lundi 19 août 2019

Femmes battues : un exemple “banal”


Bernard Gensane


Je n’ai pas connu de près des femmes battues violemment.

La seule qui se soit confiée à moi dans la durée, et dont je vais relater l’histoire, n’a pas subi de violences physiques à proprement parler. Avant cela, deux remarques préliminaires : une femme battue sur dix est un homme, battu par sa conjointe ou par ses enfants. Par ailleurs, les femmes battues appartiennent à toutes les classes, à tous les milieux culturels, et non, comme on le disait rapidement et à voix basse quand j’étais gosse, à des milieux populaires où le vin coulait d’abondance.
Au moment où j’écris ces lignes (la mi-août), 90 femmes sont mortes sous les coups de leur conjoint depuis le 1er janvier. J’ai toujours dit à mes filles que le premier coup, la première menace de coup, étaient inexcusables et qu’elles devaient partir, quelles qu’en soient les conséquences matérielles. Ce départ ne serait pas une défaite ou une démission mais le moyen de réagir sur des bases à peu près solides.
J’en viens à mon histoire “banale”. Un couple d’enseignants amis, la petite quarantaine, une fille d’une dizaine d’années. Vu de l’extérieur, strictement aucun problème. Dans le lycée où ils enseignent ensemble, ils sont bien perçus. Elle est plutôt réservée, lui est extraverti et fait preuve de beaucoup d’humour. Á l’école, la petite  n’a pas de comportement qui pourrait alerter les enseignants.
Un jour, je dois remettre des documents à mon amie. Je l’appelle en lui disant que je déposerai une enveloppe dans sa boîte aux lettres. N’en fais rien, me dit-elle, car “ J’ai déménagé ”. Elle me donne sa nouvelle adresse et me suggère de passer la voir. Je sonne et je découvre un T2 où elle réside désormais avec sa fille. Le dialogue suivant s’engage :

— Pourquoi as-tu quitté Julien ?
— Il me battait.
— Je n’ai jamais remarqué la moindre trace de coups sur toi.
— En effet, il se contentait de me taper sur le dos de la main ou sur l’avant-bras.
— En quelles occasions ?
— Quand ça lui prenait : j’avais trop salé la soupe, j’avais oublié d’acheter ceci ou cela.
— Il te battait en présence de la petite ?
— Pas systématiquement, mais si elle était là, cela ne lui posait pas de problème.

Est-ce parce que j’étais sidéré, je fis alors une remarque d’une grande bêtise :

— Une tape sur le dos de la main, ce n’est pas si terrible que cela, non ?
— On voit bien que tu es un homme. Á chaque fois, j’étais humiliée, niée, ridiculisée. Cela durait depuis des années. Je me suis enfin résolue à partir avec ma fille et j’ai engagé une procédure de divorce. Tu peux me croire : ce n’est pas facile. Devant le juge, il n’a nié aucun fait. Il m’a demandé pardon, mais c’est trop tard.
Je luis souhaitai beaucoup de courage. Quand je la revis six mois plus tard, je m’attendais à ce qu’elle me décrive sa nouvelle existence. En fait, après plusieurs séances de conciliation avec le juge et les avocats, dont certaines en présence de leur fille, mes amis avaient décidé de reprendre la vie commune.

— Tout est rentré dans l’ordre, me dit-elle.

Le mot “ordre” me glaça. J’avais tort. Vingt ans après, ils sont toujours ensemble. La gamine a poursuivi des études normales et le mari n’a plus jamais tapé la main de sa femme.

On constate que les adultes battants ont souvent été des enfants battus. Ce n’était pas son cas. Alors pourquoi ces chiquenaudes ? Je ne l’ai jamais vraiment su.

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