Face à l'impossibilité croissante d'une
solution à deux Etats au Proche-Orient, l'écrivain israélien Avraham
Yehoshua prône désormais le cheminement vers un Etat unique.
Avec Amos Oz et David Grossman, il est
une des grandes figures de la littérature israélienne. Né en 1936 dans
une vieille famille séfarade de Jérusalem, francophone car il a étudié à
Paris, Avraham Yehoshua n'a cessé de plaider depuis 1967 en faveur de
la création d'un Etat palestinien aux côtés d'Israël. Mais devant la
nouvelle flambée de violence dans les Territoires occupés, et face à la
colonisation incessante, irréversible, qui mêle inextricablement les
deux populations, juive et arabe, il ne voit plus d'autre solution que
le cheminement, transitoire ou définitif, vers un Etat unique,
binational.
Quel est votre état d'esprit devant cette nouvelle flambée de violence ?
Je suis né en pleine révolte des Arabes dans une Palestine alors sous
mandat britannique. J'étais enfant pendant la guerre de 1948, puis
soldat pendant celle du Sinaï en 1956 et celle des Six-Jours en 1967.
J'ai un fils de 40 ans, père de trois enfants, qui a participé à la
dernière guerre de Gaza. Mais jamais je n'ai ressenti une angoisse et
une douleur comparables à celles que je ressens aujourd'hui. Car
autrefois, l'ennemi — Egypte, Syrie, Jordanie — était beaucoup plus
dangereux, mais il était extérieur et on pouvait le combattre.
Aujourd'hui, l'ennemi est à l'intérieur, un ennemi arabe et un ennemi
juif : pas seulement les Palestiniens des Territoires occupés, mais les
Israéliens qui pensent qu'il faut entrer encore davantage dans ces
territoires, et les occuper pour l'éternité.
On a vu des agressions au couteau commises par des adolescents palestiniens, et parfois des filles. C'est nouveau, non ?
Oui, et ils ne sont affiliés à aucune organisation. Ce sont des
suicides, parce que ces jeunes sont immédiatement tués. C'est terrible
pour leurs victimes, pour eux, pour tout le monde. Et ça ne débouche sur
rien. Sauf si Benyamin Netanyahou, au lieu d'invoquer l'Israël
éternel, décidait de rencontrer Mahmoud Abbas pour tenter de calmer la
situation, et surtout pour tenter une dernière fois d'avancer dans la
solution de deux Etats. Ce qui ne sera bientôt plus possible.
Cela fait déjà des années qu'on dit que ce ne sera bientôt plus possible !
Oui, c'est devenu impossible ! En tout cas impossible d'évacuer les
cinq cent mille colons de Cisjordanie, ce serait la guerre civile. Par
la colonisation, Israël a détruit la solution à deux Etats. Mélanger
deux populations totalement différentes ne pouvait qu'aboutir à une
catastrophe. C'était une terrible erreur.
Une erreur ou une volonté ?
À l'origine d'une erreur, il y a toujours une volonté ! Les Français
en Algérie, les Américains en Irak ont commis des erreurs majeures qui
venaient de quelque chose de profond, le colonialisme, l'impérialisme.
Israël a choisi de mêler deux peuples très différents sur le même
territoire sous la forme d'une occupation. Ce qui se passe en
Cisjordanie, ce n'est pas seulement la construction de maisons, ce sont
des zones interdites, des terres accaparées, des choses dégueulasses.
Dans les Zones B et C, qui ne dépendent pas de l'Autorité palestinienne,
et où les colonies s'étendent, les Palestiniens vivent une occupation
brutale, sans fin, puisque personne ne parle d'une annexion, qui leur
donnerait de facto la citoyenneté israélienne. Personne ne leur propose
ce que Ben Gourion a donné aux cent quarante mille Arabes d'Israël
juste après la guerre de 1948. Ils venaient de se battre contre Israël,
et le Premier ministre leur a dit : vous êtes citoyens. Et les Arabes
israéliens, qui sont une minorité de 1,6 million, sont des citoyens
loyaux d'Israël.
Mais la droite israélienne ne cesse de les accuser de déloyauté, d'être solidaires des Palestiniens...
Bien sûr qu'ils sont solidaires du peuple palestinien, et qu'ils sont
contre l'occupation, mais c'est le cas de Juifs également ! Entre la
guerre du Sinaï et celle des Six-Jours, pendant dix ans, alors qu'Israël
avait le monde arabe contre lui, il n'y a eu aucun problème avec les
Arabes israéliens. Durant ces dix ans, malgré l'hostilité de tous les
pays voisins, Israël n'a eu à déplorer que quarante victimes. Depuis
1967 et l'occupation, les victimes se comptent par milliers ! Quand on a
« libéré », comme on dit, Jérusalem en 1967, on a agrégé à
Jérusalem-Ouest où ne vivaient que des Juifs les milliers de
Palestiniens de Jérusalem-Est. Dans cette capitale « éternelle et
indivisible » d'Israël, il y a aujourd'hui deux cent cinquante mille
Palestiniens qui n'ont pas la citoyenneté israélienne, mais un simple
statut de résident, qu'ils peuvent perdre à tout instant.
Dans le journal Libération, vous venez de publier une tribune
appelant à réfléchir à un Etat binational, alors qu'il y a six mois
vous disiez encore que ce serait une catastrophe. Pourquoi ce revirement
?
J'ai toujours été pour deux Etats, depuis 1967 ! À l'époque, la
majorité israélienne disait : vous êtes fou, il n'existe pas de peuple
palestinien. Je ne dis pas que l'Etat binational est idéal, mais
il n'y a plus d'autre choix ! La solution idéale était bien sûr de créer
deux Etats, mais dois-je m'accrocher à quelque chose qui ne va pas se
réaliser ? Pourquoi ne pas agir étape par étape, avec des cantons, des
régions, un peu comme en Suisse, peut-être arriver à deux Etats mais en
passant par un Etat binational ?
N'est-ce pas une proposition utopique ?
Je suis un vieux monsieur, devrais-je m'abandonner au désespoir
total, sans issue ? J'ai été éduqué par le sionisme, un mouvement
optimiste, même dans les périodes les plus difficiles. Et nous avons
déjà en Israël, avec une minorité arabe de 20 %, une expérience
binationale, réussie malgré les problèmes. Il faut saluer Israël et les
Arabes israéliens, c'est à notre honneur à tous d'avoir créé une
coexistence qui a tenu bon dans les pires moments, depuis soixante-dix
ans.
Les Arabes israéliens ont-ils tous les attributs de la citoyenneté ?
Ils sont citoyens, sont soumis à la loi israélienne, votent, ont des
représentants à la Knesset, certains sont médecins, universitaires,
juges. Le juge qui a condamné notre ancien président Moshe Katsav à sept
ans de prison est arabe. Des consuls, des ambassadeurs d'Israël sont
arabes. Et évidemment des cinéastes, des écrivains, des musiciens.
Officiellement, il ne leur manque pas de droits. Il y a évidemment de la
discrimination, mais les Juifs marocains s'en plaignent aussi.
Les Palestiniens pourraient-ils vouloir d'un Etat binational ?
Ce serait pour eux un soulagement. Ils disent : si on ne peut pas
avoir un petit Etat, nous sommes prêts à être Israéliens. Certes,
certains pensent qu'on doit jeter les Juifs à la mer, il y aura toujours
des gens pour penser que les Juifs doivent disparaître de la terre de
Palestine, ou du monde entier. Mais beaucoup d'Arabes des Territoires
veulent une citoyenneté. La Zone C, qui représente 62 % de la
Cisjordanie, entièrement sous contrôle israélien, où les colonies se
développent, ne compte que cent cinquante mille Palestiniens. On
pourrait commencer par leur donner la citoyenneté israélienne, donc des
droits et la Sécurité sociale.
Votre texte a été publié en Israël ?
Il va être publié dans un supplément de Haaretz. Mais l'Etat
binational n'est pas une idée nouvelle. Beaucoup de gens pensent qu'il
faut y travailler sinon ce sera l'impasse totale. C'est une idée
partagée par des gens de la gauche, de la droite libérale, elle dépasse
les partis, et c'est pour cela qu'elle pourrait aboutir. Bien sûr, elle
comporte des dangers. Mais toutes les solutions en comportent. Si un
Etat palestinien existait déjà depuis une dizaine d'années, cet Etat ne
serait-il pas déjà envahi par les réfugiés syriens et irakiens ? Ils
parviennent à entrer en Europe, comment un Etat palestinien pourrait-il
les arrêter sur les frontières de la Jordanie ?
Les Européens, paralysés par ce qui se passe en Syrie et en Irak, « voient-ils » encore le conflit israélo-palestinien ?
Avant la Syrie, avant l'Irak, les Européens disaient déjà : nous
sommes faibles, impuissants, c'est aux Américains d'arranger les choses.
C'est vraiment une lâcheté déshonorante ! En Syrie et en Irak, ce sont
des guerres civiles, le chaos, dont sont responsables les Américains
avec leur guerre stupide de 2003. Pas les Européens, qui ne peuvent pas
faire grand-chose. En revanche, vous avez une responsabilité historique
et morale envers les Juifs et les Palestiniens. Car il y a eu la Shoah
en Europe, et les Palestiniens ont payé le prix de la création de l'Etat
d'Israël. Vous avez le devoir et le pouvoir d'imposer une solution.
Vous rejoignez le point de vue du président israélien Reuven
Rivlin. De droite, partisan du Grand Israël, il veut accorder tous les
droits civiques et la nationalité israélienne aux Palestiniens...
C'est un grand ami, on a été boy-scouts ensemble, un vrai démocrate.
Je me suis longtemps opposé à lui. Mais il est honnête dans sa
proposition. Il veut donner la citoyenneté à tous les Palestiniens de
Cisjordanie. Pas à ceux de Gaza, car Gaza a été libéré de la présence
israélienne. On a évacué les colonies et les postes militaires, mais le
Hamas a continué ces tirs imbéciles au lieu de faire de Gaza un modèle
de petit Etat palestinien. Tout le monde était prêt à subventionner cet
Etat pour qu'il devienne un nouveau Singapour ! Aujourd'hui, beaucoup
d'Israéliens se disent que si on crée un Etat palestinien en
Cisjordanie, ce sera un Gaza bis.
Reuven Rivlin et vous-même êtes des sabras, nés en Palestine avant
la création d'Israël. Etre depuis de longues générations sur cette
terre vous donne-t-il la capacité d'imaginer...
... de vivre avec les Arabes, oui ! Je suis séfarade, descendant de
six générations à Jérusalem. Rivlin, ashkénaze, c'est sept ou huit
générations. Nos deux pères étaient orientalistes et amis. Son père a
traduit le Coran en Hébreu, mais aussi Les Mille et Une Nuits,
dont il m'avait offert un volume pour ma bar-mitsva ! Nous avons tous
deux le sentiment qu'on peut vivre avec les Arabes. D'ailleurs, dans mes
romans, L'Amant, Monsieur Mani, La Mariée libérée, il y a pas mal de protagonistes arabes à qui je peux m'identifier.
Beaucoup de nouvelles populations en Israël n'ont pas cette proximité avec les Arabes...
Mais 70 % des Israéliens sont nés en Israël. On ne peut pas associer
origine et opinions politiques. Il y a des Juifs russes de gauche et des
Israéliens de cinquième génération de droite. La montée de la religion
aggrave le conflit territorial. C'est un facteur très négatif dans la
quête de la solution.
Ainsi que la peur ?
Evidemment, beaucoup de gens ont peur. Les Arabes israéliens aussi
ont maintenant peur de venir travailler avec les Juifs. Si on abîme
notre relation avec eux, ce sera une catastrophe. Moi, je n'ai pas peur.
Je suis triste, déprimé, peut-être plus que jamais. Toute la gauche se
sent paralysée.
Un Etat binational, vu comme une étape vers deux Etats, permettrait de sortir de cette impasse. On donnerait aux Palestiniens un espoir, on en finirait avec cet apartheid qui ne dit pas son nom, avec ce discours sur le processus de paix qui n'est qu'un discours puisqu'on ne fait rien pour la paix. On en finirait avec le simulacre.
Un Etat binational, vu comme une étape vers deux Etats, permettrait de sortir de cette impasse. On donnerait aux Palestiniens un espoir, on en finirait avec cet apartheid qui ne dit pas son nom, avec ce discours sur le processus de paix qui n'est qu'un discours puisqu'on ne fait rien pour la paix. On en finirait avec le simulacre.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire