Denis Sieffert
Derrière l’apparence d’une défense intransigeante du patrimoine
national, il y a un calcul politique qui s’est exprimé également par
l’incitation à « travailler et produire davantage ».
L’entourage
macronien a fait ses comptes : c’est la droite qu’il faut piller
idéologiquement pour rejouer en 2022 le match contre Marine Le Pen.
Dans son allocution de dimanche, Emmanuel Macron a accompli un acte
considérable : il a proclamé la fin de l’histoire. Non pas celle de
l’essayiste Fukuyama, qui avait cru comprendre que la chute du mur de
Berlin marquait le triomphe définitif du modèle capitaliste occidental,
mais une autre, à la mesure de notre orgueil national. « La République, a-t-il affirmé, n’effacera
aucune trace ni aucun nom de son histoire, elle n’oubliera aucune de
ses œuvres. Elle ne déboulonnera pas de statue. » Éric Zemmour peut
donc dormir tranquille ! Le maréchal Bugeaud demeurera donc l’illustre «
pacificateur » de l’Algérie, et le général Mangin, l’admirable
inventeur du « feu roulant » sur les cadavres du Chemin des Dames. Ils
sont là pour l’éternité, ne laissant aucune « place » pour des gloires
présentes et futures. Peut-être parce que dans l’esprit présidentiel,
seule « la guerre est jolie ». De quoi faire s’étrangler les historiens
qui savent combien le regard que l’on porte sur le passé est changeant.
Car, comme le disait fort bien Marc Bloch, l’histoire n’est pas « la
science du passé ». Elle nous parle toujours autant de nous que du temps
jadis. Et, d’une certaine façon, Emmanuel Macron le montre. Sa vision
d’une France éternelle, froide comme une statue, ne correspond ni à la
réalité historique ni, probablement, à des convictions personnelles très
changeantes. En vérité, son discours ne fait que répondre à une
politique de circonstance. La colère des policiers lui fait peur. Plus
sans doute que celle des antiracistes qui manifestaient encore si
nombreux, samedi, un peu partout en France, et pour lesquels il n’a pas
eu un mot.
Comme dirait le préfet Lallement, l’homme qui porte
si bien l’uniforme, il faut choisir son « camp ». Et au lieu de
prononcer des mots d’apaisement dans un pays fracturé, Emmanuel Macron a
choisi le sien. Celui de la police, dont un pouvoir incertain a si
grand besoin.
Il a corrigé le faux pas de son ministre de l’Intérieur qui avait,
une semaine auparavant, voulu interdire les techniques d’interpellation
par étranglement, avant de piteusement rétropédaler. Mais pour se
rabibocher avec la police, Macron a pris le risque de blesser encore un
peu plus une jeunesse antiraciste dont il a tenté de dévoyer le message.
Car enfin, qu’est-ce que le « communautarisme » et le « séparatisme »
sont venus faire dans son discours ? Les antiracistes qui étaient dans
la rue veulent seulement que l’on rende justice à Adama Traoré, mort
asphyxié sous le poids de trois gendarmes. Ils ne veulent plus de
violences policières, de contrôles au faciès. Ils ne veulent plus de
discriminations. En leur prêtant, hors de propos, des desseins «
séparatistes », Macron a puisé dans le vocabulaire de la droite.
Derrière l’apparence d’une défense intransigeante du patrimoine
national, il y a un calcul politique qui s’est exprimé également par
l’incitation à « travailler et produire davantage ».
L’entourage macronien a fait ses comptes : c’est la droite qu’il faut
piller idéologiquement pour rejouer en 2022 le match contre Marine Le
Pen. Le pillage s’organise donc tous azimuts, aussi bien sur le plan
économique que culturel et sociétal. Spécialiste des discours
d’opportunité, Macron redira un jour, comme lors de son voyage en
Algérie, en 2017, que le colonialisme est un « crime contre l’humanité ».
En attendant, s’il n’est évidemment pas possible de
repeindre nos villes aux couleurs pures de l’anticolonialisme et de
l’antiracisme, des gestes symboliques pourraient au moins être faits.
Rappelons au Président qu’une statue, un nom de rue, ce n’est pas
l’histoire. C’est le reflet d’un courant de pensée dominant, bien plus
souvent que le fruit d’un consensus. C’est un récit subjectif et
partisan. Honorer un personnage qui encourageait ses hommes à « brûler les récoltes » et à « exterminer » les Arabes, est-ce bien raisonnable dans la France du XXIe
siècle, si ça le fut jamais ? On m’objectera que Bugeaud, qui massacra
sous Louis-Philippe, est un cas extrême, un peu facile pour la cause
défendue ici. Il n’en est pas moins « indéboulonnable ». Alors que dire
de ces grands républicains de la Troisième République au double visage ?
Que dire de Paul Bert, dont le nom s’inscrit au fronton de tant de
collèges, et qui n’a pas seulement été l’artisan d’une école gratuite et
laïque, mais fut aussi l’apologiste ultra-raciste de la colonisation ?
Le rappeler, ce n’est pas effacer l’histoire, c’est au contraire
approcher une vérité complexe moins glorieuse que le prétend la mystique
républicaine. C’est peut-être aussi – chose plus délicate –reconnaître
la corrélation entre la République et le colonialisme. Quand
l’universalisme prétendait imposer notre civilisation par le fer et le
feu. Dimanche, Emmanuel Macron a voulu parler à la droite la plus
obtuse, celle qui ne veut connaître qu’un seul récit. Ce qui est une
autre forme de ségrégation.
Si Emmanuel Macron n’avait pas verrouillé notre histoire, nous
aurions sans doute été nombreux à lui proposer un beau nom de rue, du
côté de Belleville ou de Ménilmontant. Celui de Maurice Rajsfus, qui
vient de nous quitter.
Ce rescapé de la rafle du Vel d’Hiv a consacré toute sa vie à
dénoncer les violences policières. Il aurait été dans la rue samedi.
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