Marie Wilhem-Labat
On l’a tous fantasmé : être la petite souris sous le plaid, qui
écoute en douce ce que ses enfants disent, là-bas, dans le monde, loin
de la famille.
Je l’ai vécu ce soir. Il y avait mes fils et leurs amis. J’étais là.
Ils ne s’en sont pas rendu compte parce que j’ai réussi à être la petite
souris cachée sous le plaid.
Oh, ne comptez pas sur moi pour vous expliquer comment j’ai fait ça !
Je ne le sais pas moi-même. J’étais dehors en train de siroter un tout
petit verre de mousseux et ils sont arrivés avec leurs amis. Et ils ne
m’ont pas vue. C’est l’avantage, quand tu vieillis et que tu es une
femme.
Quand les jeunes arrivent avec toute leur énergie, leurs mains de
bâtisseurs à refaire le monde : ils ne te voient pas. Ils s’installent,
parlent fort, s’engueulent et tu écoutes, toi, la petite souris cachée
sous le plaid et personne ne sait que tu es là.
Vivre ou mourir ?
La conversation était déjà bien entamée. Les bières circulaient, les
clins d’œil s’échangeaient. Il y avait déjà des camps. Deux camps pour
être précise : le camp de ceux qui pensent que l’Humanité est
irrécupérable et va mourir et le camp de ceux qui pensent que non et
qu’à 100 ans, 1000 ans, 10 000 ans (ce n’était pas très clair), elle
émergera enfin, accouchera d’elle-même.
J’étais cachée sous le plaid, vivante encore, mais déjà passée par
pertes et profits, déjà enregistrée comme appartenant à l’Humanité
d’avant, celle qui a failli. Et j’écoutais, avec une avidité telle que
j’en avais des palpitations.
« C’est foutu ! »
« Nous sommes ce que nous sommes,
ainsi faits que nous détruirons tout. Parce que nous sommes incapables
d’agir pour autre chose que notre profit personnel, pour notre gloriole
personnelle. Ce qui nous fait bouger, c’est la reconnaissance d’autrui.
Pourquoi devenir chirurgien cardiaque si on n’en tire pas un peu de
gloire, un peu d’argent ? Personne ne fera toutes ces études par pur
altruisme ! »
Et le camp d’en face :
« Non ! Si ! N’importe quoi ! Ce qui
nous plombe ce sont les valeurs qu’on nous inculque. Pour être reconnu,
il faut gagner de l’argent. Mais si demain, on était admiré pour le
bien qu’on a fait, alors il y aurait plein de chirurgiens cardiaques !
Il faut juste changer l’école, changer les valeurs qu’on inculque aux
enfants. Si on leur inculque la valeur de l’intérêt général, du bien
commun, alors tout peut changer ! Tout ! Il suffit de mettre plus bas
que terre les valeurs de la richesse, de l’accumulation, de les
remplacer par celles du service et de l’altruisme, et le tour est joué !
Tout le monde voudra devenir chirurgien cardiaque, ou éboueur, ou
pompier, ou cheminot, ou boulanger ou paysan ! »
« Ah oui, vraiment, tu penses ça ? Et
la nature humaine, tu l’occultes ? Nous voulons dominer, écraser
l’autre, c’est en nous ! »
« Pas du tout ! » rétorquait-on en face.
« Pas du tout ! Tu crois ça parce que
c’est ce qu’on a t’a inculqué ! Tu prends ça comme une vérité ! Mais à
toi de te rebiffer et de dire qu’on t’a menti sur la nature humaine ! La
vraie nature humaine c’est l’altruisme, le partage, la collaboration ! »
Ils trouveront la réponse parce que leur survie en dépend
Ils ont discuté ainsi tard dans la nuit, ces jeunes gens. J’ai fini par avoir froid, malgré le plaid et j’ai filé discrètement.
Ils ne m’ont pas vue partir, ou ont fait mine de ne pas me voir parce
que le monde d’après n’a pas grand intérêt pour le monde d’avant. Parce
que, ce monde d’avant l’empêche de bouger, l’asphyxie, le bloque. Parce
que c’est bien ce que nous sommes, nous les anciens qui avons tout
foutu en l’air : des bloqueurs. Ils m’ont donc laissée partir et ont
continué à parler tard dans la nuit de ce qu’ils sont, de ce qu’ils
devraient être, avec le désespoir de la génération future qui se sent
condamnée et se débat pour survivre.
Et je me suis dit en regagnant mon lit confortable : « Ils sont paumés et ils cherchent une échappatoire au monde détruit que nous leur laissons. » Et je me suis dit aussi :
« Ils trouveront, ils trouveront
parce qu’ils se posent des questions essentielles que nous ne nous
posions pas à leur âge. Et ils trouveront la réponse. Tout simplement
parce que leur survie en dépend. »
Et dans mon demi-sommeil, j’ai vu des chirurgiens cardiaques faire
l’amour avec des paysans bichonnant le blé qui fait naître le pain de
vie. Et au-dessus du champ de blé, une nuée d’abeilles butinaient les
fruits de l’avenir.
Marie Wilhelm-Labat (intertitres : Pierrick Tillet)
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