mercredi 5 juin 2024

Escalade dangereuse : l’OTAN autorise l’Ukraine à frapper le territoire russe avec ses armes

Philippe Alcoy

Les difficultés de l’armée ukrainienne sur le terrain ont poussé les puissances impérialistes à franchir un cap et à autoriser Kiev de frapper la Russie sur son territoire. Une décision qui implique d’énormes dangers pour tout le continent.

Mercredi dernier Emmanuel Macron avait exprimé son intention d’autoriser l’utilisation d’armes françaises de la part de l’Ukraine pour frapper des sites militaires russes directement impliqués dans l’offensive contre Kharkiv en cours. Ces déclarations avaient été, sans surprise, bien reçues par les partisans d’une ligne plus belliqueuse contre la Russie. Cependant, il manquait un facteur déterminant pour marquer le tournant : le feu vert des Etats-Unis, principal soutien militaire, logistique, financier et politique de l’Ukraine. Or, selon des informations publiées dès le lendemain par Politico, Joe Biden avait déjà décidé d’autoriser l’utilisation d’armes étatsuniennes pour attaquer la Russie sur son propre territoire. Après Les Etats-Unis, l’Allemagne a fait de même, confirmant son suivisme subordonné à l’égard de Washington au moment de prendre des décisions difficiles concernant la guerre en Ukraine.

L’autorisation de l’utilisation des armes de l’OTAN pour frapper la Russie sur son territoire n’a pas été la seule bonne nouvelle pour l’Ukraine. La semaine dernière Washington a également proposé un accord bilatéral entre les deux pays à Kiev. Celui-ci, selon le Financial Times, « serait le plus important d’une série d’accords que l’Ukraine a conclu avec les pays de l’OTAN et qui prévoient des engagements de soutien à long terme, notamment en matière de formation militaire, d’échange de renseignements et d’assistance économique ». Cet accord bilatéral pourrait être signé en marge du prochain sommet du G7 en Italie.

Cependant, l’utilisation des armes étatsuniennes pour frapper la Russie est limitée et conditionnée. Toujours selon Politico, « l’Ukraine peut désormais utiliser des armes fournies par les États-Unis, telles que des roquettes et des lance-roquettes, pour abattre des missiles russes lancés en direction de Kharkiv, sur des troupes massées juste au-delà de la frontière russe, près de la ville, ou sur des bombardiers russes lançant des bombes en direction du territoire ukrainien. [Toutefois] l’Ukraine ne [peut] pas utiliser ces armes pour frapper des infrastructures civiles ou lancer des missiles à longue portée, tels que le système de missiles tactiques de l’armée, pour frapper des cibles militaires à l’intérieur de la Russie ».

Difficultés de l’armée ukrainienne

Malgré ces limitations, la décision marque un tournant important dans la politique de l’OTAN dans cette guerre. Au début de la guerre, une telle autorisation était considérée comme un danger et un risque d’escalade majeurs par Biden lui-même, comme beaucoup d’analystes n’ont pas manqué de le signaler. Mais certains facteurs ont changé et expliquent ce changement très risqué.

Le premier est sans doute lié aux revers sur le terrain que l’armée ukrainienne est en train de subir depuis plusieurs mois déjà. Le danger d’une déroute ukrainienne face à la Russie pousse ses alliés impérialistes à faire des paris risqués. En ce sens, le journaliste du Financial Times, Gideon Rachman, affirme que « cette dernière décision des pays de l’OTAN reflète un mélange de confiance et de nervosité. Du côté positif, les États-Unis et leurs alliés européens sont aujourd’hui moins préoccupés par la menace d’une nucléarisation de la Russie qu’ils ne l’étaient il y a 18 mois. Du côté négatif, ils sont également de plus en plus inquiets de la situation sur le champ de bataille. La nouvelle volonté de permettre à l’Ukraine de riposter aux positions d’artillerie et aux bases de missiles ennemies - même si elles se trouvent à l’intérieur de la Russie elle-même - reflète la crainte que l’Ukraine ne perde progressivement la guerre. En conséquence, les bailleurs de fonds occidentaux de Kiev se sentent obligés de tolérer un niveau de risque plus élevé pour maintenir l’Ukraine dans le combat ».

À cette situation il faut ajouter également des relations très tendues entre Washington et Kiev ces derniers mois. Selon un dirigeant ukrainien parlant sous couvert d’anonymat avec le Financial Times, le président Zelensky serait dans une situation critique et craindrait que Joe Biden cherche à mettre fin à la guerre et ouvre des négociations avec Poutine avant les élections de novembre aux Etats-Unis. Une autre source de tensions est le sommet pour la paix organisée par l’Ukraine en juin en Suisse (dont la Russie est exclue), auquel ni Biden ni Xi Jinping ne participeraient.

Ainsi, à Washington on espère que la décision de Biden de permettre l’utilisation des armes étatsuniennes pour frapper la Russie apaise les relations. La réaction de Zelensky en apprenant la nouvelle vendredi dernier a été assez mesurée. Pour cause, certains analystes craignent que cette décision n’arrive trop tard et que les conséquences sur le terrain trop limitées : « Vendredi, M. Yaroslavsky [commandant d’un bataillon de reconnaissance de la 57e brigade ukrainienne] ne savait pas encore jusqu’où il pourrait frapper en Russie. Si la portée est seulement suffisante pour frapper des groupes d’infanterie, « ce n’est rien », a-t-il déclaré. Le fait de ne pas pouvoir frapper plus profondément les lanceurs S-300 - un système de missiles de défense aérienne russe qui a été reconfiguré pour des frappes sur des cibles terrestres - et les aérodromes pour les avions qui transportent des bombes à longue portée, a-t-il dit, « ne changera pas radicalement la situation » », écrit le Washington Post.

Dangereuse escalade

« Si vous avez le droit de légitime défense, il n’y a pas de frontières géographiques », a déclaré le ministre des Affaires étrangères néerlandais. Le secrétaire général de l’OTAN, Jens Stoltenberg, a abondé en ce sens : « l’Ukraine doit être en mesure de défendre son territoire, y compris, bien sûr, en frappant l’artillerie et les missiles qui sont lancés contre elle depuis l’intérieur de la Russie ». Cependant il avertit qu’il espère que l’Ukraine en fera un usage « responsable ».

En effet, alors que beaucoup d’analystes bourgeois pointent plutôt les limites de la décision des dirigeants des Etats de l’OTAN, expliquant que cette mesure arriverait « trop tard » et qu’elle n’est pas suffisante, d’autres mettent plutôt en garde face à la dangereuse escalade que cette situation signifie. C’est le cas notamment de l’ex correspondant étranger et analyste espagnol Rafael Poch. Celui-ci indique que la décision de l’OTAN intervient quelques jours après des frappes de drones ukrainiens contre deux radars antinucléaires russes. Poch affirme que « ces deux installations font partie du système russe d’alerte précoce aux missiles nucléaires. Leur fonction est d’identifier le vol de missiles intercontinentaux américains en direction de la Russie. Aucun de ces radars n’est concerné par le conflit en Ukraine. En revanche, ces systèmes sont très importants en cas de guerre nucléaire, car les détruire revient à aveugler la surveillance stratégique de la Russie. En d’autres termes, ils sont sans rapport avec le conflit actuel, mais cruciaux du point de vue de la sécurité stratégique mondiale ». Plus loin il cite l’expert en sécurité suisse Léo Ensel, pour qui attaquer ces radars avec des drones est « difficilement imaginable sans consultation et peut-être sans instructions des principaux alliés de l’Ukraine ».

Pour Poch, quelles que soient les limitates imposées à l’Ukraine par ses alliés occidentaux, cette décision est en train de mener le monde vers un conflit de grande envergure. Poch, qui a longuement travaillé en Russie, prévient qu’on ne peut pas exclure une réponse russe directement contre un pays de l’OTAN. Ainsi, « parmi les autres scénarios de riposte évoqués par les experts dans les débats télévisés russes, avec plus d’inquiétude que de vantardise, figurent une attaque russe contre le centre logistique de l’OTAN à Rzezów, en Pologne, où sont concentrés les missiles destinés à attaquer la Russie et à être distribués à l’Ukraine, ou la destruction des drones américains qui guident ces armes depuis la mer Noire, ce que le général à la retraite Evgeny Buzhinsky, l’un des principaux commentateurs militaires russes, a mentionné à plusieurs reprises à la télévision au cours des derniers mois ce scénario comme étant une hypothèse ».

Evidemment, ici nous citons certaines hypothèses de réponse, dont l’utilisation d’armes nucléaires tactiques ne peut pas être exclue. Les puissances impérialistes et leur establishment sont bien conscients de ce risque. Cependant, les dirigeants occidentaux savent qu’ils ne peuvent pas se permettre de perdre cette véritable « guerre par procuration » qu’ils sont en train de mener en Ukraine, en manipulant la question de l’auto-détermination ukrainienne et sur le dos de la population ukrainienne, en premier lieu, mais russe aussi.

Nous ne pouvons cependant pas écarter que les puissances impérialistes cherchent à renforcer les positions de l’Ukraine mais en même temps à pousser Kiev à négocier, au prix de certaines concessions, avant que sa position sur le terrain ne soit trop dégradée. Zelensky semble s’opposer à cette perspective pour le moment, mais sa situation sur le terrain, la situation de démoralisation et d’épuisement de ses troupes (ajoutée aux difficultés de recrutement) sont des pressions qui pèsent lourd sur le gouvernement ukrainien.

Mais si nous ne pouvons pas écarter une tentative de négociation de la part des impérialistes, nous ne pouvons pas non plus exclure la possibilité d’autres pas vers l’escalade. Cela pourrait se traduire par l’autorisation avec moins de restrictions pour que l’Ukraine utilise des armes occidentales pour frapper le territoire russe, voire carrément l’envoi de troupes de l’OTAN sous différentes formes comme Macron l’a déjà annoncé.

Nous l’avons dit dès le début de cette guerre réactionnaire : les travailleurs et les classes populaires en Ukraine, mais aussi en Russie, sont prisonniers de deux camps réactionnaires, la Russie de Poutine d’une coté et Zelensky/OTAN de l’autre. Aujourd’hui le futur des exploités et des opprimés des deux pays semble plus que compromis, piégé dans une situation profondément réactionnaire. Le surgissement d’un camp prolétarien, indépendant de toutes les fractions bourgeoises ukrainiennes ou russes et des puissances impérialistes, aurait sans doute permis d’offrir d’autres perspectives pour la classe ouvrière. Mais les forces du mouvement ouvrier sont très affaiblies et désorientées, et en même temps le mouvement ouvrier dans les pays impérialistes a été incapable de défendre une telle alternative d’indépendance de classe face à l’agression de Poutine et aux manipulations guerrières de l’OTAN. 

Cependant, cette orientation reste déterminante pour épargner encore plus de souffrances aux peuples ukrainien, russe et plus en général aux travailleurs de tout le continent aujourd’hui menacés par l’aventurisme guerrier des bourgeoisies impérialistes.

Révolution Permanente

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