Bernard Gensane
Je
n’ai pas connu de près des femmes battues violemment.
La seule qui se
soit confiée à moi dans la durée, et dont je vais relater l’histoire,
n’a pas subi de violences physiques à proprement parler. Avant cela,
deux remarques préliminaires : une femme battue sur dix est un homme,
battu par sa conjointe ou par ses enfants. Par ailleurs, les femmes
battues appartiennent à toutes les classes, à tous les milieux
culturels, et non, comme on le disait rapidement et à voix basse quand
j’étais gosse, à des milieux populaires où le vin coulait d’abondance.
Au
moment où j’écris ces lignes (la mi-août), 90 femmes sont mortes sous
les coups de leur conjoint depuis le 1er janvier. J’ai toujours dit à
mes filles que le premier coup, la première menace de coup, étaient
inexcusables et qu’elles devaient partir, quelles qu’en soient les
conséquences matérielles. Ce départ ne serait pas une défaite ou une
démission mais le moyen de réagir sur des bases à peu près solides.
J’en
viens à mon histoire “banale”. Un couple d’enseignants amis, la petite
quarantaine, une fille d’une dizaine d’années. Vu de l’extérieur,
strictement aucun problème. Dans le lycée où ils enseignent ensemble,
ils sont bien perçus. Elle est plutôt réservée, lui est extraverti et
fait preuve de beaucoup d’humour. Á l’école, la petite n’a pas de
comportement qui pourrait alerter les enseignants.
Un
jour, je dois remettre des documents à mon amie. Je l’appelle en lui
disant que je déposerai une enveloppe dans sa boîte aux lettres. N’en
fais rien, me dit-elle, car “ J’ai déménagé ”. Elle me donne sa nouvelle
adresse et me suggère de passer la voir. Je sonne et je découvre un T2
où elle réside désormais avec sa fille. Le dialogue suivant s’engage :
— Pourquoi as-tu quitté Julien ?
— Il me battait.
— Je n’ai jamais remarqué la moindre trace de coups sur toi.
— En effet, il se contentait de me taper sur le dos de la main ou sur l’avant-bras.
— En quelles occasions ?
— Quand ça lui prenait : j’avais trop salé la soupe, j’avais oublié d’acheter ceci ou cela.
— Il te battait en présence de la petite ?
— Pas systématiquement, mais si elle était là, cela ne lui posait pas de problème.
— Il me battait.
— Je n’ai jamais remarqué la moindre trace de coups sur toi.
— En effet, il se contentait de me taper sur le dos de la main ou sur l’avant-bras.
— En quelles occasions ?
— Quand ça lui prenait : j’avais trop salé la soupe, j’avais oublié d’acheter ceci ou cela.
— Il te battait en présence de la petite ?
— Pas systématiquement, mais si elle était là, cela ne lui posait pas de problème.
Est-ce parce que j’étais sidéré, je fis alors une remarque d’une grande bêtise :
— Une tape sur le dos de la main, ce n’est pas si terrible que cela, non ?
— On
voit bien que tu es un homme. Á chaque fois, j’étais humiliée, niée,
ridiculisée. Cela durait depuis des années. Je me suis enfin résolue à
partir avec ma fille et j’ai engagé une procédure de divorce. Tu peux me
croire : ce n’est pas facile. Devant le juge, il n’a nié aucun fait. Il
m’a demandé pardon, mais c’est trop tard.
Je
luis souhaitai beaucoup de courage. Quand je la revis six mois plus
tard, je m’attendais à ce qu’elle me décrive sa nouvelle existence. En
fait, après plusieurs séances de conciliation avec le juge et les
avocats, dont certaines en présence de leur fille, mes amis avaient
décidé de reprendre la vie commune.
— Tout est rentré dans l’ordre, me dit-elle.
Le
mot “ordre” me glaça. J’avais tort. Vingt ans après, ils sont toujours
ensemble. La gamine a poursuivi des études normales et le mari n’a plus
jamais tapé la main de sa femme.
On
constate que les adultes battants ont souvent été des enfants battus.
Ce n’était pas son cas. Alors pourquoi ces chiquenaudes ? Je ne l’ai
jamais vraiment su.
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