, une organisation militaire dont les
résultats ont été médiocres au Kosovo et en Afghanistan. C'est un signe
de sujétion qui n'était même pas réclamé par les Américains. Cet esprit
de soumission fait que l'on accepte l'espionnage de la NSA. Ce dernier, qui par l'intermédiaire de monstrueuses amendes a mené à la vente d'Alstom à General Electric.
J'espère que nous n'entrons pas dans la négociation sur le TAFTA dans
le même esprit de sujétion. L'équipe de l'UE composée de 28 Etats aux
intérêts divergents entre malheureusement dans ces négociations moins
bien armée que l'équipe américaine.
Figaro.- La guerre en Libye s'est-elle inscrite dans cette même logique néo-conservatrice ?
RG.- Nous
avons détruit le régime de Kadhafi sans prévoir de solution de
remplacement. Il y a trois règles d'or à respecter avant toute opération
extérieure, hormis le respect nécessaire de l'ONU. Premièrement, une
solution de remplacement après avoir destitué un dictateur.
Deuxièmement : pouvons-nous garantir aux populations que nous venons
«protéger» que leur situation sera améliorée après notre intervention ?
Troisièmement, cette intervention ménage-t-elle les intérêts à moyen et
long terme de notre pays.
Par qui Saddam Hussein ou Mouammar Kadhafi
ont-ils été remplacés? En interrogeant aujourd'hui les Libyens, on
perçoit clairement chez eux un regret de l'époque de Kadhafi où la
liberté politique était certes inexistante mais où circulation, sécurité
et éducation étaient assurées. À Bagdad, la population regrette
aujourd'hui Saddam Hussein qui, malgré ses nombreux défauts, maintenait
un pays au fort taux d'alphabétisation. Aujourd'hui à Raqqa, on jette un
homosexuel du haut d'une tour, en Syrie, on décapite les chrétiens. Un
dirigeant ne peut se lancer dans une opération extérieure pour sa propre
gloire ou pour de simples raisons de politique intérieure.
On
n'a pas réfléchi aux intérêts à moyen et long terme de la France
lorsque nous avons commencé cette guerre en Libye. Car l'effondrement du
régime de Kadhafi a provoqué la déstabilisation de tous les pays amis
de la France au Sahel, au point que notre ministre de la Défense,
Jean-Yves Le Drian avait suggéré dans une interview au Figaro qu'il
faudrait engager une deuxième guerre en Libye… pour corriger le chaos
provoqué par la première. Kadhafi avait d'innombrables défauts mais il
avait une qualité précieuse pour nous : il empêchait que son immense
territoire fonctionne comme un appel d'air à l'endroit des candidats à
la migration clandestine originaires d'Afrique sub-saharienne.
Figaro.- Comment
expliquer l'évolution de la diplomatie française en cinquante ans de
l'indépendance d'un De Gaulle à l'alignement des dirigeants actuels ?
RG.- Cette
évolution est due à plusieurs facteurs : une fascination pour la
puissance américaine, un manque de fierté, une façon de baisser les
bras. Jusqu'à récemment, demeuraient certains principes de notre
tradition diplomatique - comme lorsque Chirac a refusé de participer à
la guerre d'Irak, décision soulignée par le discours historique de
Villepin à la tribune de l'ONU. Cette évolution indigne est assez
difficile à expliquer. Elle a été opérée par des gens qui pensent que la
France est trop petite pour exister par elle-même et qu'elle ne vit que
dans un grand bloc occidental dirigé par l'Amérique. Cette
rationalisation du monde est contestable. Je pense au contraire que nous
avons notre mot à dire, notre génie national. Notre alignement ne rend
pas service à l'Occident. De Gaulle était beaucoup plus utile à
l'Occident en portant une parole différente de celle des Etats-Unis, que
ne le sont nos dirigeants atlantistes. Sur la guerre du Vietnam, sur le
conflit israélo-palestinien, sur le dollar, le président français avait
pressenti ce qui se passerait. En janvier 1969, quand Nixon arrive aux
affaires, la première personne à qui il rend visite est le général de
Gaulle, qui avait pourtant abondamment critiqué les Etats-Unis
précédemment. Preuve que cette critique était productive et qu'on
attendait précisément de la France qu'elle critiquât son allié. Qui aime
bien châtie bien. Kissinger, qui avait assisté à l'entretien entre
Nixon et De Gaulle au sujet du conflit israélo-palestinien, m'a rapporté
que Nixon partageait sur ce sujet entièrement les vues du président
français.
Contrairement à ce que l'on pense, l'Occident attend de la
France une analyse droite, autonome, responsable, de la situation
internationale, et pas un comportement de caniche qui se révèle à la fin
contre-productif pour les intérêts de l'Occident et la paix dans monde.
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