lundi 19 août 2019

La petite souris cachée sous le plaid voit naître la nouvelle Humanité


Marie Wilhem-Labat

On l’a tous fantasmé : être la petite souris sous le plaid, qui écoute en douce ce que ses enfants disent, là-bas, dans le monde, loin de la famille.

Je l’ai vécu ce soir. Il y avait mes fils et leurs amis. J’étais là. Ils ne s’en sont pas rendu compte parce que j’ai réussi à être la petite souris cachée sous le plaid.
Oh, ne comptez pas sur moi pour vous expliquer comment j’ai fait ça ! Je ne le sais pas moi-même. J’étais dehors en train de siroter un tout petit verre de mousseux et ils sont arrivés avec leurs amis. Et ils ne m’ont pas vue. C’est l’avantage, quand tu vieillis et que tu es une femme.
Quand les jeunes arrivent avec toute leur énergie, leurs mains de bâtisseurs à refaire le monde : ils ne te voient pas. Ils s’installent, parlent fort, s’engueulent et tu écoutes, toi, la petite souris cachée sous le plaid et personne ne sait que tu es là.

Vivre ou mourir ?

La conversation était déjà bien entamée. Les bières circulaient, les clins d’œil s’échangeaient. Il y avait déjà des camps. Deux camps pour être précise : le camp de ceux qui pensent que l’Humanité est irrécupérable et va mourir et le camp de ceux qui pensent que non et qu’à 100 ans, 1000 ans, 10 000 ans (ce n’était pas très clair), elle émergera enfin, accouchera d’elle-même.
J’étais cachée sous le plaid, vivante encore, mais déjà passée par pertes et profits, déjà enregistrée comme appartenant à l’Humanité d’avant, celle qui a failli. Et j’écoutais, avec une avidité telle que j’en avais des palpitations.
« C’est foutu ! »
« Nous sommes ce que nous sommes, ainsi faits que nous détruirons tout. Parce que nous sommes incapables d’agir pour autre chose que notre profit personnel, pour notre gloriole personnelle. Ce qui nous fait bouger, c’est la reconnaissance d’autrui. Pourquoi devenir chirurgien cardiaque si on n’en tire pas un peu de gloire, un peu d’argent ? Personne ne fera toutes ces études par pur altruisme ! »
Et le camp d’en face :
« Non ! Si ! N’importe quoi ! Ce qui nous plombe ce sont les valeurs qu’on nous inculque. Pour être reconnu, il faut gagner de l’argent. Mais si demain, on était admiré pour le bien qu’on a fait, alors il y aurait plein de chirurgiens cardiaques ! Il faut juste changer l’école, changer les valeurs qu’on inculque aux enfants. Si on leur inculque la valeur de l’intérêt général, du bien commun, alors tout peut changer ! Tout ! Il suffit de mettre plus bas que terre les valeurs de la richesse, de l’accumulation, de les remplacer par celles du service et de l’altruisme, et le tour est joué ! Tout le monde voudra devenir chirurgien cardiaque, ou éboueur, ou pompier, ou cheminot, ou boulanger ou paysan ! »
« Ah oui, vraiment, tu penses ça ? Et la nature humaine, tu l’occultes ? Nous voulons dominer, écraser l’autre, c’est en nous ! »
« Pas du tout ! » rétorquait-on en face.
« Pas du tout ! Tu crois ça parce que c’est ce qu’on a t’a inculqué ! Tu prends ça comme une vérité ! Mais à toi de te rebiffer et de dire qu’on t’a menti sur la nature humaine ! La vraie nature humaine c’est l’altruisme, le partage, la collaboration ! »

Ils trouveront la réponse parce que leur survie en dépend

Ils ont discuté ainsi tard dans la nuit, ces jeunes gens. J’ai fini par avoir froid, malgré le plaid et j’ai filé discrètement.
Ils ne m’ont pas vue partir, ou ont fait mine de ne pas me voir parce que le monde d’après n’a pas grand intérêt pour le monde d’avant. Parce que, ce monde d’avant l’empêche de bouger, l’asphyxie, le bloque. Parce que c’est bien ce que nous sommes, nous les anciens qui avons tout foutu en l’air : des bloqueurs. Ils m’ont donc laissée partir et ont continué à parler tard dans la nuit de ce qu’ils sont, de ce qu’ils devraient être, avec le désespoir de la génération future qui se sent condamnée et se débat pour survivre.
Et je me suis dit en regagnant mon lit confortable : « Ils sont paumés et ils cherchent une échappatoire au monde détruit que nous leur laissons. » Et je me suis dit aussi :
« Ils trouveront, ils trouveront parce qu’ils se posent des questions essentielles que nous ne nous posions pas à leur âge. Et ils trouveront la réponse. Tout simplement parce que leur survie en dépend. »

Et dans mon demi-sommeil, j’ai vu des chirurgiens cardiaques faire l’amour avec des paysans bichonnant le blé qui fait naître le pain de vie. Et au-dessus du champ de blé, une nuée d’abeilles butinaient les fruits de l’avenir.

Marie Wilhelm-Labat (intertitres : Pierrick Tillet)

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